Quand l'œuvre saigne. Usages et puissances du sang dans les arts visuels des XXe et XXIe s. (Strasbourg)
Le sang, ce fluide corporel à la fois tangible et informe, sacré et tabou, nourrit de sa polysémie l’histoire des discours, des représentations et des pratiques sociales, médicales et religieuses. En tant que motif iconographique dans les arts visuels, il exprime plastiquement la pluralité des croyances, des rites et des gestes auxquels il est associé.
En s’attachant aux images produites dans les cultures occidentales, ce colloque propose d’interroger la place et la fonction attribuées par les artistes des XXe et XXIe siècles à ce précieux liquide.
Jeudi 23 novembre
Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg, Auditorium
Présences et « hors champ » du sang
Présence intangible vs spectacularisation du sang
Modération – Janig Bégoc
9h - Janig Bégoc et Christophe Damour (Université de Strasbourg)
Introduction
9h30 - David Le Breton (Université de Strasbourg)
« Du sang des femmes dans les performances : autour de Gina Pane »
Signe de vie, associé au cœur qui bat tant qu’il est enfermé sous l’enceinte de la peau, le sang est du côté de la mort s’il jaillit du corps. Dans les performances porter la main sur soi provoque l’effroi et bouleverse les spectateurs qui se mettent un instant à la place de l’artiste sans disposer en revanche de sa préparation et de son état d’esprit. Les artistes femmes qui attaquent leur corps soulèvent de fortes interrogations sociales et politiques chacun dans sa dimension propre. Elles retournent contre elles, en toute évidence, une violence sociale insidieuse à l’encontre du corps des femmes qu’elles rendent visibles en faisant de leur corps d’artiste « un élément de langage », selon la formule de Gina Pane.
10h15 - Anne-Sylvie Barthel-Calvet (Université de Strasbourg)
"Jouissance de la voix vs. puissance de la vision du sang : mutation de l’expérience lyrique dans la mise en scène contemporaine d’opéra"
Un certain nombre de mises en scène récentes d’opéras du répertoire font voler en éclat les conventions de représentation du genre lyrique en donnant à voir la violence dont les sujets de ces œuvres sont porteurs. Cette contribution vise à s’interroger sur les mutations de l’expérience lyrique qu’induisent de tels projets scéniques : pour le spectateur, la puissance de la vision du sang amplifie-t-elle ou au contraire, entre-t-elle en discordance avec la jouissance de la voix ?
11h - Marjolaine Mermet-Bouvier-Hatzfeld (Université Lyon 2)
« “Y a du sang dans le bain mais j’ai vu pire” : sang christique et ethos de gangster chez le rappeur SCH »
Dans le clip de son morceau Anarchie, l’artiste SCH se met en scène plongé dans une baignoire remplie de sang. Un tel motif se situe à la confluence des différentes iconographies sollicitées par le rappeur au sein de sa discographie. Cette communication tentera de retracer l’itinéraire, à travers l’histoire des images, du motif de la baignoire de sang et de ceux avec lesquels il dialogue, afin d’éclairer la puissance politique d’un rappeur majeur de la nouvelle scène marseillaise.
Le « Hors-champ » du sang, aux temps du sida
14h - Anna Millers et Estelle Pietrzyk (MAMCS, Strasbourg)
Visite guidée de l’exposition Aux temps du sida, œuvres, récits et entrelacs
L’exposition Aux temps du sida parle d’un temps encore non révolu, le nôtre, dans lequel l’épidémie n’est toujours pas éradiquée. Elle présente quatre décennies de création où les arts plastiques, la littérature, la musique, le cinéma, la danse rencontrent la recherche scientifique, la culture populaire et l’action déterminante des associations. Pour cela, elle ambitionne de s’approcher de la pensée-émotion décrite par Michel Foucault en s’adressant autant au corps pensant qu’au corps ressentant qu’est celui du regardeur ou de la regardeuse.
15h - Matthieu Doze (Paris), Laurent Sebillotte (CND Pantin), Guillaume Sintès (Université de Strasbourg)
Table ronde « Les danses du sida », à partir de Good Boy (A. Buffard, 1998)
Force est de constater que le sang est, à quelques rares exceptions, absent de la scène chorégraphique. S’il n’est pas visible, il est pourtant là. Irriguant le corps des danseuses et danseurs bien sûr, mais aussi dans l’évocation, plus ou moins frontale, plus ou moins métaphorique, de la maladie, et plus particulièrement du sida dont l’épidémie a largement décimé les communautés en danse. À partir du solo d’Alain Buffard, Good Boy, cette table-ronde sera l’occasion d’aborder ce que le sida a fait à la danse.
16h - Bastien Claudon, Romain Gilas-Burr et Noémie Mauffrey (Université de Strasbourg), Estelle Pietrzyk (MAMCS, Strasbourg), Romain Thomazeau (Paris)
Table ronde « Sida sang corps », à partir de l’exposition Aux temps du sida, œuvres, récits et entrelacs
En s’appuyant sur les œuvres présentées dans l’exposition du MAMCS, cette table ronde interrogera les enjeux de la représentation du sang dans les arts visuels, entre visible et invisible, en particulier lorsqu’il s’agit de figurer les affects et les flux d’une maladie transmissible par les fluides corporels.
Projection au Cinéma Le Cosmos
19h30 - Qu’un sang impur (Pauline Curnier Jardin, 2019, 16’)
Dans cette histoire librement inspirée du film Un Chant d'Amour (1950) de Jean Genet, les corps masculins, jeunes et sensuels, sont remplacés par ceux, « non glorieux », de femmes ménopausées, qui célèbrent leur puissance érotique après s'être débarrassées de la construction patriarcale.
20h - Présentation et débat autour du film avec Laly Dahalane, Gabriel Sin et Oilily Stivala (Université de Strasbourg)
Vendredi 24 novembre
Palais Universitaire, salle Pasteur
Puissances et intrications des sangs christique et politique
Iconologies du Précieux-Sang
Modération – Julie Ramos
9h - Jérôme Cottin (Université de Strasbourg)
« Le sang des Christs contemporains. Contestations, inversions, personnifications »
Dans l'art des siècles passés, les représentations des blessures du Christ crucifié sont l'occasion d'exprimer des convictions et divergences autour de la signification théologique du sang. L'art contemporain continue de s'emparer de cette thématique, mais en la repensant d'un point de vue à la fois esthétique, formel, sémantique et existentiel. Ces changements de paradigmes seront montrés à travers l'étude de huit artistes connus du 20e siècle. On terminera par la présentation de deux gestes créateurs contemporains.
9h45 - Ralph Dekoninck (Université de Louvain)
« “Le sang des martyrs est la semence des chrétiens” (Tertullien). D’Annibale Carrache à Andres Serrano, et retour »
Prenant pour point de départ le célèbre apophtegme de Tertullien « Le sang des martyrs est la semence des chrétiens », je chercherai à rendre compte de la façon dont cette puissante analogie a pu travailler un certain imaginaire du martyre chrétien dans lequel le sang est assimilé à un principe (ré)génératif. Il s’agira plus précisément d’explorer la façon dont cette analogie, qui vire parfois au littéralisme, a pu prendre forme – et matière – dans l’art au premier âge moderne (Annibal Carrache) mais aussi dans une certaine veine de l’art contemporain (Andres Serrano), le présent interrogeant le passé, et inversement.
11h - Luc Vancheri (Université Lyon 2)
« Les visions et les stigmates sanglants de Benedetta (Paul Verhoeven, 2021). Eléments figuratifs pour une mystique queer »
En adaptant le livre de Judith C. Brown, Immodest Acts : The Life of a Lesbian Nun in Renaissance Italy (1986), Paul Verhoeven n’a pas seulement rouvert un chapitre controversé de la mystique chrétienne confrontée à la difficile question de l’impression des saintes plaies, il s’est encore et surtout employé à repenser le théâtre visionnaire de Benedetta Carlini dans les termes d’une théologie queer des rapports de sexe. L’iconographie sanglante de sa Crucifixion cinématographique constituera le point de départ de cette communication.
11h45 - Stéphanie Antona (EPHE, Paris)
« La théâtralisation du sang dans l’art vidéo : quête d’une nouvelle puissance visuelle et symbolique du sang christique »
Dans la pratique de l’art vidéo, certains artistes voient à travers le sang un signe dont la force visuelle et symbolique peut être exploitée, notamment en se réappropriant des sujets religieux. L’influence notable de l’art de la performance et du théâtre dans les œuvres vidéo permet au sang christique d’acquérir une matérialité et une symbolique invitant le spectateur à méditer, avec empathie, sur la profondeur humaine et non sacrée des protagonistes qui, transposés dans un contexte du XXIe siècle, ont une résonance avec la société contemporaine.
Le sang de l’Histoire
Modération – Christophe Damour
14h30 - Dorian Merten (Université de Strasbourg)
« Configurations sanguinaires de la couleur rouge : entre érotisme et vampirisme dans Erszébet Báthory (Borowczyk, 1974) »
Dans Contes immoraux (Walerian Borowcyk, 1974), le segment « Erszébet Báthory » raconte le rituel sanglant et érotique de la bien connue comtesse hongroise. Cet épisode, emporté par Paloma Picasso, est celui d’une “transgression” sexuelle (le lesbianisme), d’une expérience hérétique et d’un érotisme révolutionnaire et politique. Notre analyse voudra mettre en lumière les quelques usages du motif du sang, entre érotisme et vampirisme, à l’aune de ses multiples résonances esthétiques, littéraires et bibliques.
15h15 - Aurel Rotival (Université Lyon 2)
« Sang révolutionnaire et sang christique dans l’œuvre de Miklós Jancsó (1968-1972) »
Cette communication propose un parcours parmi les gestes et motifs sanglants repérés dans trois films réalisés par le cinéaste hongrois M. Jancsó. Un tel cheminement révèle d’abord le pouvoir de survivance iconologique du sang (mais aussi des ressorts théolo- giques qui en accompagnait les représentations, redistribués dans des films qui ont pourtant le communisme comme structure idéologique) ; son pouvoir de dispersion fi- gurale (les valeurs chromatiques et anthropologiques du sang se diffusent dans plusieurs objets politiques) ; et, enfin, ses pouvoirs de persistance historique (le sang cristallise un trope historico-politique dont il est possible de tracer la généalogie à partir des martyrs de la liberté de la Révolution française).
16h30 - Thomas Pillard (Université Paris 3)
« Penser/panser les blessures de l’Histoire : plaies ouvertes et béances sensibles dans le cinéma de Bertrand Tavernier »
Sensible aux blessures de l’histoire, l’œuvre de Bertrand Tavernier est hantée par la trace des épreuves infligées aux corps et aux âmes. Les violences physiques, les plus apparemment liées à la nature « tragiquement plurielle et ambivalente » du sang (Arlette Farge), s’y révèlent la face émergée d’une approche pudique et éthique du « cinéma iceberg », qui évite de donner la mort en spectacle et laisse enfoui un plus vaste réseau d’échos entre ce que le film montre et dit, entre des souffrances plus ou moins visibles. Il s’agira, dès lors, d’interroger ce que donne à penser/panser la présence-absence du sang dans ce vaste imaginaire historique.
17h15 - Daphnée Guerdin (Université de Strasbourg)
« Le sang et la plaie dans le cinéma sud-coréen : rhétorique d’une rancœur antiaméricaine »
À partir d’une séquence du film Parasite (2019) de Bong Joon-ho, nous souhaitons traiter le jaillissement du sang, dans le cinéma sud-coréen contemporain, comme vecteur d’une critique du néocolonialisme occidental. Héritage des war-horror films des années 1960 où les effusions de sang visaient à déshumaniser les soldats communistes du Nord à travers les atrocités commises, le motif prend désormais en charge le retournement d’une histoire refoulée resurgissant au présent.
18h - Janig Bégoc et Christophe Damour (Université de Strasbourg)
Clôture du colloque.