Rêveries poétiques et savantes
Appel de propositions
91e Congrès de l’ACFAS
15 et 16 mai 2024
Ottawa
Les marges de nos carnets se peuplent d’idées et de sujets possibles — ceux que nous ne ferons pas, que nous n'aurons pas le temps de faire —, et qui exercent et exerceront toujours une pression contre : les sujets que l'on ne creuse pas, qui restent à l'état de piste nous fascinent et nous paraissent d'autant plus désirables que nous travaillons sur autre chose.
Dans quelle relation sont l’accompli et l’inaccompli dans la pratique du chercheur en poésie ? En quoi les sujets notés dans nos marges influencent-ils le sujet présent, sur lequel on travaille, quelle pression exercent-ils ? Cette démarche elle-même, cette pratique de la pensée n’a-t-elle pas un lien intime avec la poésie ?
La pensée libre se déploie souvent par bonds capricieux, qui ne répondent ni aux impératifs ni aux intérêts. Du moins, pas immédiatement, quitte à les rejoindre par ailleurs. Et il se trouve que celle ou celui qui pratique cette pensée libre se voit amené·e à sortir de ses champs d’expertise pour se pencher, comme en aparté, sur des rêveries, des idées, des plans, des projets imprévisibles et informes. Et c’est surtout à ce moment, paradoxe plutôt intriguant, que la pensée libre se fait la plus polémique, puisque lorsqu’elle se libère de tout intérêt, elle semble plutôt suspecte : on ne sait à quoi elle rime, on se demande si elle n’a pas de mauvaises intentions, qui expliqueraient la surprise qu’elle provoque. Et la rêverie qui se voulait la plus libre possible devient le moyen d’un engagement, non sans provoquer une autre surprise, en retour. Car si la rêverie connaît bien, et dès son amorce, un engagement, il est purement autotélique : pratiquer la rêverie c’est, d’abord et avant tout, affirmer son propre droit, la nécessité qu’une telle chose comme la rêverie puisse exister. Aux factions qui s’affrontent on réclame le droit de sortir de la mêlée et de penser à autre chose, quand le conflit semble faire fausse route.
Mais un renversement n’est-il pas possible ? La rêverie ne peut-elle pas, en retour, même si elle ne se reconnaît pas dans l’engagement qu’on veut lui accoler, profiter de cette mise en lumière pour réaffirmer ses droits, son droit d’exister au premier chef ? Si cette affirmation manque, nous voulons y pallier en lui donnant deux caractères, à la fois distincts et fortement liés : le poétique et le savant. Entre les démarches du savant et du poète un fil infaillible les saisit tous deux dans la même voie, le même horizon, soit d’explorer l’inconnu et, pour cela, dépasser (sans lui tourner le dos) le monde connu, le monde du passé. Le savant et le poète ont un même regard porté vers l’à-venir, le non advenu encore, le futur à venir, et au-delà d’un certain point n’a plus besoin d’attendre une confirmation du monde actuel pour, quand même, proposer et parfois soutenir que le monde qui nous devance a telle et telle forme. Et c’est en vue de ce futur inconnu que la rêverie s’engage et répond d’elle-même, dans sa phase d’invention où elle cherche ailleurs ce qui peut convenir ici, maintenant. C’est entre autres ce que montrent les travaux de Judith Schlanger, d’Isabelle Stengers et de Jean-Pierre Bertrand.
L’idée de chantier rêvé est assurément redondante : le chantier est déjà un état préparatoire, ce que dit déjà le rêve. Ce que nous cherchons à cerner est plutôt une « rêverie » au sens où l'entend Yves Bonnefoy : une chose qui s'est dégagée des gangues de l'inconscient et du désir pour accéder en partie à la lumière de la conscience, une rémanence de l'inconscient dans l'état de veille, plus soucieuse de l'Autre et de la présence réelle du monde. Et c’est en quoi, déjà, la rêverie est une amorce d’amitié, qui touche également les « amis de la poésie », ces critiques littéraires qui « rêvent », comme certains de leurs collègues, de pouvoir se pencher patiemment et avec délice sur un poème. La rêverie prend forme et surgit avec un début de protocole et répond à une pulsion qui n'a pas encore révélé son nom.
Et c'est pourquoi la rêverie, chez le même Bonnefoy, fait progressivement d'elle-même la jonction entre le savoir et la poésie : c'est une injonction à connaître davantage, à partir de référents que nous possédons, et une percée dans l'espérance, avec un horizon relationnel.
Cette œuvre, en effet, se départage dès le départ entre la voie poétique et la voie savante : dès les thèses et les traductions, qui réclament une importante érudition ; et dès les premiers recueils, surréalistes notamment, qui posent les premiers jalons d’une expérience maintenue plus d’un demi-siècle. Et ce qu’on observe à la fin de ce parcours, ce sont tout particulièrement les croisements qu’il tente, entre les voies savantes et poétiques, tant dans ses textes critiques, qui deviennent très personnels et impressionnistes, que dans ses textes poétiques, souvent en prose, où il considère quelques-uns des problèmes, des nœuds, des apories que lui aura montré sa quête scientifique. À ces énigmes scientifiques il tente de donner une réponse poétique, la seule qu’on puisse donner avec un peu d’autorité, suggère-t-il. Car la réponse poétique à ces problèmes irrésolus est la seule qui n'en possède aucun des écueils et aucune des contradictions, portée qu’elle est par une espérance qui l’oriente vers la marche, vers l’exploration, afin de toucher une Égypte à jamais inconnue.
Nous sollicitons des communications qui s’engageront dans ces voies exploratoires, notamment d’experts·es dont la poésie n’est pas le champ de spécialisation premier. Une brève présentation de la problématique (300 mots) et quelques lignes bio-bibliographiques seront envoyés aux deux organisateurs (anne-marie.fortier@lit.ulaval.ca et ncharest@uottawa.ca) avant le 15 janvier 2024. Nous contacterons les candidats avant le 1er février 2024.