Appel à contributions
Henri Raczymow. « Sauver les noms »
Annelies Schulte Nordholt & Fransiska Louwagie, dir.
L’œuvre d’Henri Raczymow, qui compte aujourd’hui plus de quarante ouvrages, est celle d’un écrivain extrêmement fécond. A l’origine de cette vocation, on le sait, il y a le vide, le trou béant ouvert par la Shoah dans sa famille d’origine juive-polonaise, et sa propre situation d’écrivain né après, n’ayant que la « mémoire trouée » pour imaginer l’univers d’avant sa naissance. Mais ce vide est paradoxalement le moteur de son œuvre. Choisissant tantôt la fiction, tantôt le récit autobiographique ou l’essai littéraire, Raczymow construit en effet une œuvre aussi riche que cohérente, de plus en plus remarquée de nos jours.
Son dernier récit en date, L’arrière-saison des lucioles (2023) résume bien l’enjeu principal de cette œuvre. Les lucioles du titre désignent des personnes côtoyées autrefois – proches ou moins proches – qui ont aujourd’hui disparu et dont seul le nom subsiste en nous : elles sont devenues « un ver luisant, une luciole, une toute petite lumière qui s’éteindra avec vous. A moins que vous n’inscriviez ce nom sur la page d’un livre que vous écrirez […] » Qu’on mesure à la fois la modestie et l’envergure de cette vocation d’écrivain : elle consiste à « renommer les morts et aussi les vivants, c’est-à-dire les morts en puissance », à « sauver les noms »[1]. Pour Raczymow, « sauver les noms » c’est quêter attentivement les traces presqu’effacées de quelqu’un, suivre son parcours et le réinscrire dans un livre. Cela implique non de ressusciter la personne par l’écriture mais de présenter sa mémoire sans en combler les trous, comme il le dit dans « La mémoire trouée ».
Cette œuvre ne se confond pas avec une littérature de la mémoire, même si Un cri sans voix est un des grands romans de la Shoah, un des premiers à interroger celle-ci du point de vue d’un protagoniste né après et qui n’est donc « ni victime ni rescapé ni témoin de l’événement »[2]. Roman expérimental, novateur quant à sa forme, dont le sens est loin d’être épuisé. C’est aussi le cas des Contes d’exil et d’oubli, tentative de dire la Pologne disparue des ancêtres par les contes, la poésie, les chansons yiddish et l’imagination. Le narrateur et le protagoniste de ce récit, et de Rivières d’exil, est un jeune homme d’origine juive-polonaise, alter ego de l’auteur, qui grandit dans le Belleville d’après-guerre, nourri par les ‘contes et légendes’ racontés par son grand-père.
Cet investissement par l’imagination est accompagné par un deuxième volet basé sur le dépistage d’êtres chers, qui assimile tout un pan de cette œuvre à la littérature d’enquête. C’est surtout le cas de la série des récits autobiographiques, qui forment une véritable galerie de portraits de ses proches. Portrait de la mère d’abord, dans Le plus tard possible et Le cygne invisible, qui tournent autour de la problématique de l’enfant « chandelle mémorielle », destiné à réparer la perte de Heinz, son oncle maternel mort en déportation. Portrait du père résistant et communiste, dans Te parler encore et tout récemment dans L’arrière-saison des lucioles. Portrait du frère, mort jeune, dans Eretz, qui cerne également le rapport de l’auteur à Israël. La série de ces récits autobiographiques trouve son accomplissement dans Heinz, extraordinaire enquête sur l’oncle maternel assigné à résidence dans un village des Charentes puis arrêté et déporté à Majdanek, à vingt ans. Plusieurs richesses de ces récits restent à explorer : leur quête mémorielle et identitaire ; leur dimension topographique, enracinant la mémoire de l’auteur dans les lieux ; les manières dont les littératures juives – bibliques, populaires – s’inscrivent dans ces récits ; l’art de l’humoriste qu’est également Raczymow, passant souvent par l’auto-dérision…
Les essais critiques forment un troisième pan de son œuvre, où Raczymow a développé une voix qui lui est propre. Proust, Flaubert, Joyce, Sachs, Renard, Jabès, Berl, Albert Cohen… : la liste de ses essais est longue ; malgré leur érudition, ces textes n’ont rien d’une critique littéraire académique. Ces essais sont écrits à partir d’une franche admiration pour ces œuvres mais jamais Raczymow n’érige Proust ou Flaubert en monument intangible. Il lit leur œuvre en écrivain, ne craignant pas, en fils irrévérencieux, de les imiter ou de les réécrire. Ses écrivains favoris, il les poursuit inlassablement, leur emboitant le pas, dans leurs œuvres mais aussi dans leur vie, qu’il mêle inextricablement à la sienne. Dans Le cygne de Proust par exemple, Raczymow se met lui-même en scène comme un lecteur passionné qui mène une enquête sur Charles Haas, un des modèles du personnage de Swann. Essai qui met à nu toute une série d’interférences entre fiction et réalité, moments fascinants où le texte déborde vers la vie (celle de Haas, de Proust ou de Raczymow). Le cygne de Proust explore aussi un autre thème récurrent dans ses essais, celui de l’échec en littérature. C’est le thème de Pauvre Bouilhet : en se plongeant dans la vie de cet ami proche de Flaubert, éclipsé par lui, Raczymow découvre d’étroites ressemblances entre les deux hommes, dont l’un est resté mondialement célèbre, l’autre a été oublié. La réflexion sur l’échec en littérature est aussi au centre de sa monumentale biographie de Maurice Sachs et de l’étonnante enquête sur L’homme qui tua René Bousquet, où il portraiture l’assassin de Bousquet comme un écrivain manqué.
La richesse et l’envergure de l’œuvre, le succès de ses ouvrages récents et les questions d’ensemble qui restent à explorer : tout cela fait qu’un travail collectif s’impose aujourd’hui afin de faire le tour de l’œuvre et de la faire découvrir à de nouveaux lecteurs. Cet appel à contributions vise à réunir des travaux académiques qui feront l’objet d’un recueil composé en collaboration avec Henri Raczymow, et comprenant aussi des textes d’auteur.
Voici quelques pistes, nullement exclusives :
- L’archive littéraire de Raczymow ; sa réécriture d’autres textes
- Une littérature de la postmémoire ?
- Une littérature d’enquête ?
- Ecriture de soi et psychanalyse
- La quête identitaire
- L’apport du yiddish : langue, littérature, chanson (par exemple la proximité de Contes d’exil et d’oubli et de Rivières d’exil par rapport aux œuvres de Y.L. Peretz et aux contes hassidiques de Buber et Elie Wiesel)
- Raczymow conteur
- Raczymow humoriste : le pastiche, la parodie, l’autodérision...
- Une nouvelle pratique de l’essai littéraire, entre l’essai et le récit autobiographique
- Le questionnement sur le rôle de la littérature, sur sa légitimité
- Le travail sur la photographie
…
Les propositions de doctorants et chercheurs en début de carrière sont vivement encouragées.
Informations pratiques
Propositions (titre, résumé de 250 mots max. + bio-bibliographie de 50 mots max.) : 1er octobre 2023
Réponse aux propositions : fin octobre 2023
Articles (7000 mots max., bibliographie non-comprise) : 1er mai 2024
Parution prévue pour 2025.
Une bibliographie de l’œuvre de Raczymow et de la littérature secondaire est disponible sur sa page Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Raczymow
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Les propositions sont à envoyer aux deux directeurs du volume :
Dr. Annelies Schulte Nordholt, Université de Leiden, Pays-Bas : a.e.schulte@hum.leidenuniv.nl
Dr. Fransiska Louwagie, Université d’Aberdeen, Royaume-Uni : Fransiska.Louwagie@abdn.ac.uk
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Sur les directeurs du volume
Annelies Schulte Nordholt enseigne la littérature moderne et contemporaine à l’Université de Leiden, Pays-Bas. Elle est spécialiste de Blanchot, de Proust et de la littérature de la génération d’après sur la Shoah, sur laquelle elle a publié notamment Perec, Modiano, Raczymow. La génération d’après et la mémoire de la Shoah (2008) et le volume collectif Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui (2008). Elle a publié de nombreux articles sur l’œuvre de Raczymow, notamment dans Neophilologus, Lettres Romanes et Journal of Modern Jewish Studies (dossier « Writing the memory of the Shoah at the turn of the century ») ; le dernier en date est « Heinz d’Henri Raczymow. Une écriture du silence », Cédille. Revista de Estudios franceses, 2015, no. 5, pp. 215-231 (accessible en ligne). Son livre le plus récent, Georges Perec et ses lieux de mémoire. Le projet de Lieux (Leiden – Brill), a paru en 2022.
Fransiska Louwagie est Senior Lecturer dans le département d’études françaises à l’Université d’Aberdeen au Royaume-Uni. Elle est l’auteur de Témoignage et littérature d’après Auschwitz (Leiden – Brill, 2020), dont un chapitre est dédié à l’œuvre de Raczymow (sur lequel elle a aussi publié d’autres articles, notamment dans Neophilologus et Continuum). Elle a coédité plusieurs volumes, dont Un ciel de sang et de cendres. Piotr Rawicz et la solitude du témoin (avec Anny Dayan Rosenman, 2013), Ego-histoires of France and the Second World War: Writing Vichy (avec Manu Bragança, 2018), Key Cultural Texts in Translation (avec Kirsten Malmkjær et Adriana Serban, 2018), Tradition and Innovation in Franco-Belgian bande dessinée (avec Simon Lambert, numéro thématique de European Comic Art, 2021) et Displacement, Memory and the Visual Arts: Second-Generation (Jewish) Artists (avec Imogen Wiltshire, numéro thématique de European Judaism, 2023).
[1] “Mémoire, oubli, littérature. L’effacement et sa représentation », in Vivre, et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse, C. Wardi & P. Wilgowitz éds, Alliance israélite universelle, 2002, 50.
[2] “La mémoire trouée”, Pardès no. 3, 1986, 180.