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Traces et approches des usages dans la culture populaire et médiatique 1880-2020 (Montréal)

Traces et approches des usages dans la culture populaire et médiatique 1880-2020 (Montréal)

Publié le par Marc Escola (Source : Matthieu Letourneux)

Appel de communications pour le colloque

Traces et approches des usages dans la culture populaire et médiatique (1880-2020) 

Coorganisé par Matthieu Letourneux (Université Paris Nanterre) et Chantal Savoie (UQAM)

Depuis près d’une centaine d’années, une succession d’ébranlements disciplinaires et de « grands tournants » épistémologiques ont favorisé la production de travaux portant sur les cultures populaires et médiatiques. Alors que ces corpus ont d’abord été étudiés du point de vue de leur altérité par rapport à la culture légitime, leur considération a progressivement induit un renouvellement des cadrages et méthodes visant à en rendre compte, afin d’en venir à les appréhender à partir de leurs manières propres de signifier.

Parmi les chantiers ouverts dans la foulée de ces transformations, les travaux portant sur les usages de la culture ont constitué un filon fertile. On en trouve déjà la trace chez Richard Hoggart durant la deuxième moitié des années 1950 ; mais les années 1980, avec les contributions phares de Michel De Certeau (L’invention du quotidien), Janice Radway (Reading the Romance), Anne-Marie Thiesse (Le Roman du quotidien), John Fiske (Reading the Popular), voire, dans une certaine mesure, celles de Pierre Bourdieu (La distinction) et de Stanley Fish (Is there a text in this class ?), ont contribué à orienter l’examen de la culture de grande consommation du côté des études de réception. Si le courant des fan studies est devenu, à partir des années 1990 mais surtout dans les années 2000, avec l’omniprésence d’Internet, le vecteur le plus visible de cette attention portée aux usages et à la productivité des gestes culturels posés par les fans (avec les travaux d’un Matt Hills ou d’un Henry Jenkins), il a peut-être occulté les autres pratiques de consommation, plus quotidiennes, plus banales. C’est à ces autres pratiques que ce colloque souhaite s’intéresser.

En effet, alors que les activités des fans semblent incarner la quintessence des usages de la culture populaire, d’autres pratiques, plus discrètes, recèlent un potentiel aussi vaste que peu étudié. Les lectures courantes, liées aux circonstances, celles, autrefois dissimulées, des productions délégitimées, celles, buissonnières, qui circulent dans les cours de récréation, ou transmises au contraire entre les générations, celles, jetables, liées aux circonstances de vacances ou de loisirs, celles, régulières, qui s’enracinent dans des habitudes, forment un ensemble de pratiques d’autant plus difficiles d’accès qu’elles ne sont guère médiatisées. Pourtant, elles n’en apparaissent pas moins comme des documents essentiels pour accéder à ce que Gramsci appelait « l’humus de la culture populaire », pratiques collectives, qui se réinventent parfois à partir d’usages anciens, et qui façonnent nos imaginaires et nos rapports à la culture, mais également ceux des classes dominées. Retrouver les pratiques passées – celles, aux XIXe et XXe siècles, des lectrices, des plus jeunes, des classes populaires, ou des populations et communautés marginalisées – apparaît comme un enjeu capital pour échapper à l’illusion d’une singularité de l’époque contemporaine. Or, parce que ces usages sont banals, ils sont difficiles à documenter, et imposent d’inventer de nouvelles approches et méthodes, afin de tenter de les comprendre et d’en intégrer l’impact dans une histoire culturelle plus inclusive. 

C’est d’autant plus nécessaire quand, s’éloignant de l’époque contemporaine, on se penche sur des pratiques passées – pas forcément anciennes d’ailleurs, tant dans ce domaine, la disparition d’un support peut entraîner en quelques décennies l’oubli des usages. Or, si l’on connaît aujourd’hui – pour ne prendre que quelques exemples – le rôle qu’ont joué sur les transformations des mœurs, en affectant les pratiques quotidiennes, individuelles et collectives, la presse au XIXe siècle, le cinéma dans le premier XXe siècle, le transistor et le disque vinyle dans les années 1960, ou le développement de la VHS dans les années 1980, on sous-estime le rôle d’autres supports de diffusion dans les sensibilités individuelles et collectives. Dès lors, l’accès aux pratiques est aussi un enjeu capital pour relire l’histoire de la culture populaire. Comprendre comment les objets de la culture de masse étaient utilisés, quelle signification ils prenaient dans les usages privés ou dans les échanges entre pairs, comment ils étaient investis collectivement ou individuellement, revient à questionner la manière dont ils faisaient effectivement culture, c’est-à-dire la façon dont ils prenaient sens.  

Traces, supports et matérialité

L’analyse des usages de la culture est indissociable de la matérialité des traces qu’ils ont laissées. Alors que les fan studies, à l’ère d’Internet, se déploient en mots et en images par de multiples plateformes (sources hautement périssables, certes, mais abondantes et aisément accessibles), les traces des usages « ordinaires »  de la culture populaire des décennies plus éloignées de nous n’ont souvent franchi l’épreuve du temps que par les hasards successifs de la collection et de la conservation privées, des marchés aux puces et autres brocantes et, parfois, d’un archiviste visionnaire ou insoumis. Inscriptions manuscrites dans des livres, magazines, programmes de spectacles, photographies, ephemera hétérogènes, fournissent ainsi des indices de l’appréciation des publics, de la circulation des documents, de rituels culturels variés. La presse à grand tirage fait pour sa part une large place à ses lectrices et lecteurs en leur ouvrant ses tribunes, petites postes, courriers et autres correspondances, qui regorgent de renseignements, de commentaires et de questions, offrant un matériau, aussi fertile qu’abondant, qui nous replace au cœur des enjeux de leur époque et agissent comme leviers pour déjouer nos a priori. Avec l’avènement des médias audiovisuels, et de la radio en particulier, les traces des usages et des publics s’adaptent et se déploient en différents gestes : demandes spéciales de chansons, participation à des concours, lettres adressées aux présentateurs vedettes, etc. Quelle cartographie des traces et supports pouvons-nous faire ? Quelles lignes de partages la structurent ? Comment pallier les limites des sources, leur accessibilité nécessairement parcellaire ?

Cadrages et méthodes

Déjà dans The Uses of Literacy (1957), Richard Hoggart pointe l’indissociabilité des comportements culturels et des styles de vie, constat qui induit des approches relationnelles. Dans le même ouvrage, l’auteur n’hésite pas non plus à puiser à ses propres souvenirs et à sa subjectivité pour combler les vides et les silences de ses sources. Quant à Michel de Certeau, sa conception de la « culture commune et quotidienne en tant qu’elle est appropriation (ou réappropriation) » (Certeau 1980, xi) le conduit à faire appel à l’histoire, à la philosophie, à l’anthropologie, à la linguistique et à la rhétorique, entre autres, outils qu’il met au service de gestes culturels invisibilisés (habiter, cuisiner), et ce pour mieux accorder son attention à la façon dont les pratiques s’arriment les unes aux autres pour constituer une « manière de penser, investie dans une manière d’agir » (Certeau 1980, xli). Chez Anne-Marie Thiesse (Le roman du quotidien : lecteurs et lectures populaire à la Belle Époque, 1984), la complémentarité des approches et l’interlisibilité des constats formulés dans chacune des parties de son ouvrage donne force et profondeur à l’analyse : s’ouvrant sur les résultats d’une enquête orale, c’est à partir de ces témoignages recueillis et de ce qu’ils permettent de recadrer qu’elle aborde ensuite les œuvres, puis les auteurs. Par ailleurs, les expériences singulières que constituent les travaux empiriques portant sur les usages de la culture sont fréquemment l’occasion de mettre en question nos propres biais, nos angles morts et, surtout, les limites de nos outils pour étudier des corpus qui ne deviennent des sources scientifiques que de manière accidentelle. À cet égard, la leçon de recadrage qu’offre Janice Radway lorsqu’elle rend compte de la nécessité d’adapter ses stratégies en fonction des entretiens menés avec le groupe de lectrices de Smithson (Reading the Romance : Women, Patriarchy, and Popular Literature, 1984) reste exemplaire.

Études de cas

Dans le cadre de ce colloque, nous accueillerons des propositions qui mettront en évidence des usages collectifs ou individuels des produits de la culture populaire et médiatique sur une période courant du XIXe au XXIe siècle ; les études ne devront pas nécessairement se limiter au périmètre de l’imprimé et pourront s’ouvrir à tous les médias. On sera particulièrement attentifs aux propositions suivantes : 

-        Analyse des pratiques collectives largement partagées, mais minorées ou mal identifiées (comme celles des lecteurs issus des classes populaires décrites par Richard Hoggart) ; 

-        Mise en évidence de pratiques minoritaires, ou associées à des communautés interprétatives spécifiques, détournant de leurs usages des objets produits en masse (comme celles caractéristiques des sous-cultures étudiées par Dick Hebdige, ou celles des contre-publics, théorisées par Michael Warner) ; 

-        Étude de pratiques singulières, intimes : activités enfantines, pratiques privées ou familiales, conduites transgressives ou divergentes, qu’il s’agira de documenter au plus près des usages ; 

-        Réflexions sur des pratiques disparues, dont la signification ne nous apparaît plus clairement, en particulier quand les supports de diffusion qui les portaient n’existent plus ou ont perdu de leur importance culturelle : cinéphilie de VHS, culture de la mix-tape, journalisme amateur et fanzinophilie ; clubs de cinéphilie...

-        Une attention particulière sera portée aux propositions mettant en avant des méthodologies originales pour identifier des usages : étude des traces de leur lecture laissées par les usagers, exploration des marginalia, entretiens et sources orales, analyse des collections comme formalisation des usages, etc.

-        L’exploration d’archives inédites sera également valorisée : matériaux amateurs, archives familiales, correspondances pourront ainsi donner lieu à une présentation, si elles permettent de mettre en évidence la singularité de pratiques concrètes.

  •        L’analyse des usages d’objets peu étudiés de la culture populaire, sera également bienvenue – à l’instar des médias disparus (petits formats italiens, romans photos) ou des pratiques amatrices oubliées ou déclinantes (fanzines au format papier, scrapbooks, correspondance d’amateurs, clubs enfantins, encadrements religieux ou politiques).

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Les propositions de communications (250 mots) doivent être accompagnées d’une brève notice biographique (100 mots) et être transmises avant le 1er décembre 2023 à l’adresse suivante : hist.cult.nd@uqam.ca.

Le colloque se tiendra les 28, 29 et 30 mai 2024 à l’Université du Québec à Montréal.

Bibliographie

Bourdieu, Pierre (1979), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit.

De Certeau, Michel ([1980] 1990), L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard (Folio essais).

Fish, Stanley (1980), Is there a text in this class? The authority of interpretive communities, Cambridge, Harvard University Press.

Fiske, John (1989a), Reading the Popular, New York, Routledge.

Fiske, John (1989b), Understanding Popular Culture, New York, Routledge.

Gramsci, Antonio, « Problèmes de critique littéraire », dans Gramsci dans le texte. De l’Aventi aux derniers écrits de prison (1916-1935), Paris, Éditions sociales, 1975, réédité sur le site de la collection « Les classiques des siences sociales », URL : < http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/dans_le_texte.html >.

Hebdige, Dick (1988), Subculture : the Meaning of Style, London, Routledge.

Hermes, Joke (1995), Reading Women’s Magazines : an analysis of everyday media use, Cambridge, Polity Press.

Hills, Matt (2002), Fan Cultures, London, Routledge.

Hoggart, Richard (1957), The Uses of Literacy, Londres, Chatto and Windus.

Jenkins, Henry (1992), Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture, New York, Routledge.

Price, Leah (2012), How to do Things with Books in Victorian Britain, Princeton et Oxford, Princeton University Press.

Radway, Janice (1984), Reading the Romance; Women, Patriarchy and Popular Literature, Chapel Hill, Londres, University of North Carolina press.

Saler, Michael (2012), As If, Modern Enchantment and the Literary Prehistory of Virtual Reality, Oxford, Oxford University Press

Thiesse, Anne-Marie (1984), Le roman du quotidien : lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Le Chemin vert.

Warner, Michael (2005), Publics and Counterpublics, New York, Zone Books.