Questions de société
Michel Gribinski, Au bord des mères

Michel Gribinski, Au bord des mères

Publié le par Marc Escola

« Qu’est-ce qu’une mère ? » est la question à laquelle ce livre prétend ne pas répondre. Question trop vaste, insondable, autant que son objet lui-même. On se tient donc, on s’en tient donc au bord. Le bord d’une mère, c’est peut-être son image, comme première désincarnation, dont on se défait mal : un malentendu ou un trop bien vu ? Et c’est d’une image que part Michel Gribinski pour aborder, une image de sa mère dont aucun récit ni aucun commentaire n’aura épuisé tout à fait l’énigme. 

Comme il est préférable de ne pas demeurer seul sur le rivage, l’auteur fait appel à des compagnons. À des écrivains mais aussi à des psychanalystes qui ont écrit à leur mère. Remarquable le fait que beaucoup écrivent alors qu’il est trop tard, que leur mère a disparu : la distance d’un au-delà serait-elle propice, voire indispensable à ce dernier recours, épistolaire ? D’une bibliographie dont on peut dire qu’elle est tout sauf homogène — les mères sont fort diverses, celle de Simenon n’est pas celle de Léautaud —, il ressort toutefois une sorte d’ostinato dont la clé serait la plainte. La mère est celle à qui s’adresse toute plainte, toute réclamation ; et peu importe au fond l’objet de cette réclamation, le mouvement qui la porte est l’essentiel.

Si la question initiale demeure en suspens, c’est aussi que ce qui cherche à s’écrire est du côté de l’impensable. Au point que le maternel, la substance des mères pour ainsi dire, serait justement le contrepoint de la chose pensante, du logos, mais aussi son envers : du côté de la chose étendue, de la matière. Le « grain » ou la « chair » que l’on prête aux mots parlent de ce versant de l’écriture.

Ce qui se dessine enfin, c’est la question de la permanence : entre l’enfant, aussi ancien soit-il, et sa mère, il faut que quelque chose ne bouge pas, il faut du stable, du perpétuel, et qui sait, de l’intangible. Et si l’amour, même sans limites, ne suffisait pas, s’il n’était pas éternel, alors il y aurait plus sûr, plus indéracinable : la haine. Elle est souvent au rendez-vous.

Un élément métissé, un mélange de femme et de mère participerait en secret de la culture du monde, laïque et religieuse, une organisation sur le modèle des paires contrastées, du certain et de l’impossible. […] La concordance absolue entre mère et femme tend un piège à la mère — c’est-à-dire aux enfants car il ne s’agit pas d’elle mais de leurs représentations d’elle : pile, elle est mauvaise si elle choisit d’être une femme et que cela jette un doute sur l’exclusivité de notre relation ; face, si elle ne choisit pas, elle est les deux, simultanément femme et mère, et cette duplicité est clairement le fait des mauvaises personnes. 

     J’ai eu la chance que ma mère, un jour que nous jouions à chat, me dise en riant : « Cours après moi que je t’attrape ! » : je sais que je me lance dans une course où je serai attrapé, où je le suis déjà. Mais j’ai mes appuis. — Michel Gribinski

Michel Gribinski est psychanalyste. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont : Le Trouble de la réalité, Gallimard, 1996 ; Les Séparations imparfaites, Gallimard, 2002 ; Dialogue sur la nature du transfert, en collaboration avec Josef Ludin, PUF, 2005 ; Les Scènes indésirables, L'Olivier, 2009 ; Qu'est-ce qu'une place ? , L'Olivier, 2013 ; Personnages en quête de psychanalyse avec Thomas Lepoutre, PUF, 2020 ; La Technique psychanalytique. Une archéologie, avec Josef Ludin, PUF, 2022 ; Le Psychanalyste amoureux, PUF, 2023. Il a traduit de l'anglais plusieurs titres de D. W. Winnicott, Aharon Applefeld et Adam Phillips. Il a également créé la revue Penser/Rêver et la collection éponyme qu'il a dirigées aux éditions de l'Olivier. Aux éditions Gallimard, il a dirigé la collection "Connaissance de l'inconscient" .

Aux éditions Fario il a publié : Portes ouvertes sur Freud (James Strachey - Michel Gribinski), collection Le silence des sirènes, 2020. Les Choses vagues, collection Le silence des sirènes, 2022.