Chacun connaît cette scène originaire qui ouvre la seconde partie du célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »
Dénonçant le « Ceci est à moi » du premier planteur de pieux, Rousseau dessinait, en creux, la société telle qu’elle devrait être : « Ceci est à nous. » Il nous rappelait ainsi, à travers cette fable, combien l’histoire humaine est contingente et ouverte à d’autres possibles. Parmi ces possibles s’affirme aujourd’hui un nouveau paradigme au sein duquel cherchent à se penser une démocratisation de la société et un dépassement des désordres et des hiérarchies imposés par le capitalisme : le paradigme des « communs ».
Les communs désignent une forme immémoriale de conception de la propriété, largement répandue, notamment jusqu’à la fin du Moyen Âge, lorsque, dans les campagnes, l’organisation coutumière des usages de la nature – pâturages, étangs, forêts – primait sur la notion de propriété. L’histoire rejoignant la fable, ces modes d’accès aux ressources déclinèrent à mesure que s’imposèrent les fameuses « enclosures » décrites par Marx, ces « décrets d’expropriation du peuple » au moyen desquels « les propriétaires fonciers se font eux-mêmes cadeau des biens communaux ».
Face à l’hégémonie du régime propriétariste, radicalisée par les nouvelles enclosures promues par les politiques de privatisation et de marchandisation néo-libérales, l’originalité du paradigme du commun est de dépasser les dichotomies classiques opposant propriété privée et propriété publique, régulation marchande ou étatique, ainsi que les formes de domination qui résultent de l’appropriation des ressources naturelles et des moyens de production. Comme le montrent de multiples expériences contemporaines, et notamment les travaux du prix Nobel d’économie, Elinor Orstrom, partout dans le monde, des communautés sont capables d’organiser durablement des « règles d’usage » afin de garantir à la fois la survie des habitants et la préservation d’un réservoir de ressources pour les générations suivantes.
C’est ce paradigme alternatif et ces expériences foisonnantes que ce numéro propose d’interroger, tant pour en souligner la richesse que les conflits qu’ils suscitent. En effet, très polysémiques, le ou les « communs » constituent l’un de ces concepts essentiellement contestés dont le milieu militant s’est saisi comme d’une bannière pour des initiatives diverses et, parfois, divergentes, et dont les chercheurs tentent de délimiter les contours dans les domaines économique, juridique, politique, anthropologique et philosophique. Qu’il s’agisse des communs numériques, environnementaux, urbains mais aussi des communs politiques ou de la redéfinition de la notion même d’entreprise, l’espace de débat et de controverses qu’ouvre ce numéro se veut résolument pluraliste, comme les formes, plurielles, de propriété qu’appelle une démocratie radicale.
Parcourir le sommaire et lire en ligne via Cairn…
Avec les articles de : Michel Bauwens, François Bordes, Benoit Borrits, Philippe Chanial, Pierre Crétois, Pierre Dardot, Marion Fourcade, Jean-Marc Ghitti, Edouard Jourdain, Laurence Kaufmann, Daniel N. Kluttz, Serge Latouche, Christian Laval, Guillaume le Blanc, Paulo Henrique Martins, Thomas Perroud, Christophe Petit, Pierre Sauvêtre, Frédéric Vanderberghe.
Les textes en version @ : Dave Elder-Vass, Harry Walker, Pierre-Yves Cadalen, Alexandre Monnin, Jean-François Draperi, Alice Ingold, Daniela Festa, Baptiste Rappin, François Provenzano.