
Préface de Christine Le Quellec Cottier
Au fil de deux nouvelles courtes mais d’une très grande densité, Cendrars raconte l’horreur de la Première Guerre mondiale. J’ai tué, c’est l’arrivée des soldats au Front, inconscients de la boucherie imminente. Porté par cette masse humaine, l’auteur décrit l’impunité qui l’anime lorsqu’il tue au couteau un soldat allemand. Dans J’ai saigné, Cendrars vient de perdre son bras, arraché par un tir de mitrailleuse. Il est emporté dans un hôpital de campagne pour une longue convalescence, entouré de blessés de guerre qui s’avèrent finalement bien moins chanceux que lui.
Blaise Cendrars (1887-1961) est une figure majeure de la littérature du xxe siècle. Poète, romancier, journaliste, il a parcouru le monde et l’a retranscrit en une langue puissante et novatrice.
« On avance en levant l’épaule gauche, l’omoplate tordue sur le visage, tout le corps désossé pour arriver à se faire un bouclier de soi-même. On a de la fièvre plein les tempes et de l’angoisse partout. On est crispé. Mais on marche quand même, bien aligné et avec calme. Il n’y a plus de chef galonné. »
Extrait :
"Ils viennent. De tous les horizons. Jour et nuit. 1000 trains déversent des hommes et du matériel. Le soir, nous traversons une ville déserte. Dans cette ville, il y a un grand hôtel : moderne, haut et carré. C’est le G.Q.G. Des automobiles à fanion, des caisses d’emballage, une chaise-balançoire de bazar. Des jeunes gens très distingués, en tenue impeccable de chauffeur, causent et fument. Un roman jaune sur le trottoir, une cuvette et une bouteille d’eau de Cologne. Derrière l’hôtel, il y a une petite villa enfouie sous les arbres. On n’en voit pas bien la façade. Une tache blanche. La route passe devant la grille, tourne et longe le mur du parc. On marche soudain sur une profonde litière de paille fraîche qui absorbe le bruit traînard des milliers et des milliers de godillots qui viennent. On n’entend que le frôlement des bras balancés en cadence, le cliquetis d’une baïonnette, d’une gourmette ou le heurt mat d’un bidon. Respiration d’un million d’hommes. Pulsation sourde. Involontairement, chacun se redresse et regarde la maison, la petite maison du généralissime. Une lumière filtre entre les volets disjoints, et dans cette lumière passe et repasse une ombre amorphe. C’est lui. Ayez pitié des insomnies du Grand Chef Responsable qui brandit la table des logarithmes comme une machine à prières. Un calcul de probabilités l’assomme sur place. Silence. Il pleut. Au bout du mur, la paille cesse. L’on tombe et repatauge dans la boue. C’est la nuit noire. Les chants de marche reprennent de plus belle.
Catherine a des pieds d’cochon
Les chevilles mal faites
Les genoux cagneux
Le crac moisi
Les seins pourris
Voici les routes historiques qui montent au front.
À nous les gonzesses
Qu’ont du poil aux fesses
On les reverra
Quand la classe (bis)
On les reverra
Quand la classe reviendra
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Soldat, fais ton fourbi
Pas vu, pas pris
Mes vieux roustis !
Encore un bicot d’enculé
Dans la cagna de l’adjudant
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Père Grognon
Descends ton pantalon
Tiens, voilà du boudin (ter)
Pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains
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Pan, pan l’Arbi
Les chacals sont par ici
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C’était par un soir de printemps
Dans l’extrême-sud une colonne en marche
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Vlà l’bat’ d’Af’ qui passe
Qui passe et repasse
Sauf les Tonkinois
Qui vont s’la tirer dans trois mois"
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