"Enthousiastes du théâtre français" ? Transferts du théâtre des Lumières (14e section du 14e Congrès des francoromanistes, Passau)
Pendant le XVIIIe siècle, le théâtre est l’un des médias de communication et de divertissement les plus importants en Europe. Notamment en France, la scène jouit d’un tel éclat dans la vie sociale qu’il est justifié d’y constater le développement d’une véritable « société de spectacle » (Poirson/Spielmann 2017). Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que le théâtre devienne aussi l’instrument choisi pour représenter les changements de la société et que la scène elle-même soit l’objet de plusieurs tentatives de réforme qui cherchent à rapprocher le spectacle de l’expérience du quotidien. Dans le contexte du théâtre français, il suffit de citer le cas du « drame bourgeois » de Denis Diderot : ce nouveau sous-genre doit non seulement doter la classe bourgeoise d’une certaine dignité sur scène, mais il doit également conduire à une nouvelle forme de récitation théâtrale, cherchant la proximité de l’expression naturelle et quotidienne.
En raison de cette interdépendance entre la société et le théâtre, les spectacles du XVIIIe siècle s’intègrent également dans un dialogue à plus grande échelle, celui des transferts et des traductions de certains ouvrages, trames ou pratiques. Ces échanges se manifestent surtout dans le «genre sentimental » qui, originaire de l’Angleterre et institué par The London Merchant (1731) de George Lillo, inspire en France et en Espagne un théâtre commercial où l’économie des sentiments est étroitement liée à l’économie des biens (cf. Schuchardt 2023). Dans ce « triangle sentimental » constitué par les trois pays, les pièces de Diderot, Louis Sébastien Mercier, Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, Falbaire de Quingey et Jean François de La Harpe, eux-mêmes influencés par Lillo, s’avèrent être des modèles importants pour le théâtre espagnol (cf. Fuentes 1999 ; García Garrosa 2012 ; 1991 ; 1990). Parallèlement au développement d’une « République des lettres » en langue française qui soigne les échanges entre les auteur.e.s et les scientifiques européens, le théâtre en langue française se nourrit d’une part d’influences diverses et réussit ainsi à s’innover. L’exemple du théâtre de Marivaux illustre bien de quelle façon les canevas de la commedia dell’arte – et, dans la filée, le talent des actrices et des acteurs du Nouveau Théâtre-Italien – incitent le développement d’une nouvelle forme de comédie psychologique, dont l’expression ‘étrangère’ a même été constaté dans « L’Éloge de Marivaux » ambigu de d’Alembert. D’autre part, la scène française contribue également aux stratégies politiques et diplomatiques de la France qui poursuit, comme l’a montré Rahoul Markovits (2014), une véritable campagne de diffusion de l’héritage théâtral à travers l’Europe par le biais de troupes ou de talents individuels envoyés en tournée et aux théâtres des cours européennes. Autrement dit, les spectacles en langue française renforcent le « gallotropisme » (Adam/Mondot 2016) politique et social en Europe au niveau culturel.
En effet, l’écrivain et historien français d’origine italienne Louis-Antoine Caraccioli (1719-1803) constate dans son traité Paris, le modèle des nations étrangères ou L’Europe française de 1776 que le théâtre français jouit d’une faveur naturelle des sociétés européennes : « Les différens peuples ont beau être attachés à leur genre d’écrire & de déclamer, ils ne peuvent s’empêcher d’être enthousiastes du théâtre Français. » Toutefois, cette description cache les efforts politiques et les relations de pouvoir qui influencent cette prédilection. Le phénomène de diffusion mise au service d’intérêts politiques montre clairement comment l’idéal cosmopolite peut être employé comme un camouflage d’aspirations hégémoniques : les cours européennes du XVIIIe siècle engagent souvent des troupes françaises afin d’agrandir leur prestige ; mais cette marque de distinction, contrôlée et guidée par des agents diplomatiques de la France, exerce également une influence sur les normes sociales de sorte que les imaginaires morales hétéroclites se rapprochent du point de vue français. En même temps, comme le montrent les nombreuses « traductions » de pièces françaises en Espagne, qui sont en réalité des « adaptations » conçues pour un autre contexte culturel, ou l’influence de l’Opéra italienne sur les scènes françaises et espagnoles, les confluences entre les diverses traditions théâtrales européennes mènent aux innovations dans les conditions matérielles de l’activité théâtrale, tels que les décors et les techniques de scène (cf. Arreguí 2000). En France comme en Espagne, celles-ci vont de pair avec une réforme théâtrale qui s’inscrit dans l’ascension sociale de la bourgeoise.
D’une part, notre section vise à rendre compte des apparitions et des significations du cosmopolitisme dans la société de spectacle française et européenne du XVIIIe, tant au niveau de la trame des œuvres théâtrales qu’à celui de la pratique et de la politique du spectacle, ce qui implique les productions en langue française dans les divers pays de l’Europe. D’autre part, la section se propose d’étudier les influences des genres dramatiques, des auteur.e.s ou des pièces particulières français dans d’autres pays européens, surtout ceux de langues romanes. Comment le théâtre s’intègre-t-il dans les discours esthétiques, politiques et philosophiques qui informent la pensée des Lumières en Europe ? Afin de répondre à ces interrogations, nous accueillerons des interventions à propos des sujets suivants :
Spectacle et économie : commerce européen des œuvres théâtrales et développement d’un marché international du spectacle ;
Pratiques de la traduction : transfert culturel au travers de la traduction d’œuvres choisies ;
Agents culturels et dynamiques de réception : étude des prérequis du transfert culturel, des initiatives personnelles et de l’accueil critique des pièces traduites et/ou importées ;
Théâtre et philosophie des Lumières : modèles moraux de la société, mise en scène du contact interculturel et leur diffusion transfrontalière par le biais des spectacles ;
Réformes théâtrales et société de spectacle interculturelle : la part du transfert culturel dans les réformes du spectacle au XVIIIe siècle, importation et adaptation de genres performatifs à l’échelle européenne et mondiale.
—
Nous attendons des propositions de contribution en allemand ou en français, les résumés n’excédant pas 500 mots (bibliographie exclue).
La soumission des résumés se fait à l’aide du formulaire ci-joint (cliquez). Veuillez envoyer votre proposition jusqu’au 31 janvier 2024 (date limite) aux adresses suivantes : matthias.kern [at] tu-dresden.de, schuchardt [at] uni-wuppertal.de.
Les notifications d’acceptation seront envoyées avant le 28 février 2024.