Représentations littéraires du perdant dans la littérature occidentale du Moyen Âge au XXIe siècle
Colloque international organisé par le Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS, UR 4280) de l'Université Clermont Auvergne, les 23, 24 et 25 novembre 2023, à la MSH de Clermont-Ferrand.
Les gens qui réussissent leur vie nous courent sur le haricot.
Comme disait Léautaud, quelquefois, ceux qui ratent la leur sont plus intéressants[1].
I. Présentation du projet global dans lequel s’intègre le colloque
Ce colloque est la deuxième réalisation d’un projet prévu sur plusieurs années et portant sur la figure du perdant[1] dans la littérature, les arts et l’histoire des idées du monde occidental[2].
Cette figure est, par définition, multiple et changeante. Le perdant peut être quelqu’un qui subit une ou plusieurs pertes ponctuelles (d’un être cher, d’une bataille, de son pays natal) ou quelqu’un qui a la mentalité, le comportement général d’un perdant. Il devient parfois le gagnant de l’histoire, et pour cela il peut avoir été nécessaire d’en être d’abord le perdant ; parfois, au contraire, il perd du début à la fin (mais il peut alors être le gagnant symbolique dans le sens où c’est sur lui que l’auteur du livre ou du film, par exemple, a choisi de focaliser notre attention). On peut être un perdant involontaire ou délibéré. Il y a des perdants magnifiques, sublimes mêmes, et des perdants pathétiques, minables, voire détestables – on pourra alors les qualifier de losers –, et certains sont les deux, simultanément ou successivement. Le perdant peut être utilisé comme un contrepoint au gagnant ou pris comme objet pour lui-même. Et que dire des personnages secondaires ? Ne sont-ils pas eux aussi, au moins parfois, des perdants à l’échelle de l’œuvre d’art (mais aussi, alors, des gagnants potentiels dans d’autres œuvres qui choisiront de les mettre au premier plan) ?
Dans son immense variété, la figure du perdant parcourt toute l’histoire de la littérature et des arts en Occident, ce qui suggère qu’elle est dotée d’un rôle spécifique dans l’histoire des idées, non seulement en lien avec la figure inverse et complémentaire du gagnant, mais aussi de manière autonome. En outre, elle est particulièrement présente dans le paysage intellectuel et artistique de l’époque contemporaine, marquée par une multiplication des œuvres centrées sur des personnages de perdants ou comportant de tels personnages, alors que se développent aussi de nombreuses réflexions, d’ordre notamment philosophique et sociologique, sur cette même figure : elle est, pourrait-on dire, dans l’air du temps.
Le projet vise à interroger, par une approche pluridisciplinaire ayant pour centre de gravité la littérature et les arts, l’articulation entre la présence de longue date de la figure du perdant dans la pensée occidentale et son regain actuel. C’est donc une réflexion sur l’histoire des idées qu’il propose, au prisme d’une figure dont il s’agira d’élaborer progressivement une définition. L’hypothèse de travail est que le perdant constitue une figure socialement active et artistiquement productive qui, parce qu’elle nous interroge, de manière particulièrement aiguë et souvent impitoyable, dans notre humanité individuelle et collective, est constamment, et particulièrement aujourd’hui, susceptible de produire de nouvelles œuvres.
Ce projet, d’une nature foncièrement sociopoétique et, en cela, pleinement ancré dans les travaux du CELIS, se développera selon cinq axes : 1. La figure du perdant dans la littérature occidentale de l’Antiquité à nos jours. 2. Le perdant de/dans l’Histoire et son destin littéraire et idéologique. 3. Construction, formes et fonctions du mythe du perdant dans l’histoire de la pensée et des sociétés occidentales. 4. La figure du perdant dans l’histoire de l’art. 5. Créations artistiques autour du perdant.
Toute personne intéressée par le projet dans son ensemble et/ou par l’un ou plusieurs de ses axes peut en faire part à Hélène Vial (helene.vial@uca.fr).
II. Présentation du colloque
Ce colloque est la deuxième réalisation, sur trois, du premier axe du projet. Il vient compléter le colloque « Vae victis : les représentations du perdant dans la littérature antique » (17-19 novembre 2022, https://celis.uca.fr/actualites/colloque-international-«-vae-victis-les-representations-du-perdant-dans-la-litterature-antique-») et annonce un dictionnaire des figures de perdants dans la littérature mondiale.
Il vise à observer les incarnations de la figure du perdant dans la littérature occidentale du Moyen Âge à nos jours, et ce faisant, il se donne un objet à la fois évident et fuyant. En effet, nous avons tous en tête des personnages littéraires de perdants, mais nous ne les relions pas forcément les uns aux autres, et la recherche ne l’a jamais fait de manière systématique : aucune étude d’ensemble sur la figure du perdant en littérature n’existe à notre connaissance, ni en général, ni à propos d’une période particulière ou d’une aire géographique et culturelle donnée. Il s’agit donc de combler une réelle lacune sur un sujet dont la portée est pourtant déterminante.
Ce que l’on trouve en revanche – et l’on passe alors du vide au trop-plein –, ce sont des centaines, voire des milliers d’études sur tel ou tel personnage de perdant qui est alors explicitement ou implicitement envisagé comme tel : livres et articles abondent sur le Don Quichotte de Cervantès, sur le Bartleby de Melville avec sa phrase récurrente « I would prefer not to », sur l’Oblomov de Gontcharov, qui passe sa vie délicieusement vautré dans son canapé, sur les Bouvard et Pécuchet de Flaubert, qui ratent tout ce qu’ils entreprennent, sur « Cripure » dans Le Sang noir de Louis Guilloux, humilié et violenté par son entourage jusqu’à une mort grotesque et grandiose, ou, plus récemment, sur cet homme qui, dans Encore un peu de temps de Jean-Denis Bredin, « aimait bien être déçu », sur certains personnages faibles et lâches de Michel Houellebecq, par exemple dans Les Particules élémentaires, ou sur les « loseuses » de Virginie Despentes qui, comme elle le dit dans King Kong Théorie, n’écrit pas seulement sur elles, mais pour elles.
Ce dernier exemple conduit à souligner une autre difficulté de la tâche : sur la figure du perdant, parce qu’il s’agit d’une figure « sociétale » autant que d’un potentiel personnage d’œuvre littéraire, la frontière est parfois ténue entre discours artistique et discours critique. Une réflexion sur le perdant peut prendre la forme d’un récit quasi-fictionnel, comme dans Ce qui est perdu de Vincent Delecroix ; à l’inverse, une œuvre de fiction comme le roman Beautiful Losers de Leonard Cohen offre l’analyse pointue d’une époque. Un tel phénomène est particulièrement évident et intéressant lorsque le même individu est à la fois l’auteur d’œuvres littéraires ou artistiques et d’études critiques ; c’est le cas de Virginie Despentes, mais aussi de Pascal Quignard, qui traite par exemple de certains personnages secondaires, « oubliés » dans les grandes œuvres littéraires, et le fait avec un double regard de critique et d’écrivain, ou de Jean-Yves Jouannais, qui entrelace constamment la création littéraire, le travail de l’essayiste et celui du critique d’art.
La très forte réflexivité inhérente à ces derniers textes soulève une autre question : est-il pertinent d’inclure dans le champ de notre étude des perdants qui ne sont pas des personnages d’une œuvre, mais des artistes, comme les « artistes sans œuvres » sur lesquels Jean-Yves Jouannais se penche dans Artistes sans œuvres. I would prefer not to ? Se pencher sur eux est une quête périlleuse, car elle se situe à la frontière entre l’investigation scientifique et une exploration très personnelle, voire existentielle, comme le soulignait subtilement Daniele Del Giudice dans son roman Le Stade de Wimbledon, où un homme part sur les traces d’un écrivain qui n’a jamais rien publié de son vivant.
On le voit, l’établissement d’un état de l’art sur un sujet tel que la figure du perdant dans la littérature occidentale relève de la mission impossible. Il n’y a pas lieu de s’en désoler, mais au contraire de s’en réjouir : parce que l’absence d’étude générale sur le sujet valide la pertinence du présent projet ; parce que la surabondance d’études hyper-spécialisées sur tel ou tel perdant littéraire célèbre montre la nécessité de réunir un collectif aux ancrages multiples susceptible d’embrasser le sujet dans toute sa complexité ; enfin parce que la porosité des frontières quand il s’agit de dire ce qu’est un perdant prouve que toute définition préalable trop rigide serait vouée à l’échec et limiterait l’intérêt d’un projet qui consiste précisément à interroger la possibilité, ou l’impossibilité, de définir le perdant et ceux qui en parlent.
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Les propositions de communication (titre et résumé), accompagnées d’une brève biobibliographie, sont à adresser avant le 23 juillet 2023 à Hélène Vial (helene.vial@uca.fr).
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[1] Dominique Noguez, Comment rater complètement sa vie en onze leçons, 2002.
[2] Précisons d’emblée que ce terme générique, employé par commodité, inclura aussi, bien sûr, les figures de perdantes.
[3] C’est sur celui ou celle qui échoue que nous nous concentrons. La perspective est donc radicalement différente de celle de manifestations et publications consacrées à l’échec, dont deux exemples récents sont le projet RISE « FAILURE - Reversing the Genealogies of Unsuccess, 16th-19th centuries » coordonné depuis 2020 par le Madrid Institute for Advanced Study (Universidad Autónoma de Madrid et Casa de Velázquez), et le colloque « Figurations de l’impuissance. Échec et création littéraire du XIXe au XXIe siècle » (org. Federica d’Ascenzo, Pescara, 1er et 2 décembre 2021).