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Abdellatif Laâbi, explorateur du continent humain (Montpellier)

Abdellatif Laâbi, explorateur du continent humain (Montpellier)

Publié le par Esther Demoulin (Source : Camille LOTZ)

Abdellatif Laâbi, explorateur du continent humain

Appel à communication

Journée d'étude organisée le 15 mars 2024

Université Paul-Valéry Montpellier 3

 

« Réfléchissant à mon itinéraire, je constate que je fais partie de ces écrivains qui ont la hantise des bilans. Bilan sur eux-mêmes, sur leur écriture, sur le monde » (Alessandra, 2009 : 42). Poète dissident sous le régime hassanien, auteur engagé, écrivain de l’exil, poète du « continent humain », telles sont les périphrases qui ont été tour à tour employées pour désigner Abdellatif Laâbi et saisir les multiples pistes d’un parcours littéraire foisonnant, débuté en 1966 avec l’expérience de la revue littéraire Souffles qui cherchait à renouveler le paysage culturel marocain et à décoloniser les esprits après la période de protectorat français. Depuis cette époque, son œuvre n’a cessé de s’enrichir, touchant à la fois à la poésie, au roman, au théâtre, à l’anthologie, à l’essai, à l’écrit épistolaire, à la traduction ou encore à des formes génériques hybrides tel le récit poétique La Fuite vers Samarkand publié en 2015. Tout au long de son parcours d’écrivain, Abdellatif Laâbi s’est régulièrement tourné vers son œuvre passée pour l’interroger, comme en témoignent l’ouvrage d’entretiens menés avec Jacques Alessandra, La Brûlure des interrogations (1985), ou les anthologies poétiques (L’Arbre à poèmes, Gallimard, 2016) et en prose (Petites Lumières. Écrits 1982-2016, La Différence, 2017). Dans les années 1960, Abdellatif Laâbi fait partie des mouvements politiques et intellectuels de gauche, en rébellion face à la dictature imposée par Hassan II. En raison de ses activités, il est condamné en 1972 à dix ans d’emprisonnement pour « atteinte à la Sûreté de l’État » et en purge huit, période durant laquelle la carcéralité provoque une première transformation dans l’écriture : un nouveau rapport au monde, à la vie et à soi-même surgit et se manifeste dans une éthique de la transparence. La sortie de prison n’efface pas pour autant les murs intérieurs que ces huit ans de détention ont érigés. Il s’agit désormais, pour le poète, d’abolir les frontières invisibles et d’acquérir une liberté totale. L’exil temporaire en France, en 1985, engage une nouvelle étape dans la vie de l’auteur. Le retour envisagé au Maroc, et le projet de création d’une maison d’édition jeunesse, s’avèrent infructueux, et c’est l’exil définitif qui commence au milieu des années 1990. « Les Écroulements », première section du recueil L’Étreinte du monde, révèle une réorientation de la quête littéraire : le sujet, sous toutes les formes qu’il emprunte dans les œuvres, se veut explorateur de l’humanité. Le décentrement que provoque l’exil fait émerger de nouveaux regards sur le monde, de nouvelles pistes. Et constamment, jusqu’à aujourd’hui, l’écrivain a interrogé ses propres écrits, a engagé de nouveaux possibles littéraires. 

Dans la lignée du bilan, de ce geste rétrospectif et toujours ouvert sur l’œuvre à venir, la journée d’étude se propose d’aborder le parcours de l’auteur dans sa complexité et la multiplicité des trajectoires qu’il esquisse, non seulement dans l’espace littéraire francophone, mais également dans d'autres espaces, arabophones notamment. En choisissant de ne pas axer cette journée sur une thématique spécifique, il s’agit d’explorer les multiples chemins empruntés par l’auteur et de tisser des liens entre ses diverses productions et activités littéraires. Trois aspects de sa trajectoire ont fait l’objet de nombreuses études : la période Souffles et les recueils marqués par ce que Marc Gontard nomme « la violence du texte » (1981) ; la littérature carcérale ; le roman autobiographique Le Fond de la jarre (2002). Si la journée d’étude a vocation à aborder l’œuvre dans sa pluralité, il s’agit également d’approfondir certaines dimensions qui ont pu rester dans l’ombre, notamment la pratique anthologique, les œuvres poétiques et narratives les plus récentes, le théâtre ou encore, dans une approche plus sociologique, l’appartenance de l’auteur à plusieurs espaces littéraires et linguistiques. Par conséquent, les axes proposés ci-dessous visent moins à circonscrire l’orientation de la journée d’étude qu’à fournir des pistes de réflexion possibles.   


Écriture en marge, écriture en liberté
Abdellatif Laâbi ne cesse de passer d’un genre à un autre et d’inventer ses propres formes littéraires : « Si j’étouffe dans le genre littéraire unique, canonisé, j’étouffe aussi bien dans le registre poétique unique » (Un continent humain, 1997 : 24)  La poésie reste néanmoins au cœur de son écriture, ce qui le voue à une certaine forme de « marginalité » au sein du champ littéraire français, marginalité dont il se revendique : « Cette marge où je me tiens est pour moi un lieu de reconnaissance, le seul lieu où le partage dont j’ai parlé [avec le lecteur] est encore possible » (1997 : 11). Depuis cet espace liminal, l’auteur explore le « continent humain » et part à l’aventure en nomade sur les routes de l’inconnu et du nouveau. Ses recueils les plus récents témoignent d’un vécu qui, peu à peu, s’est éloigné de la « guérilla linguistique », des souffrances de la carcéralité et de l’exil. Le sujet poétique, dès lors, observe et participe à la fois des infimes détails du quotidien (« Les petites choses » dans Le Soleil se meurt, 1992 ; Presque riens, 2020 ; Les Fruits du corps, 2003) et des grands mouvements cosmiques (Fragments pour une genèse oubliée, 1998). Garante d’une liberté totale, la « marge littéraire »  n’élève aucune frontière entre le poète et l’autre, elle tisse au contraire des connivences, une complicité avec les lecteurs, elle rend le sujet sensible aux souffrances humaines, aux grandes interrogations qui agitent le monde contemporain ; elle est aussi plongée au cœur de soi, quand le sujet est à l’affût des marques du temps sur son corps, quand il questionne avec autodérision son identité de poète et son cheminement. Au-delà de ces grands thèmes, qui traversent la production récente de l’auteur, il serait également intéressant d’aborder les formes littéraires hybrides dont il use : réécriture et transgression des mythes (Fragments d’une genèse oubliée (1998), Rimbaud et Schéhérazade (2010)), quête intérieure (La Fuite vers Samarkand, 2015), journal (Les Rides du lion, 1989), prose poétique, poème narratif. Que disent-elles des grandes interrogations qui traversent l’œuvre de Laâbi et de son rapport à la création et à son époque ? 


Gestes de transmission
Au-delà de la création littéraire, Abdellatif Laâbi participe activement à la transmission des littératures d’un espace littéraire à un autre. On peut noter, sur ce sujet, l’article de Olivia C. Harrison, “Translational activism and the decolonization of culture” (in Safoi Babana-Hampton, 2016) qui se propose d’envisager la traduction de l’arabe vers le français, chez Laâbi, comme un acte militant. En effet, le choix des œuvres et des auteurs traduits révèle un souci de valoriser des pratiques littéraires dissidentes, en révolte, en exil, en particulier la poésie palestinienne, de valoriser et de rendre visibles des auteurs arabes peu connus, voire inconnus, dans le champ littéraire français. Son activité traductologique lui a d’abord permis de reconquérir la langue arabe littérale dont il a été dépossédé par le système colonial et s’est poursuivie dans une perspective militante. Il a ainsi traduit, dans un premier temps, les œuvres du poète Mahmoud Darwich dans les années 1980 et de quelques autres poètes palestiniens tels Samih al-Qâsim, puis d’autres auteurs et autrices du Maghreb et du Machrek (on peut citer Bougies noires d’Abdallah Zrika, La Joie n’est pas mon métier de Mohammed al-Maghout ou encore Fragments d’eau de Aïcha Arnaout). Dans le sens inverse, Abdellatif Laâbi participe également à la traduction de ses propres œuvres en arabe. Il serait ainsi particulièrement stimulant de se pencher sur ce double mouvement de traduction et de passage d’un espace littéraire à un autre. Cet aspect pourrait d’ailleurs être envisagé à la fois dans la perspective des études traductologiques, des études de réception et de la sociologie de la littérature, car la traduction engage aussi une certaine posture de l’écrivain situé au carrefour des langues et des littératures francophones et arabophones. 

Chez Laâbi, la transmission passe aussi par l’usage des anthologies. Il a consacré trois anthologies à la poésie palestinienne (Anthologie de la poésie palestinienne de combat publiée par Pierre Jean Oswald en 1970, La Poésie palestinienne contemporaine éditée Au Temps des Cerises, en 2002, Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui éditée aux Éditions Points en 2022) et une anthologie à la poésie marocaine (Anthologie de la poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours, chez La Différence en 2005). Il a par ailleurs rassemblé ses propres écrits dans des anthologies personnelles (L’Arbre à poèmes. Anthologie personnelle chez Gallimard et Petites Lumières. Écrits 1982-2016, chez la Différence). On pourrait s’interroger sur ce que cette pratique révèle du positionnement de l’auteur, non seulement en termes de valorisation des littératures arabes, mais aussi de négociation de sa propre position au sein du champ littéraire français. 


Poétique de l’exil et nomadisme
« De là où je suis, de ce “non-lieu” dont la matérialité m’échappe, mon souci est d’être un veilleur » (1997 : 26). Si l’exil provoque un déchirement géographique, notamment après l’échec du retour au Maroc au début des années 1990, il est aussi expérience d’ouverture et de décentrement qui incite sans cesse le sujet à se mettre en quête de lui-même et de nouveaux horizons. La thématique de l’exil comme source de nostalgie et de souffrance apparaît nettement dans Le Spleen de Casablanca et tend, par la suite, à évoluer vers une forme de nomadisme, de mouvement incessant qui conduit le poète à l’introspection, à voyager dans ses territoires intérieurs tout en restant étroitement connecté au monde (L’Étreinte du monde en est un exemple). Il serait fécond de questionner les différentes formes et les différents sens que prend cette thématique, car, comme Laâbi le souligne lui-même dans ses entretiens, le départ du Maroc a d’abord été vécu comme un ostracisme, une « blessure ouverte » ; l’exil est devenu par la suite une source de réflexions, de questionnements, un « devoir » en ce qu’il permet d’adopter une posture décentrée. Laâbi se considère lui-même comme un « “arbre voyageur” transportant avec lui ses propres racines » (1997 : 68-72).

Les propositions seront libres de s’inscrire dans ces perspectives ou dans les pistes énumérées ci-dessous, autour de la figure d’Abdellatif Laâbi : 

• Son rôle dans les milieux littéraires et intellectuels marocains des années 1960-1970
• La correspondance de prison et l’émergence d’un nouveau rapport au monde
• Le rapport au bilinguisme
• Laâbi traducteur / la place de la traduction dans le parcours de l’auteur et la circulation de ses œuvres
• Laâbi anthologiste, transmission et passage
• Laâbi dramaturge
• Laâbi essayiste
• La présence du conte et de la tradition orale dans les œuvres poétiques et romanesques
• L’écriture en prose et la transgression des frontières génériques
• L'écriture de l'exil

L’objectif de cette journée d’étude serait donc de considérer le parcours de l’écrivain à travers la pluralité de ses pratiques littéraires. Situé à la fois dans le champ littéraire français et dans le champ littéraire marocain francophone, Laâbi l’est aussi, plus largement, dans l’espace arabophone, il érige des passerelles à travers traductions, anthologies et œuvres originales. 

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Les propositions de communication, d’environ 500 mots, assorties d’un titre et de quelques lignes de présentation bio-bibliographique, seront à envoyer par courriel au plus tard le 6 novembre 2023 à l’adresse suivante : camille.lotz@univ-montp3.fr.  

La journée d’étude se tiendra le vendredi 15 mars 2024

Les notifications d’acceptation seront communiquées sous quatre semaines. 

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Comité d’organisation

Maxime Del Fiol, RiRRa21, Université Paul-Valéry Montpellier 3. 

Camille Lotz, RiRRa21, Université Paul-Valéry Montpellier 3.

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Suggestions bibliographiques

Alessandra, Jacques, Abdellatif Laâbi : traversée de l’œuvre, Paris, Éditions de la Différence, 2008. 

Babana-Hampton, Safoi, Réflexions littéraires sur l’espace public marocain dans l’œuvre d’Abdellatif Laâbi, Birmingham (Alabama), Summa Publications, 2008. 

Babana-Hampton, Safoi (dir.), « Les Vies multiples d’Abdellatif Laâbi », Expressions maghrébines, vol. 15, n°2, 2016.

Gontard, Marc, La Violence du texte. Étude sur la littérature marocaine d’expression française, Paris, L’Harmattan, 1981.

Gontard, Marc, Le Moi étrange. Littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1993.

Laâbi, Abdellatif, Alessandra, Jacques, La Brûlure des interrogations, Paris, L’Harmattan, 1985.

Laâbi, Abdellatif, Un continent humain : entretiens avec Lionel Bourg, Monique Fischer, suivi d’un choix de textes inédits, Lyon, Paroles d’Aubes, 1997.

Ripault, Ghislain et Said, Amina (dir.), Pour Abdellatif Laâbi, Paris/ Cesson-la-Forêt, Nouvelles éditions Rupture, La Table rase, 1982. 

Sefrioui, Kenza, La Revue Souffles (1966-1973), espoir de révolution culturelle au Maroc, Paris, Éditions du Sirocco, 2013.