Espèces en voie d'apparition. Bestiaires imaginaires et encyclopédies animalières fictives (Sorbonne nouvelle)
Espèces en voie d’apparition. Bestiaires imaginaires et encyclopédies animalières fictives
6, 7 mai 2024
Université Sorbonne Nouvelle
« La limnote, la fuge, l’hypille, le ventisque, le lure, le figile, le lépandre, la galoupe, l’ancret, le furiste, le narcile, l’aulique, la gymnestre, la louse, le drangle, le ginel, le sémelique, le lipode, l’hippiandre, le plaisant, la cadmée, la fuyau, la gruge, l’étran ». Ainsi commence la liste des 1111 oiseaux que Valère Novarina appelle un à un dans son Discours aux animaux, mettant au défi le spectateur de retrouver trace de ces noms à la fois étranges et familiers. Tel est le piège des noms savants comme des encyclopédies qui prétendent fournir le détail (étymologie, anatomie, histoire) d’espèces inventées de toutes pièces, que la large diffusion du savoir scientifique rend aujourd’hui plus encore qu’hier possible.
Quoique les écrivains du XXe siècle nous aient habitué à dresser l’inventaire d’espèces inventées – « l’Auroch, la Parpue, la Darelette, l’Épigrue [et] la Cartive » des « Notes de zoologie » d’Henri Michaux ou les « êtres imaginaires » réunis par Borges dans son « manuel » – il faut rappeler que le premier des bestiaires, le Physiologus, faisait la part belle aux animaux considérés aujourd’hui comme fantastiques : « la grande tripartition, si simple en apparence, et tellement immédiate, de l’Observation, du Document et de la Fable, n’existait pas », comme le rappelle Michel Foucault dans Les Mots et les choses. Aldrovrandi, médecin naturaliste de la Renaissance, célèbre pour son cabinet de curiosité et pour ses travaux pionniers d’histoire naturelle, est aussi l’auteur d’une Histoire des serpents et des dragons.
Si le XVIIIe siècle a opéré un tournant épistémologique, il a aussi mis l’histoire naturelle à la mode : Flaubert, pastichant l’article de zoologie, propose une description satirique de l’espèce « commis », tandis que les « animaux » de Grandville, « le La Bruyère des animaux et le La Fontaine des dessinateurs » selon son éditeur, Hetzel, se réunissent en « assemblée délibérante » dans le feuilleton Vie privée et publique des animaux (1842) auquel collaborent de grands noms : Balzac, Nodier ou Sand. La presse satirique du XIXe recourt par ailleurs couramment à la zoomorphisation, Le Musée-homme ou le jardin des bêtes de Faustin constituant un exemple parmi d’autres. On retrouve encore cette veine satirique du bestiaire au siècle suivant : Georges Hugnet, artiste et poète surréaliste, invente des créatures érotiques porteuses d’écume qui attaquent les jeunes femmes dans leur intimité et en décrit « la vie amoureuse » dans un recueil qui pastiche la notice d’histoire naturelle au profit de la satire sociale. Félix Labisse décrit de son côté « La tarentule des lettres » et « Le Cherche-Midi », tous assortis de dessins, où l’on voit apparaître l’importance de la relation texte-image dans ces livres illustrés. L’OuLiPo n’est pas en reste qui invente de nouveaux hybrides sous la forme d’animots-valises, « sardinosaure », « homarcassin » ou « kiwistiti » de Jacques Roubaud et Olivier Salon ou « opossums célèbres » d’Hervé Le Tellier.
Qu’est-ce qui se joue dans ces encyclopédies animalières ? Tantôt elles donnent à voir leur caractère forgé, comme c’est le cas des bestiaires ludiques ou satiriques, tantôt, au contraire, elles le dissimulent en interrogeant les critères de véridiction du discours savant. Qu’on pense ainsi au photographe catalan Joan Fontcuberta, sémioticien et amateur de canulars, qui exposait dans Fauna en 1989 les (fausses) archives retrouvées d’un zoologiste munichois : photographies de truite poilue et d’aérophant du Kenya, ou squelette d’un félin ailé, tous documentés par autant de schémas, photographies et descriptions naturalistes.
Du bestiaire récent de Raphaël Saint-Remy, musicien et poète qui, au fil des espèces décrites, entame un dialogue à distance avec L’Origine des espèces de Darwin (Espèces en voie d’apparition, Totem, 2015) aux nouvelles espèces découvertes et illustrées par Raoul Deleo à la faveur d’un récit de voyage imaginaire (Terra ultima, Réunion des Musées Nationaux, 2021), les répertoires d’animaux se multiplient, empruntant aussi bien au genre didactique et moral de la tradition qu’au récit de voyage qui motive leur description.
Le colloque, qui s'inscrit dans le cadre de l'action incitative ENS-PSL "Figurer er penser l'animal entre littérature, philosophie et sciences" sera consacré aux bestiaires imaginaires, ludiques ou satiriques écrits entre le XIX et le XXIe siècle, soit entre l’émergence de l’histoire naturelle comme science populaire et sa réapparition aujourd’hui, avec les sciences du vivant, sous l’influence des préoccupations environnementales et de la question animale, au centre de la zoopoétique. La poésie, la littérature de jeunesse, riche en bestiaires (Bestiaire de Michael Sowa et Elisabeth Brami, 2002 ou celui de Stéphane Poulin, 2003) et les genres non-fictionnels sont concernés au premier chef, mais d’autres contributions permettant d’examiner les bestiaires en régime fictionnel (post-exotisme, science-fiction, récit contemporain) ou les bestiaires portant sur des projets artistiques s’inscrivant dans une réflexion sur les espèces animales et leur description (Mark Dion et ses cabinets de curiosité, le bestiaire augmenté de Vincent Fournier) pourront venir nourrir ce colloque, tout comme l’histoire des sciences et de leur partage depuis le XIXe siècle en matière de taxinomie animale.
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Organisation :
Émilie Frémond, Alain Schaffner
Comité scientifique :
Émilie Frémond, Alain Schaffner, Anne-Gaëlle Weber
Les propositions avec titre et résumé (500 mots), accompagnées d’une brève bio-bibliographie devront être adressées à Émilie Frémond et Alain Schaffner avant le 16 février 2024.
emilie.fremond@sorbonne-nouvelle.fr
alain.schaffner@sorbonne-nouvelle.fr
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Bibliographie indicative :
Quelques bestiaires partiellement ou totalement inventés :
Belhassen, Laure, Femmes animales, bestiaire métaphorique, éditions Grands Champs,
Borges Jose Luis, Manuel de Zoologie fantastique, 10/18, 1970 (publié ensuite chez Gallimard sous le titre Le Livre des êtres imaginaires)
Brami Elisabeth et Sowa Michael, Bestiaire, Seuil, 1999
Dekimpe, Sylvie, Obscurium, Dijon, Éditions Laure et Amon, 2022
Deleo, Raoul et Stern, Noah J., Terra ultima. La découverte d’un continent inconnu, Réunion des Musées nationaux, 2021
Demarcq, Jacques, La Vie volatile, Nous, 2020
Fontcuberta Joan et Pere Formiguiera, Fauna, Junta de Andalucia, 1989
Fournier, Vincent, Post Natural History. An Archeology of the Future, Noeve editions, 2019
Gaxie, Sébastien et Fournier Vincent, Auctus animalis, Levallois-Perret, Fondation Swiss Life ; Landebaëron, Filigranes Editions, DL 2022
Guenoun, Joël, Le ouaouaseau, et aussi, le mouchat, le louphoque, le cuqreuil, l'élédon, le loision, le cermain, le pianours, l'otarygne, l'âgle, le bagitorafe, le renaguiche, le fishky, le pandoquet, la flire, la paonesse, le hamstruche, l'oie fontaine, le manchaud, la tomatétoile, l'aéroquin, la charuche, l'oison rateur, le cerf d'orchestre, la grande balune blanche, le drage et l'être humain, Arles, Actes Sud junior, 2022
Henderson, Caspar, The Book of Barely Imagined Beings: A 21st Century Bestiary, Granta Books, 2012
Hugnet Georges, La vie amoureuse des spumifères, Biro et Cohen éditeurs, 2011
Jouet, Jacques, Le Bestiaire inconstant, Ramsay, 1983
Laverdunt, Damien et Rajcak Hélène, Histoires naturelles des animaux imaginaires, Actes Sud jeunesse, 2012
Le Tellier, Hervé et Gorce Xavier, Opossums célèbres, Le Castor astral, 2006
Méral, Claire et Ferran, Pierre, Bestiaire fabuleux, Magnard, 1983
Michaux, Henri, « Notes de zoologie », La Nuit remue, 1967
Novarina, Valère, Le Discours aux animaux, P.O.L, 1987
Poulain, Stéphane, Bestiaire, Les 400 coups, 2003
Roubaud, Jacques, Salon Olivier et Géric Philippe, Sardinosaures et Cie, Les mille univers, 2008
Saint-Rémy, Raphaël, Espèces en voie d’apparition, Totem, 2015 (réédition aux éditions L’Oscillographe, 2022)
Tristan, Frédérick, Le Fabuleux Bestiaire de Madame Berthe, Zulma, 2005
Stahl, P. J., Granville J. J. et alii, Vie privée et publique des animaux, Éditions des Grands Champs, 2012
Études
Billebaude, no 11, « L’Animal imaginaire », 2011 et no 22 « L’animal augmenté », 2022
Caillois, Roger, La Pieuvre, essai sur la logique de l’imaginaire, La Table ronde, 1973
Delfour, Julie, Bestiaire imaginaire, Seuil, 2013
Deschamps Nicole et Roy, Bruno, « L’univers des bestiaires », Études françaises, Volume 10, numéro 3, août 1974
Foucault, Michel, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966
Karadimis, Dimitri, « Animaux imaginaires et êtres composites », La Fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, Philippe Descola (dir.), Somogy éd. d’art/ Musée du quai Branly, 2010.
Lanni, Dominique et Maiffret Antoine, Bestiaire fantastique des voyageurs, Arthaud, 2014
Lehoucq, Roland ; Steyer, Sébastien et Boulay Marc, Combien de doigts a un extraterrestre ? Le bestiaire de la SF à l'épreuve des sciences, Belin, 2016
Maillard-Chary, Claude, Le bestiaire des surréalistes, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1994
Pastoureau, Michel, « Classer les animaux. L’exemple du Moyen Âge occidental », in Le Monde en mélanges, textes offerts à Maurice Godelier, Monique Jeudy-Balliny (dir.), CNRS éditions, 2016, p. 423-424
Pastoureau, Michel, Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 2011
Pastoureau, Michel, Le Bestiaire héraldique au Moyen Âge, Paris, 6 vol. (thèse de l’École nationale des chartes), 1972
Pérez-Simon, Maud, « Le bestiaire des animaux fantastiques », Fantasy et Moyen Âge, Anne Besson et Victor Battaggion (dir.), Actu SF, 2023
Simon, Anne, La Rumeur des distances traversées. Proust, une esthétique de la surimpression, Classiques Garnier, 2018
Simon, Anne, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, 2021
Simon, Anne, « Faire voile », Epokhè, 2021, ZOØDIAC
Thomas Keith, Dans le jardin de la Nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne, Gallimard, 1985.