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Les ambassadrices de la République mondiale des lettres (1750-1950) (ENS Lyon)

Les ambassadrices de la République mondiale des lettres (1750-1950) (ENS Lyon)

Publié le par Esther Demoulin (Source : Raphaël Luis)

Les ambassadrices de la République mondiale des lettres (1750-1950)

Colloque international organisé par

Raphaëlle Brin (IHRIM), Raphaël Luis (CERCC) et Hélène Martinelli (IHRIM / CEFRES)

ENS de Lyon

19-20 octobre 2023



Dans les travaux sur la littérature mondiale, peu de femmes sont mentionnées alors qu’elles sont aussi bien lectrices qu’écrivaines, traductrices voire éditrices de la république mondiale des lettres. De Goethe à Pascale Casanova[1] ou David Damrosch[2], rares sont finalement les femmes à avoir été retenues dans le « canon occidental », à l’exception de quelques écrivaines anglophones[3]. Si un travail extensif de remédiation à l’invisibilisation des femmes dans les histoires littéraires est en cours, à l’échelle de la France[4] ou du monde[5], il faut désormais interroger leur rôle dans l’organisation de la vie littéraire et dans la circulation des objets culturels, parfois étudiées comme des « transferts culturels », insistant sur les figures de médiateurs dans des relations triangulaires[6]. En hommage à Virginia Woolf s’enquérant des conditions de possibilité matérielles à l’émergence d’une figure telle que la sœur de Shakespeare[7], Christine Planté imagine la petite sœur de Balzac[8], avant de constater « un écart entre la présence de femmes écrivains dans la culture vécue et leur faible visibilité dans l’histoire littéraire[9] ». En se focalisant ici sur ces figures d’ambassadrices, de passeuses internationales au sein d’une « culture vécue », précisément, il s’agit donc d’envisager une autre cartographie de la République européenne puis mondiale des lettres.

Le choix d’observer le développement de ces figures de médiatrices sinon d’ambassadrices et les réseaux dans lesquels elles s’inscrivent dans le temps long, de la fin du XVIIIe au premier XXe siècle, nous permettra de mettre en évidence la part des femmes à l’époque de la naissance des métiers d’éditeur ou d’illustrateur. Étudier les mécanismes de professionnalisation de ces figures sera l’occasion d’évaluer les biais genrés qui ont pu les façonner, dans une perspective généalogique. Plusieurs aspects méritent ainsi notre attention, des initiatives individuelles de traduction ou d’édition aux réseaux de sociabilité nationaux, européens puis mondiaux qui ont permis la circulation des personnes et des œuvres, de façon informelle ou plus formelle.

Dans quelle mesure ces formes d’homosocialité ont-elles pu alimenter, réorienter ou diversifier les réseaux de la littérature mondiale[10] ? Ces réseaux féminins ou mixtes permettent-ils de court-circuiter des hiérarchies de genre instituées à l’époque considérée et/ou pérennisées dans la façon dont se sont écrites les histoires littéraires nationales et transnationales ? Un des objectifs du colloque est également d’observer l’articulation entre ces opérations de médiation et les stratégies de positionnement dans le champ littéraire, et d’interroger l’inégale valorisation d’un capital culturel local ou international. Dans quelle mesure un réseau international peut-il court-circuiter les hiérarchies symboliques établies localement ? Pour le dire autrement, dans ce dilemme d’allégeance, perd-on toujours en reconnaissance locale ce que l’on gagne en reconnaissance mondiale ? Si Casanova oppose écrivains nationaux et cosmopolites, elle observe aussi les stratégies de domination à l’œuvre dans les entreprises de traduction[11], une culture dominée en termes de capital culturel pouvant entreprendre de devenir dominante en traduisant les œuvres d’une culture plus dotée culturellement, par exemple.

On pourra aussi s’interroger sur les modes de sociabilités privilégiés et la nature des liens qui unissent ces actrices, qu’ils soient forts ou faibles, réciproques ou non, activés ou virtuels, qu’ils reposent sur des échanges épistolaires et sur des publications de revue ou sur des rencontres physiques éventuellement associées à des trajectoires internationales. Il faudra donc tenir compte de « la force des liens » apparemment les plus faibles dans l’analyse des réseaux et des chevauchements entre différents groupes sociaux[12], sans pour autant postuler qu’une forme de solidarité ou de sororité homogène y préside nécessairement. La question des liens, aujourd’hui mise en perspective par les réseaux sociaux, permet d’aborder autant des enjeux de production que de réception de la littérature, à la faveur de réseaux formels ou informels, dans la continuité de la culture du salon cosmopolite et jusqu’aux institutions internationales qui existent encore aujourd’hui (dans des institutions comme les PEN Clubs ou Lyceum Club feminino).

Plutôt que de réunir des études de cas, trajectoires individuelles ou récits de rencontres anecdotiques, il privilégiera les études comparatives esquissant des constellations ou des réseaux de sociabilité. Ce sera également l’occasion d’engager une réflexion sur les outils, méthodes et pratiques nécessaires à la reconstruction de cette autre histoire de la littérature mondiale. Des projets de cartographie de la littérature mondiale[13] ou de base de données sur les femmes écrivaines[14], constitués eux-mêmes par des réseaux de chercheuses et chercheurs peuvent non seulement être mobilisés mais étudiés comme tels à la faveur de ce colloque.


 
Des résumés d’environ 2 000 caractères accompagnés d’une courte notice bio-bibliographique sont attendus pour le 15 juillet 2023, à adresser aux adresses électroniques suivantes :

raphaelle.brin@ens-lyon.fr ; raphael.luis@ens-lyon.fr ; helene.martinelli@ens-lyon.fr.
 


[1] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Éditions du Seuil, [1999] 2008.
[2] David Damrosch, What is World Literature?, Oxford, Oxford University Press, 2003.
[3] Harold Bloom, The Western Canon: The Books and School of the Ages, New York, Harcourt Brace, 1994.
[4] En France, voir Martine Reid (dir.), Femmes et littérature : une histoire culturelle (2 vol.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2020.
[5] Voir Suzan van Dijk, Lia van Gemert et Sheila Ottway (dir.), Writing the History of Women’s Writing: Toward an International Approach, Amsterdam, K.N.A.W., 2001 ou le colloque international « Women in World(-)Literature », organisé par Roxanne Douglas et Fiona Farnsworth à l’université de Warwick les 22 et 23 juin 2022 : https://warwick.ac.uk/fac/arts/english/research/conferences/womeninworldliterature/wiwl_programme.pdf.
[6] Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres, n° 1, 2013.
[7] Virginia Woolf, A Room of One’s Own, Londres, Hogarth Press, 1929.
[8] Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, [1989] 2015.
[9] Christine Planté, « La place des femmes dans l’histoire littéraire : annexe, ou point de départ d’une relecture critique ? », Revue d’histoire littéraire de la France, 103e année, n° 3, 2003, p. 655-668, p. 655.
[10] Voir Thérèse Courau, « Homoérotisme lesbien et rénovation du champ littéraire dans les années 30 : Victoria Ocampo, Virginia Woolf et l’effet papillon », L’Ordinaire des Amériques, n° 229, novembre 2022 : https://doi.org/10.4000/orda.8289 ; Nora Benedict, « The Transcontinental Book Trade: Sylvia Beach’s Shakespeare and Company and Victoria Ocampo’s Sur Enterprise », Mapping Intimacies, vol. VI, n° 1, Palgrave Macmillan, 2021 : https://doi.org/10.26597/mod.0196.
[11] Pascale Casanova, La Langue mondiale : traduction et domination, Paris, Éditions du Seuil, 2015.
[12] Mark Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, n° 6, mai 1973, p. 1360-1380 : https://www.jstor.org/stable/2776392
[13] Voir le projet « Mapping the Republic of Letters » sur les circulations intellectuelles dans la première modernité lancé en 2008 et piloté par Stanford University, dont on peut lire le bilan méthodologique rédigé par Dan Edelstein, Paula Findlen, Giovanna Ceserani, Caroline Winterer et Nicole Coleman, « Historical Research in a Digital Age: Reflections from the Mapping the Republic of Letters Project », American Historical Review, avril 2017 : http://republicofletters.stanford.edu/publications/HistoricalResearch.pdf. Le projet de Stanford est désormais affilié à un projet qui entend « Réassembler la République des Lettres » (Reassembling the Republic of Letters) en réunissant les bases de données : https://www.republicofletters.net/.
[14] Par exemple, la base de données sur la réception des femmes écrivaines avant 1900, associée au projet « New approaches to European Women’s Writing » www.databasewomenwriters.nl. Voir la présentation du projet par Suzan van Dijk, Anke Gilleir et Alicia C. Montoya, « Before NEWW “(New Approaches to European Women’s Writing)”: Prolegomena to the Launching of an International Project », Tulsa Studies in Women’s Literature, vol. 27, n° 1, printemps 2008, p. 151-157 : https://www.jstor.org/stable/20455356. Ce projet a donné lieu à plusieurs publications qui nous intéressent directement, en particulier : Agnese Fidecaro, Henriette Partzsch, Suzan van Dijk et Valérie Cossy, Women Writers at the Crossroads of Languages, 1700-2000, actes d’un colloque qui a eu lieu à Genève en 2007, Genève, MetisPresses, 2009 ; Hilary Brown et Gilian Dow, Readers, Writers, Salonnières: Female Networks in Europe, 1700-1900, actes d’un colloque qui a eu lieu à Chawton (UK) en 2008, Bern, Peter Lang, 2011.