Les autochtones et/dans les arts et les littératures du Canada francophone contemporain (Passau, Allemagne)
Colloque international
Les autochtones et/dans les arts et les littératures du Canada francophone contemporain
du 12 au 13 juillet 2024
à l’Université de Passau (Allemagne)
Comme le souligne Simon Harel dans son essai Place aux littératures autochtones (2017), les textes appartenant à ces dernières sont devenus de plus en plus nombreux depuis les années 1970, à la suite de la publication bilingue de l’ouvrage autobiographique d’An Antane Kapesh, Je suis une maudite sauvagesse / Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu (1976). La colonisation ayant eu une influence néfaste sur la transmission de la littérature orale, ce livre est considéré comme le point de départ du renouveau de la littérature autochtone moderne. Notamment depuis les années 1990 (Boudreau 1993), un nombre grandissant de productions littéraires et filmiques créées par les autochtones ou les mettant en scène ont vu le jour. Celles-ci constituent un corpus riche et polymorphe qui illustre des thèmes problématiques et souvent traumatiques, mais qui relève en même temps d’un projet de dé-victimisation, de quête et de découverte de soi, ainsi que d’interrogation, de revendication et de création de sa place dans le monde. Ainsi, par-delà la rhétorique de la vérité et de la réconciliation, ces œuvres reviennent de façon récurrente à des questions comme le rapport entre l’autochtone et le colon, la (mé)connaissance de l’autre, l’impact du colonialisme sur les Inuits, les Métis et les Premières Nations, la vie, la mort et l’abus sexuel, émotionnel et physique dans les écoles résidentielles, la vie dans les réserves, les revendications territoriales et le désir d’autonomisation des autochtones, de même que leurs intentions de s’autogouverner et s’autoreprésenter après avoir longtemps été l’objet de représentations souvent réductrices, voire déshumanisantes. Mentionnons également des sujets comme l’amitié et les liens familiaux et communautaires, les identités ethniques et de genre et la relation au corps, à l’écriture, à la nature, à l’espace et au territoire – le terme « autochtone » désignant en premier lieu une relation à un territoire.
Les créations artistiques, littéraires, théâtrales et filmiques des communautés autochtones du Canada francophone, notamment du Québec – pensons à la poésie, représentée par des autrices innues comme Joséphine Bacon, Maya Cousineau Mollen, Natasha Kanapé Fontaine, Carole Labarre ou Marie-Andrée Gill, ou par les poètes wendat Louis-Karl Picard-Sioui et Jean Sioui, au roman (comme ceux de Michel Jean, de l’Innue J. D. Kurtness, de la Crie-Métisse Virginia Pésémapéo Bordeleau, ou encore l’ouvrage profondément poétique Kuessipan de l’écrivaine innue Naomi Fontaine, adapté à l’écran par Myriam Verreault), aux romans graphiques de l’Algonquin Michel Noël ou aux romans jeunesse de la Wendat Isabelle Picard, au genre épistolaire (Shuni de Naomi Fontaine, publié en 2019, ou la correspondance, parue l’année suivante, entre Virginia Pésémapéo Bordeleau et François Lévesque), à l’essai et aux spectacles de l’Huronne-Wendat Jocelyn Sioui, aux spectacles des artistes abénakises Nicole O’Bomsawin et Élise Boucher-DeGonzague ou à des documentaires biographiques à l’instar de Je m’appelle Kahentiiosta (1996) de l’Abénakise Alanis Obomsawin – ont également gagné en visibilité grâce à des stratégies éditoriales, d’entrepreneuriat et de management culturel qui constituent souvent le résultat de l’initiative et du travail d’acteur.e.s autochtones ou de leur collaboration avec les communautés non autochtones. Pensons à la maison d’édition Mémoire d’encrier, l’une des premières à publier un grand nombre d’écrivain.e.s autochtones, à la maison d’édition et la librairie éponyme Hannenorak, fondées par Jean et Daniel Sioui et dédiées exclusivement à la publication et diffusion de la littérature des Premières Nations, à la création et promotion de prix littéraires ou de festivals comme « Kwe ! » et « Présence autochtone », ou encore au « Salon du Livre des Premières nations ». S’y ajoutent les collaborations entre des autochtones et des écrivain.e.s ou chercheur.e.s allochtones engagé.e.s dans des projets de réconciliation et de justice sociale et qui consistent en la publication d’histoires littéraires (comme l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec : oralité et écriture de 1993 de Diane Boudreau, l’Histoire de la littérature inuite du Nunavik de Nelly Duvicq, parue en 2019, et Une histoire de la littérature innue de Myriam St-Gelais, publiée en 2022), d’anthologies de littérature autochtone (Gatti 2004/2009 ; Morali 2008/2017 ; Fontaine, Dezutter et Létourneau 2017 ; Bacon, Morali et Mestokoscho-Paradis 2021) et d’ouvrages rédigés « à quatre mains » (Désy et Mestokosho 2010 ; Kanapé Fontaine et Béchard 2017), de même que la traduction en français, voire dans d’autres langues, de textes écrits dans des langues autochtones – pensons à l’autobiographie de Taamusi Qumaq, Je veux que les Inuit soient libres de nouveau, rédigée en inuktitut et traduite en français par Louis-Jacques Dorais (2010). Dans la même optique, il convient de mentionner les activités d’enseignement et de recherche universitaire qui explorent les différents aspects des espaces et des présences autochtones, de même que la représentation de ces dernières dans le cinéma et la littérature. Contentons-nous d’évoquer les travaux de Louis-Edmond Hamelin, fondateur en 1961 du Centre d’études nordiques à l’Université Laval, les recherches du Groupe d’études inuit et circumpolaires (GÉTIC) créé en 1987, celles menées dans le cadre du Laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique fondé par Daniel Chartier et celles du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA) de l’Université Laval, de même que des travaux de chercheur.e.s comme Isabelle St-Amand, Joëlle Papillon et Marie-Ève Bradette, pour n’en nommer que quelques-un.e.s, et la création de revues devenues des espaces de prédilection de la diffusion de la réflexion des sciences humaines et sociales sur les autochtones, telles que les Cahiers du CIERA, Études/Inuit/Studies ou encore Recherches amérindiennes au Québec.
Souvent d’inspiration autobiographique, la littérature, l’art et le cinéma autochtones contemporains sont conçus comme une sphère de désinvisibilisation et de réappropriation de langues et de traditions ancestrales et d’un héritage culturel dont les communautés autochtones ont été dépossédées, mais aussi de leur propre corporéité, qui a longtemps constitué un objet de domination, voire d’annihilation coloniale. Les productions artistiques autochtones contemporaines sont innovantes au niveau esthétique et stylistique ; elles pratiquent l’éclectisme et l’hybridation générique et se manifestent à travers une multitude de formes (la poésie, l’essai, le roman, le récit, la peinture, le spectacle théâtral, le storytelling, la bande dessinée, la littérature jeunesse, le film documentaire, l’adaptation à l’écran de textes littéraires narratifs, etc.). Elles tracent en même temps les contours d’un terrain d’exploration et de réflexion sur le vivant, héritant d’un passé complexe teinté de colonialisme, d’assimilation, de silence forcé et d’oubli imposé, défini par un présent valorisant le travail de mémoire et la prise de parole, et dont l’avenir est à construire.
Ce travail de désinvisibilisation invite cependant à être examiné de près, puisqu’il soulève de nombreuses interrogations qui lient indissolublement les figures de l’autochtone à celles du colon avec qui les premières partagent le monde, même si elles ne l’habitent souvent pas de la même manière – comme le suggère entre autres le manifeste écologique Une civilisation de feu (2023) de la politologue Dalie Giroux, qui oppose la conscience environnementale des communautés autochtones à l’élan prédateur de l’homme blanc. En effet, la visibilité autochtone se décline de nos jours sous un double prisme, car à la multiplication des autoreprésentations s’ajoutent de nombreuses hétéro-images, symptomatiques des mouvements et mécanismes culturels, politiques et sociaux contemporains de réconciliation. Cela fait que le portrait réducteur, caricatural, voire déshumanisant de l’autochtone qui avait dominé la création artistique (avec certes des exceptions, comme le roman populaire L’impératrice de l’Ungava d’Alexandre Huot, paru en 1927) donne lieu à des illustrations plus nuancées, où la mise en scène de l’autre entraîne également une remise en question de soi. C’est dans cette lignée que s’inscrivent, par exemple, les romans d’inspiration autobiographique de Juliana Léveillé-Trudel ou de Felicia Mihali.
Que ce soit à l’écran, sur la scène, dans un texte littéraire ou dans tout autre type de discours ou de pratique artistique, la désinvisibilisation par les hétéro-images pose non seulement des problèmes esthétiques, mais aussi éthiques, politiques et de justice sociale. En effet, la représentation de l’autre se forge, on le sait d’Edward Saïd, en relation avec des mécanismes de définition, d’appropriation, de colonisation, d’assimilation et de pouvoir symbolique que l’on s’octroie sur la population ou la culture qui en fait l’objet. Par son usage du passé et sa mise en scène des enjeux du monde actuel, le corpus qui nous intéresse problématise ainsi des thématiques qui dépassent et englobent les études littéraires et cinématographiques, les études culturelles, féministes et queer et les indigenous studies. Ces questions concernent des notions et pratiques comme la colonisation et la décolonialité, le racisme, la cancel culture et les limites de la liberté d’expression (notion par ailleurs souvent mal comprise, comme l’a montré Stanley Fish dans son essai de 1994) dans une société démocratique, les différentes façons d’habiter le monde et la responsabilité face au vivant à l’époque de l’urgence climatique.
Procédant à l’exercice d’imagination proposé par Terence Cave dans son plus récent ouvrage, dans lequel il invite le lecteur à imaginer un musée où les créations de toutes les cultures du monde seraient juxtaposées et présentées en synchronie (2022 : 17), nous envisageons ce colloque comme un espace juxtaposant et problématisant, à travers toute grille disciplinaire, interdisciplinaire ou comparative pertinente, les mises en scène des autochtones dans le Canada francophone d’aujourd’hui. Comme le précise le chercheur et théoricien littéraire britannique : « […] presenting local stories and histories in close juxtaposition […] would illustrate the possibilities and constraints of human culture, and of the cognitive engines that drive it ; it would make palpable any potential constants or ‘universals’. Yet these would always emerge in and through particular instances and their infinitely differentiated inflections. All of these, in turn, would appear as aspects of a single economy or ecology. The one and the many would be fused, mutually defining » (Cave 2022 : 17). Envisageant la recherche non seulement comme une activité d’exploration mais aussi comme un acte de résistance, dans la lignée développée par Leslie Brown et Susan Strega dans leur ouvrage Research as Resistance : Revisiting Critical, Indigenous, and Anti-Oppressive Approaches (2015), l’objectif de ce colloque est d’étudier les représentations contemporaines allochtones et autochtones de ces derniers dans les productions artistiques du Canada francophone, accordant une attention particulière aux mécanismes du processus de définition mutuelle évoqué ci-dessus par Terence Cave.
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Modalités de soumission d’une proposition :
Les propositions de communication ne devront pas dépasser 300 mots et seront accompagnées d’une notice bio-bibliographique d’environ 150 mots.
Elles seront envoyées par email au format Word à Marina.Hertrampf@uni-passau.de et diana.mistreanu21@gmail.com avant le 20 octobre 2023.
Calendrier :
-date limite de la soumission de la proposition : avant le 20 octobre 2023 ;
-notification d’acceptation : avant le 30 octobre 2023 ;
-dates du colloque : 12 et 13 juillet 2024.
Comité d’organisation :
Prof. Marina Ortrud M. Hertrampf et Dr. Diana Mistreanu, Université de Passau
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Ouvrages cités :
Antane Kapesh, An. Je suis une maudite sauvagesse / Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu, Montréal, Leméac, 1976.
Bacon, Joséphine, Laure Morali et Lydia Mestokosho-Paradis. Nin Auass. Moi l’enfant : Poèmes de la jeunesse innue, Montréal, Mémoire d’encrier, 2021.
Boudreau, Diane. Histoire de la littérature amérindienne au Québec : oralité et écriture, Montréal, L’Hexagone, 1993.
Brown, Leslie et Susan Strega (éds.). Research as Resistance : Revisiting Critical, Indigenous, and Anti-Oppressive Approaches, Toronto, Canadian Scholars’ Press, 2015.
Cave, Terence. Live Artefacts. Literature in a Cognitive Environment, Oxford, Oxford University Press, 2022.
Désy, Jean et Rita Mestokosho. Uashtessiu / Lumière d’automne, Montréal, Mémoire d’encrier. 2010.
Duvicq, Nelly. Histoire de la littérature inuite du Nunavik, Québec City, Presses de l’Université du Québec, 2019.
Fish, Stanley. There Is No Such Thing as Free Speech… And It’s a Good Thing, Too, Oxford, Oxford University Press, 1994.
Fontaine, Naomi, Olivier Dezutter et Jean-François Létourneau. Tracer un chemin / Meshkanatsheu. Écrits des premiers peuples, Wendake, Hannenorak, 2017.
Fontaine, Naomi. Shuni, Montréal, Mémoire d’encrier, 2019.
Gatti, Maurizio (éd.). Littérature amérindienne du Québec : écrits de langue française, Montréal, BQ (Bibliothèque québécoise), 2009.
Giroux, Dalie. Une civilisation de feu, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023.
Harel, Simon. Place aux littératures autochtones, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017.
Kanapé Fontaine, Natasha et Deni Ellis Béchard. Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme, Montréal, Écosociété, 2017.
Morali, Laure (éd.). Aimititau ! Parlons-nous !, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017.
Obomsawin, Alanis. Je m’appelle Kahentiiosta, film documentaire, 1995.
Pésémapéo Bordeleau, Virginia et François Lévesque. La bienveillance des ours. Correspondance, Rouyn-Noranda, Éditions du Quartz, 2020.
Qumaq, Taamusi. Je veux que les Inuit soient libres de nouveau. Autobiographie (1914-1993), Québec City, Presses de l’Université du Québec, 2010, trad. de l’inuktitut par Louis-Jacques Dorais.
St-Gelais, Myriam. Une histoire de la littérature innue, Québec City, Presses de l’Université du Québec, 2022.