Green et les grands diaristes : sphères publique et intime dans les journaux personnels au long cours (Nancy)
Colloque « Green et les grands diaristes » :
Sphères publique et intime dans les journaux personnels au long cours
Université de Lorraine, site de Nancy
16 et 17 octobre 2024
Comme le souligne Philippe Lejeune [1], c’est au XIXe siècle que le journal, jusque-là réservé à la sphère privée ou familiale, gagne le statut d’œuvre digne de publication : les premiers journaux publiés, comme ceux d’Eugénie de Guérin (1855), amènent cette pratique d’écriture à sortir de la sphère du for privé, ou encore de l’intime, comme pour se constituer peu à peu en un possible genre littéraire. Écrivains et artistes, sensibles au devenir, anthume ou posthume, de leurs écrits privés, en infléchissent en conséquence parfois l’écriture de sorte à transformer la consignation quotidienne de leur vie en œuvre.
Le monument que constituent les 19 000 pages du journal d’Henri Frédéric Amiel, tenu de 1838 à 1881, est un jalon essentiel dans la réception de ce genre : d’abord publié sous forme d’extraits dès 1883 par Edmond Scherer, le texte impressionna vivement certains de ses lecteurs contemporains, comme Tolstoï. Toujours selon Philippe Lejeune, c’est la publication du journal des Goncourt (1887), du vivant des auteurs, qui marque un autre tournant, déchaînant au passage les passions : peut-on ainsi envisager de livrer les ressorts de sa vie personnelle, de ses pensées, au public [2] ? Le sous-titre de l’œuvre, Mémoires de la vie littéraire, trahit cependant l’ambiguïté de la démarche des deux frères : qualifiant dans la préface tour à tour leur journal de « confession de chaque soir » puis d’« autobiographie, au jour le jour » [3], ils affichent une ambition mémorialiste qui fait plutôt de cet écrit un réceptacle de la vie littéraire et de la sociabilité parisienne. En se plaçant à la croisée de l’écrit personnel et de la démarche mémorialiste, et en entreprenant la publication – terme qui étymologiquement renvoie au geste de rendre public – de l’œuvre, le journal des Goncourt s’est inscrit dans ce que l’époque contemporaine, sous l’impulsion d’Albert Thibaudet, puis, ultérieurement, de Michel Tournier, appellerait l’extime [4], : à savoir un journal « non personnel exclusivement tourné vers le dehors [5] ».
Par ailleurs, le journal personnel, qui est une œuvre, mais aussi une pratique, à partir du moment où il reflète la situation de l’individu dans une société et un temps donné, se trouve toujours, à des degrés divers, en prise avec l’histoire, l’histoire sociale, la religion, la sexualité, la psychologie [6]. Le journal de Julien Green est emblématique de cet équilibre entre sphère publique et sphère privée, affichage d’un moi social et d’un for intérieur parfois en dissensus. De plus, il témoigne du fait que le processus d’édition et de traduction traduit des conflits forts entre les contenus et la norme sociale : le journal peut avoir un parfum de soufre, comme quand il dévoile les ressorts de la vie sexuelle, chez Gide, Nin ou Guibert, ou au contraire devenir un objet de censure, voire d’autocensure [7], – d’où la production de véritables dénaturations éditoriales, comme la version du journal de Marie Bashkirtseff revue et corrigée ad usum delphini (édition de 1887)[8].
Ce colloque souhaiterait donc s’appuyer sur le journal de Green, qui exemplifie de manière particulièrement remarquable certaines problématiques propres aux journaux, pour explorer plus largement le cas de « journaux-monstres », selon la formule de Philippe Lejeune. Nous nous concentrerons sur des textes francophones ou anglophones, tenus préférentiellement au XXe siècle, que l’on pourrait aussi qualifier de « journaux au long cours » : à savoir des journaux tenus sur une période importante de la vie, voire tout au long de celle-ci – dût cette existence être abrégée par l’accident ou la maladie –, avec une véritable régularité, et qu’ils soient destinés ou non à la publication. Le nombre d’entrées et la fréquence avec lequel ces journaux sont tenus les rendent plus susceptibles que d’autres de revêtir des fonctions plurielles dans la vie du ou de la diariste qu’ils auront accompagné(e) durant des décennies : lieu de la confession, des questionnements moraux, personnels, spirituels, creuset de l’intime ; mais aussi reflet de l’actualité, des mutations sociales, des choix politiques, et ultimement, du travail créatif.
Quatre axes pourraient constituer pistes d’exploration privilégiées.
1) Articulation entre sphère publique et sphère privée
Le journal, dans sa plasticité, connaît divers degrés d’inscription dans le registre de l’intime : de l’épanchement sexuel, amoureux ou religieux (Gide, Queneau, Green) à une optique quasi mémorialiste, qui laisserait de côté presque tous les aspects privés de la vie, comme c’est le cas chez Maurice Garçon. Cet équilibre entre intime et extime, sphère publique et privée – que les liens entre les deux soient apaisés ou conflictuels, individu et Histoire, vie intérieure et norme sociale mérite d’être questionné, notamment lorsqu’un travail préalable à la publication a eu lieu. Pour ce faire, la génétique sera un outil privilégié (mais non exclusif), en ce qu’elle permet d’explorer les variantes, les coupes, les mécanismes de censure ou d’autocensure, que celle-ci soit auctoriale ou éditoriale.
Les premières approches de la critique génétique menées par Gustave Rudler à propos de Green nous invitent ainsi à tenter de saisir « le mécanisme mental » de l’auteur, d’en déterminer « les lois », celles qui le guident dans son travail d’« endogénèse[9] », au moment de recopier son journal pour publication. Intuitivement, nous croyons que Green cherche à éviter un double « scandale » dans son journal anthume par le retrait ou la condensation des expériences mystiques et homosexuelles. La distance temporelle entre l’écriture du Journal et la publication des premiers tomes place Green à la fois dans une posture de scripteur et de lecteur. Le lecteur en lui étant plus sensible au scandale, Green optera pour l’évocation, l’inachèvement. Nous pouvons nous demander en quoi ces variantes se conforment, ou non, aux conceptions greeniennes du privé et du public, et à celles de son époque.
2) La lisibilité d’un journal monstre
Les journaux au long cours, compte tenu de leur taille, représentent un véritable défi à la publication. Outre les coûts économiques se pose la question du public destinataire : l’auteur est-il suffisamment connu pour que le lectorat soit prêt à s’engager dans la lecture de milliers de pages ? Compte tenu du caractère souvent répétitif ou obsessionnel des journaux, la publication in extenso est-elle la meilleure manière de faire connaître et de valoriser le texte ? La qualité stylistique permet-elle au journal de faire œuvre indépendamment de sa taille imposante ? Et comment appareiller ces éditions, sachant qu’elles posent des problèmes philologiques, juridiques et éthiques ? Il a ainsi fallu attendre 1994 pour que le journal d’Amiel soit intégralement édité et 1995 pour que soit entreprise la publication du journal in extenso de Marie Bashkirtseff. Le cas du Journal de Gide, publié dans la Pléiade (une collection peu démocratique), qui a ensuite fait l’objet d’une anthologie de Peter Snyder et Juliette Solvès en Folio, illustre cette variété des publics et des horizons de réception : le défi aura été, selon l’éditeur du Folio, d’opérer une réduction tout en sauvegardant, « coûte que coûte l’essentiel : les passages les plus représentatifs de l’ensemble, d’une part, et, de l’autre, garder l’esprit de ce Journal[10] ». Dans ce cas précis, on peut se demander si la publication électronique, telle qu’elle se pratique de plus en plus fréquemment pour les correspondances, ne pourrait pas être une forme de réponse à cette problématique, ou si, au contraire, en autorisant une consultation ponctuelle et ciblée, elle ne détruit pas l’unité chronologique du journal qu’elle transforme en corpus.
En matière d’édition, le cas de Green est exemplaire des enjeux de cette problématique. Notons en premier lieu qu’à l’automne 2023, nous n’avons en main que le Journal intégral de Julien Green entre 1919 et 1950. En suivant la chaîne éditoriale qui nous conduit du manuscrit contenu dans le Journal intégral aux versions concurrentes publiées chez Plon (dont celle de 1961, en un volume), puis à la dernière édition du vivant de l’auteur, dans la Bibliothèque de la Pléiade, il s’agirait d’essayer d’établir une typologie des transformations dans certains passages phares du Journal de Green. Autrement dit, quels sont pour le diariste les enjeux du récit de soi que met au jour la parution de son Journal intégral, avec ses ajouts, adaptations ou rejets comparativement aux publications antérieures? De quelles natures sont les variantes qu’introduit l’écrivain durant les diverses campagnes de révision au fil des éditions de son Journal ?
3) Dimension spirituelle du journal personnel
Le journal est souvent lieu de l’expression de la spiritualité, de l’interrogation sur sa propre foi. L’essor du journal personnel est du reste étroitement lié à la pratique de la confession, dont l’écrit privé devient le substitut ou le prolongement. En raison de son statut particulier, qui ne le destine pas nécessairement à la publication, il permet l’extériorisation des conflits intérieurs fréquents entre convictions religieuses, normes sociales et interdits sexuels, particulièrement vifs chez Green qui écrivait « Il faut que je laisse tout, que j'abandonne tout pour suivre Dieu, il faut que je lui ouvre mon âme sans restriction, sans pitié pour les caprices et les faiblesses que je dois dompter et anéantir, il faut que j'imprègne mon cœur et mon cerveau de l'idéal des saints, et que je m'y attache de toutes mes forces, que je brutalise et asservisse ma chair et contraigne mon esprit à plier devant la vérité adorable ; il faut, dans la mesure du possible, que je pense à vivre comme les Chrétiens des premiers siècles et que j’aille sans faillir là où Dieu me conduira.[11] » Le catholicisme, auquel il s’était converti – en venant du protestantisme –, a été une part essentielle de sa vie et de son identité. Mais il a aussi été la cause d’un déchirement profond, entre son désir de sainteté et ses pulsions sexuelles, dont il a rendu compte dans la version intégrale de son journal. Son dilemme : continuer de faire œuvre ou témoigner, ce qui l’a conduit à expurger les premières versions publiées de son journal. Il a donc fait œuvre de son vivant mais témoigne après sa mort, essentiellement, du pouvoir de Dieu dans « une vie de grand pécheur » – précisons que cette vision peccamineuse d’une sexualité compulsive appartient à Green. La nouvelle édition du journal, en dévoilant ces aspects minorés ou cachés dans les éditions antérieures, provoque donc un vif débat : en intitulant sa chronique « Green sous l’œil des voyeurs », Etienne de Montety blâme vertement les éditeurs pour avoir mis à bas la statue du grand écrivain. « Entre l'auteur et son oeuvre, les digues qu'avait si patiemment érigées Julien Green sont rompues, emportant tout sur leur passage. On compte déjà une victime : la littérature[12]. »
On pourra s’intéresser à cette dimension spirituelle et / ou conflictuelle : quelle place prend-elle dans les journaux, quelle est l’évolution du ou de la diariste par rapport à sa foi et sa pratique religieuse ? Le poids de la culpabilité, la dimension de l’interdit, le tabou, la peur du scandale ont-ils une incidence sur la préparation du texte en vue d’une publication ? Peuvent-ils aller jusqu’à l’autocensure ? Ce sera également l’occasion de questionner la notion de responsabilité de l’éditrice ou de l’éditeur dans le cas d’un journal monstre, et la capacité qu’il a à modifier substantiellement, à titre posthume, l’éthos du diariste, lorsque ce dernier est si fondamentalement lié à la foi.
4) Modèles, intertexte et intratexte
À l’instar des Goncourt et de Gide, Green a publié son journal de son vivant. Le cas des journaux d’écrivains pose souvent la question de la destination finale de ces écrits : sont-ils, dès leur conception, pensés comme une part de l’œuvre ? Ce qui nous amène à nous interroger sur la position (ou la posture) des diaristes quant à la littérarité de leur texte. Ont-ils des modèles ? Quelles sont leurs influences et évoquent-ils d’autres journaux, comme le fait Green quand il consigne par exemple ses lectures des journaux de Pepys, Gide, et August von Platen[13] ? Les sources d’inspiration se limitent-elles aux journaux personnels, ou incluent-elles d’autres genres littéraires, comme l’autobiographie, la poésie, ou la fiction ? Cette réflexion pourra également inclure une analyse des relations qui existent entre le journal et le reste de l’œuvre des écrivains, qu’elle soit endogenèse, récriture ou hybridation. Le journal est un lieu de développement programmatique, dépositaire de projections, des notes de régie, qui en font un outil privilégié des chercheurs en génétique – le cas est particulièrement saillant chez Gide. Parfois, c’est même dans le journal que l’écrivain.e va puiser le matériau de la fiction, l’investissant au point d’y concentrer, voire d’y épuiser sa force créatrice, comme ce fut le cas chez Catherine Pozzi ou Mireille Havet.
Le premier tome de la nouvelle édition du journal de Green est désormais interrogeable à travers le moteur de recherche de Frantext (frantext.fr) et le deuxième deviendra interrogeable en juin 2024. Frantext est une base de données francophone, développée par le CNRS, dans le cadre d’une convention avec le Syndicat National de l’Edition, qui permet d’explorer des textes à travers des outils de recherche. Les résultats sont affichés sous la forme de courts extraits, dans le respect du droit de citation. Les chercheuses et chercheurs dont l’institution est abonnée à la base peuvent donc s’aider du moteur de recherche pour localiser mots, listes de mots, citations ou co-occurrences.
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Les propositions de communication sont attendues pour le 2 avril 2024 et doivent être adressées à Teresa Sweeney Geslin (teresa.geslin[arobase]univ-lorraine.fr) et Véronique Montémont (veronique.montemont[arobase]univ-lorraine.fr).
Langues du colloque : français et anglais.
Ce colloque est organisé avec le soutien du laboratoire IDEA, de l'ATILF, de l'ITEM (Équipe Autobiographie et Correspondances), de l'UFR ALL de l'Université de Lorraine et de la Société internationale des études greeniennes.
[1] Philippe Lejeune, Aux origines du journal personnel. France, 1750-1815, Paris, Champion, 2016.
[2] Pierre-Jean Dufief (dir.), Les Goncourt diaristes, Paris, Champion, 2017.
[3] Jules et Edmond de Goncourt, préface aux Mémoires de la vie littéraire, Paris, Charpentier, 1887, p. V.
[4] Michel Tournier, Journal extime, Paris, Gallimard, 2002.
[5] Martine Lani-Bayle, « Intime/Extime », vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Toulouse, Érès, « Questions de société », 2019, p. 103-106.
[6] Michel Braud, La Forme des jours, Paris, Seuil, 2006 ; Françoise Simonet-Tenant, Le Journal intime Paris, Nathan, 2001.
[7] Catherine Viollet et Claire Bustarret (dir.), Genèse, censure et autocensure, Paris, CNRS Editions, 2005.
[8] Véronique Montémont, Critique génétique et études de genre : Censure et normalisation dans le journal de Marie Bashkirtseff et Micheline Bood » Censure et normalisation dans le journal de Marie Bashkirtseff et Micheline Bood » ; traduit en portugais (Brésil) par Claudia Calvacanti e Silva : « Crítica Genética e estudos de gênero: Censura e normalização em dois diários de mulher » , Manuscrítica § n. 42, 2020.
[9] « L’endogenèse […] se définit comme une élaboration auto-référencée par laquelle l’écriture (ou n’importe quelle autre technique d’expression) devient productive en se prenant elle-même comme objet du travail, en tant que spontanéité qui ne mobilise que ses propres ressources pour s’imaginer, prendre forme et se réaliser. », Pierre-Marc de Biasi et Céline Gahungu, « La dynamique de l’exogenèse », Genesis, 51, 2020, 7-10.
[10] Peter Snyder, Préface à Andre Gide, Journal. Une anthologie (1889-1949
[11] Julien Green, Journal intégral, 4 avril 1920, Paris, Robert Laffont, 2019, p. 18.
[12] Le Figaro littéraire, jeudi 19 septembre 2019.
[13] « Il faut l'admirable inconscience de Pepys pour tenir un journal digne de ce nom, croire plus que je ne le puis à la réalité de ce qui nous entoure. » (Journal intégral 1919-1940, p. 1230), « Lecture du journal de Gide (1936, p. 1041), « Ce soir, commencé la lecture du journal de Platen. Pages d'une fraîcheur et d'une simplicité admirables. » (1932, p. 519)