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Pratiques et usages de l’autothéorie au Québec

Pratiques et usages de l’autothéorie au Québec

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Michaël Trahan)

Pratiques et usages de l’autothéorie au Québec

Colloque organisé par Nicholas Dawson, Michaël Trahan et Karianne Trudeau Beaunoyer
Maison de la littérature, Québec — 23 et 24 mai 2024

L’autothéorie se caractérise par l’intégration de développements théoriques dans des récits autobiographiques ou des textes personnels adoptant un mode explicitement subjectif. Comme le souligne la chercheuse Lauren Fournier, autrice de travaux pionniers sur le sujet, la notion d’autothéorie, qui émerge au début du 21e siècle, cherche à décrire des œuvres alliant l’expérience vécue et la pensée conceptuelle, la théorie et l’autobiographie, la création et la critique, dans une perspective souvent féministe et interdisciplinaire. Si on peut en faire remonter la genèse à la fin des années 1990, c’est la parution des The Argonauts de Maggie Nelson, en 2015, qui donne à l’autothéorie un rayonnement plus important. La quatrième de couverture du livre le décrit alors comme une œuvre d’« autotheory » (entre guillemets), et insiste sur son hybridité générique et sur sa façon singulière de penser le désir et l’identité. Le terme n’est pas repris dans la traduction française, deux ans plus tard, où on situe simplement le livre à mi-chemin entre l’essai et l’autofiction. En entrevue, Nelson explique sans détour qu’elle a emprunté le terme à Paul B. Preciado, qui l’utilise en ouverture de Testo Junkie (2008), un ouvrage qui raconte l’administration quotidienne, pendant près d’une année, de testostérone synthétique. Chez Preciado, l’expérience individuelle est vécue comme un acte de résistance, ce qui lui fait prendre ses distances avec l’autofiction pour revendiquer ce qu’il décrit plutôt comme « une fiction autopolitique ou une autothéorie ». Au-delà des parti pris et des choix esthétiques, cette filiation donne à sentir la radicalité de l’engagement existentiel et politique qui fonde la démarche autothéorique, où il s’agit chaque fois de théoriser au « je » en brouillant les frontières entre la pensée philosophique et l’autobiographie. 

Ces brouillages peuvent avoir une valeur aussi littéraire que politique, comme c’est le cas chez Gloria Anzaldúa avec la « autohistoria-teoría » et Audre Lorde avec la « biomythography » : cela donne des textes hybrides, frontaliers et métissés, informés par un processus de conscience de soi au service de l’engagement politique et d’un travail pour la justice sociale, qui empruntent à l’histoire, au récit, au mythe, au conte, à la poésie, aux arts visuels, autant qu’à la critique, à l’étude, à l’anlayse politique et à la philosophie. Borderlands/La Frontera d’Anzaldúa (1987) et Zami de Lorde (1982), deux livres qu’on peut considérer comme précurseurs de l’autothéorie contemporaine, sont des ouvrages qui ne cachent pas leur objectif militant, en faveur de relations égalitaires non seulement entre les individus, mais aussi entre les formes de savoir, les langues, les pratiques artistiques et les expériences vécues.

Au Québec, les approches autothéoriques de la littérature connaissent actuellement un essor important. Même si peu d’écrivain·e·s s’en réclament explicitement, plusieurs livres parus ces dernières années arrivent à se tenir, de façon singulière et engagée, entre le récit de soi et l’essai. On peut penser, par exemple, à Maquillée (2020) de Daphné B., un essai poétique qui prend appui sur une obsession personnelle pour le maquillage afin de réfléchir à l’industrie de la beauté, ou à Désormais, ma demeure (2020) de Nicholas Dawson, un récit sur la dépression, dans lequel le dialogue avec des œuvres d’art et de pensée offre à l’écrivain les moyens d’aller au-delà de sa propre expérience. Plus récemment, on peut penser à Encore (2023) de Marie Darsigny, où la toxicomanie est racontée d’une façon qui s’appuie à la fois sur l’expérience vécue et le discours savant, et à Mise en forme (2023) de Mikella Nicol, où s’entremêlent le récit d’une rupture amoureuse, une réflexion sur les violences commises envers les femmes et une méditation personnelle sur le sport et l’entraînement. On pourrait multiplier les exemples d’œuvres qui reposent sur un ancrage existentiel manifeste, et qui font un usage performatif de la citation. Pour la plupart des prix littéraires, ces livres sont considérés tantôt comme des récits, tantôt comme des essais, parfois même comme de la poésie, mais dans les journaux et les magazines spécialisés, il est fréquent de voir la critique saluer leur hybridité et leur capacité de se tenir à mi-chemin de plusieurs genres littéraires, comme si on ne pouvait les réduire à une perspective unique. 

L’autothéorie est une approche qui a des liens avec le récit, la poésie et la performance, mais aussi avec les écritures essayistiques et non fictionnelles. Dans un monde littéraire si prompt à la catégorisation, comment faire appel à une notion aussi poreuse et plurielle? Quels potentiels sont-ils activés lorsqu’on choisit d’identifier un projet à l’autothéorie? La question n’est pas ici de déterminer de quelle combinaison de genres littéraires relèverait l’autothéorie, mais d’essayer de voir comment l’hybridité ou l’indécidabilité de certaines œuvres, qui font un usage libre et souverain des genres, des formes et des postures pour aborder des enjeux sociaux et des trajectoires intimes, peut résonner avec les ressources offertes par l’autothéorie. On pourrait envisager sous cet angle des livres comme Armer la rage (2022) de Marie-Pier Lafontaine, qui se tient entre l’essai et le récit pour penser la puissance de l’écriture devant l’emprise du trauma personnel, Tu choisiras les montagnes (2022) d’Andréane Frenette-Vallières, qui fait apparaître, au cœur d’un essai sur la violence conjugale, une voix poétique permettant au sujet de reconquérir l’espace dont il a besoin pour résister, ou Les allongées (2022) de Jennifer Bélanger et Martine Delvaux, un ensemble de fragments qui abordent la douleur chronique à partir d’un corpus vaste et diversifié, mais aussi à partir d’un savoir expérientiel nourri par l’existence des autrices. S’il faut veiller à ne pas ramener l’entièreté de la production essayistique à l’autothéorie, il semble pertinent d’envisager l’essor actuel de cette pratique sous l’angle d’une critique, voire d’une mise à mal du monopole universitaire du discours savant. Comme le remarque avec justesse l’écrivaine et professeure Arianne Zwartjes, l’autothéorie « débarrasse la voix théorisante de toute prétention à la neutralité, à l’objectivité ». En prenant appui sur l’expérience vécue, l’autothéorie jette un éclairage critique sur des problèmes structurels et systémiques. Le savoir qu’elle génère est certes situé, mais ses résonances politiques sont manifestes. 

Il va de soi que l’autothéorie n’a pas une histoire homogène, et l’objectif de ce colloque n’est pas d’en écrire une non plus. Plus simplement, il s’agira d’explorer les possibilités de l’autothéorie, à l’intérieur et à l’extérieur de l’université. Comment, par exemple, envisager la place de l’autothéorie dans le renouveau des pratiques autobiographiques contemporaines? De quelle manière permet-elle de penser à nouveaux frais l’articulation entre la littérature et les autres champs du savoir? Quel rôle peut-on lui attribuer dans le tournant affectif et performatif des sciences humaines et sociales? Quelle incidence peut-elle avoir sur nos conceptions de la recherche-création, et sur la formation universitaire dans ce domaine? Comment est-ce que l’expérience de la vulnérabilité peut complexifier le rapport que nous entretenons au savoir? De telles perspectives, qui prennent au sérieux la dimension existentielle du travail créateur, seront au cœur de la réflexion.

Si le colloque prend pour point de départ la littérature contemporaine au Québec, il faut voir là, plutôt qu’une frontière disciplinaire et géographique à respecter scrupuleusement, un horizon ou un point focal qui servira avant tout à ouvrir le dialogue. En ce sens, il serait tout à fait pertinent, par exemple, de jeter un éclairage sur les filiations, les déplacements et les négociations transnationales et multilingues qui participent à la reconfiguration actuelle de l’autothéorie, ou encore d’adopter une perspective résolument interdisciplinaire afin de considérer ses résonances dans les autres arts.

Les présentations, qui aborderont des enjeux de recherche ou de création, peuvent porter sur des études de cas, des questions théoriques ou encore des enjeux d’écriture (les prises de parole d’écrivain·e·s et d’artistes sont les bienvenues). Elles devront durer une vingtaine de minutes et pourront prendre la forme de conférences ou d’interventions de recherche-création. 

Les propositions, d’au plus 300 mots, devront être accompagnées d’une courte notice biobibliographique. Elles doivent être transmises par courriel avant le 4 décembre 2023 à l’adresse suivante : michael.trahan@lit.ulaval.ca.

Comité scientifique
Nicholas Dawson
Andréane Frenette-Vallières
Catherine Mercier
Michaël Trahan
Karianne Trudeau Beaunoyer

Bibliographie
Anzaldúa, Gloria, Borderlands/La Frontera. The New Mestiza. San Francisco, San Francisco Aunt Lute Books, 1987.
B., Daphné, Maquillée, Montréal, Marchand de feuilles, 2020.
Bélanger, Jennifer et Delvaux, Martine, Les allongées, Montréal, Héliotrope, 2022.
Darsigny, Marie, Encore. Conte de toxicomanie tranquille, Montréal, Remue-ménage, 2023.
Dawson, Nicholas, Désormais, ma demeure, Montréal, Triptyque, 2020.
Fournier, Lauren, Autotheory as Feminist Practice in Art, Writing, and Criticism, Cambridge, MIT Press, 2021.
Frenette-Vallières, Andréane, Tu choisiras les montagnes, Montréal, Le Noroît, 2022.
Lafontaine, Marie-Pier, Armer la rage. Pour une littérature de combat, Montréal, Héliotrope, 2022.
Lorde, Audre, Zami: A New Spelling of My Name, Boston, Beacon Press, 1982.
Nelson, Maggie, The Argonauts, Minneapolis, Graywolf Press, 2015.
Nicol, Mikella, Mise en forme, Montréal, Le cheval d’août, 2023.
Preciado, Paul B., Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Points, 2021 [2008].
Zwartjes, Arianne, « Under the Skin: An Exploration of Autotheory », Assay: A Journal of Nonfiction Studies, vol. 6, no 1 (automne 2019), en ligne : https://www.assayjournal.com/arianne-zwartjes8203-under-the-skin-an-exploration-of-autotheory-61.html.