Clés pour (re)lire Rachid Boudjedra
Coordonné par Ismail Slimani
En 1965, un jeune poète, de vingt-quatre ans, fait paraître un recueil intitulé Pour ne plus rêver, titre d’un pessimisme extrême pour un jeune à la fleur de l’âge, vivant dans un pays qui venait d’arracher son indépendance du joug colonial après une révolution armée de sept longues années. Révolution à laquelle ce jeune participa d’ailleurs dès ses 17 ans avant d’être blessé et évacué en Espagne d'où il assura d’autres missions. Pourtant la même année, ce jeune encore inconnu, nommé Rachid Boudjedra venait de décrocher une agrégation de philosophie. « Ne plus rêver », comme devise d’un projet philosophico-littéraire encore à l’état embryonnaire, serait donc une ligne de conduite : celle d’appréhender le réel sans aucun prisme déformant, sans aucun écran dissimulateur et sans aucune démagogie. C’est ce qui expliquerait peut-être le sujet du mémoire de recherche du jeune Boudjedra qui abordait Praxis et catharsis chez Céline et son Voyage au bout de la nuit. Un travail qui lui valut un DES de la Sorbonne en 1967, et qui lui permit d’entamer alors une carrière d’enseignant de philosophie et de mathématiques dans différents lycées et dans d’autres institutions, en Algérie et ailleurs, avant de se consacrer pleinement à l’écriture.
Deux ans après, en 1969, il fit paraître La Répudiation, un roman iconoclaste qui lui valut le « Prix des enfants terribles » en 1970. Terrible, dans le sens d’élément turbulent qui se détache de son groupe d’appartenance, Boudjedra le restera jusqu’à ce jour après une carrière aux facettes multiples de plus de cinquante années : romancier, scénariste, poète, dramaturge, essayiste, critique d’art, chroniqueur, pamphlétaire, avant-gardiste, conseiller au ministère de la culture, activiste à l’union des écrivains algériens, etc. Une carrière tellement exceptionnelle qu’elle fit réagir l’universitaire Afifa Bererhi : « Par quel bout tenir ce fou passionné des arts, amoureux de la chair des mots, de leur levure, de leur pulpe jusqu’à la souffrance jubilatoire ? Son œuvre si prolifique soit-elle, serait-elle un seul et même livre nomade qui chemine sur les parterres de la poésie, les terres de la fiction, les territoires de la philosophie, dans les tranchées de l’histoire, les sables de la mémoire, les profondeurs de l’inconscient ? » (2012)
Ce numéro dédié à Rachid Boudjedra se proposerait de lancer une réflexion sur de nouvelles clés pour le lire ou le relire. Par lire Boudjedra, nous entendons aborder son œuvre dans toute sa diversité générique et artistique ; ce qui permettrait de nouvelles possibilités, de nouvelles perspectives. Ce même corpus englobant sa fresque romanesque avec une attention particulière à accorder aux publications des années 2000 assez peu étudiées d’ailleurs. À cela s'ajouterait ses pamphlets, ses treize scénarii, ses essais comme La vie quotidienne en Algérie (1971) ou Peindre l'Orient (1996), ses chroniques dont certaines ont été réunies dans un recueil : Chroniques d’un monde introuvable (2018), sa poésie, son unique pièce de théâtre (Mines de rien, 1995).
Nous incluons, de surcroît, la possibilité de relire Boudjedra sous de nouveaux éclairages que pourraient engendrer de nouvelles approches dotées de nouveaux concepts opératoires comme l’imagologie (Joly, 2004), la Géocritique (Westphal, 2007), l’interartialité (Moser, 2007), l’ethnocritique (Scarpa, 2009) ou encore l’écocritique (Glotfelty et Fromm, 1996). L’image et l’espace tiennent une place particulière dans certains romans comme La Macération (1984) et Timimoun (1995) ; les arts se côtoient et s’interpénètrent dans le dernier roman en date La dépossession(2017). Par ailleurs, l’analyse des dessins de Mohamed Khadda dans le recueil Pour ne plus rêver (1965), de Georges Wolinsky dans L’escargot entêté (1977) ou celles de Rachid Koraichi de Cinq fragments du désert (2001) est sans doute pertinente.
Il est intéressant de proposer une lecture objective de l’œuvre de Boudjedra, autrement dit, et pour reprendre Régis Debray s’intéresser uniquement à la graphosphère de l’écrivain paratopique, par essence. De Pour ne plus rêver (1965) jusqu’à La Dépossession (2017), l’œuvre de Rachid Boudjedra peut être considérée comme un ensemble textuel porté par une scénographie pamphlétaire à analyser en termes de procédés et de constantes. Une scénographie qui, en analyse du discours, ne peut être dissociée de l’image de l’auteur véhiculée par la lettre du texte, d’un ethos. Pour Boudjedra, son ethos nous semble être celui du contestataire absolu et entêté, à l’image de beaucoup d’écrivains contemporains. Mais cette image est contaminée, déformée ou encore totalement faussée par l’image que construit le traitement que lui réservent les médias et les réseaux sociaux. Ce qui mériterait aussi une analyse afin de mettre en évidence cet ethos extra-textuel qui, pour l’auteur en question, influence négativement la réception objective de son œuvre par une certaine frange de la société.
D’ores et déjà, Boudjedra pourrait être le matériau d’un modèle littéraire d’exploration psychobiographique, voire sociocritique qui trouve son reflet dans la création de son propre mythe littéraire. L'écriture de Boudjedra, à travers une série de « métaphores obsédantes » (Mauron, 1963) ne serait-elle pas une manière de mettre à nu les tares de son univers personnel afin de se libérer et, du même mouvement, libérer la conscience historique et rompre avec l’imaginaire populaire ? Être ouvert par le dynamisme d’un texte hallucinant dans un espace clos, ne serait-il qu’une stratégie narrative exprimant une réalité sociale ?
Et qu’est-ce que la littérature si ce n’est le « le plaisir du transfert d’un problème dans la fiction, pour sa compensation, sublimation, ou satisfaction métaphorique » ? (Rohou, 1993). Qu’est-ce que la littérature si ce n’est un travail créatif mû par le désir de dépasser sa condition paratopique d’ordre familial, social, sexuel, idéologique, etc. tout en étant impliqué dans les affaires de la cité, de la collectivité pour faire face aux pratiques abusives et habitudes populaires qui menacent l'espèce humaine ?
De ce fait, l'approche écocritique anglo-saxonne pourrait élucider et analyser les choix éthiques et esthétiques de Boudjedra et donner sens à sa vocation littéraire et ses convictions ainsi que ses motifs idéologiques. Et c'est ainsi que nous traduirions son cri de révolte, son engagement et son militantisme contre la bestialité humaine.
L’œuvre de Boudjedra se caractérise aussi par un travail particulier sur la forme du texte ainsi que sur sa structure, ce qui proposerait au lecteur, en reprenant Jean Ricardou non pas « l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture » (Ricardou, 1971). Boudjedra a le don d’évoquer certains problèmes de la société, qui sont d’une platitude extrême, d’une manière quasi-poétique. D’ailleurs, il se considère comme « l’historiographe lyrique, poétique, d’une société » (Bererhi, 2012), et ce, en usant du français essentiellement mais également de l’arabe avec une aisance déconcertante jusqu'à pratiquer l’auto-traduction. Ce rapport aux mots et aux langues est particulier chez Boudjedra ; il mérite d’être étudié plus en profondeur.
Questionné sur ses influences littéraires, Boudjedra ne cessera de plébisciter Nedjma de Kateb Yacine comme référence suprême rappelant le jeune Victor Hugo qui s’écriait vouloir être « Chateaubriand ou rien ». Il cite également le nouveau roman français et certains auteurs comme Marcel Proust, Claude Simon, William Faulkner, John Roderigo Dos Passos, James Joyce. Influences qui, de par sa culture francophone mais aussi et surtout arabo-berbérophone (lui l’enfant des Aurès bercé par la culture orale et lui l’adolescent scolarisé au lycée Sadikia à Tunis avec des enseignements bilingues), s’étendent aux écrits de la culture savante et même populaire arabe avec en particulier Les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun et les Mille et une nuits. Son œuvre regorge de ces influences qu’il serait judicieux de mettre en lumière.
Lire ou relire l’auteur de La Dépossession est une aventure d'écriture académique car il est un des auteurs majeurs de la littérature algérienne. Ce numéro spécial aspirerait à une relecture de l’œuvre de Boudjedra, œuvre qui pourrait encore s’enrichir d’une autre publication dès la rentrée littéraire prochaine.
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Bibliographie indicative
BERERHI A. 2012. « Rachid Boudjedra : le contestataire de toujours ». Dans Ismail SLIMANI (dir.). Dossier spécial Rachid Boudjedra. Revue en ligne des littératures francophones La Tortue Verte, Univ. Lille-3. En ligne : http://www.latortueverte.com/ DOSSIER%204%20 Rachid%20 Boudjedra %20de c%202012.pdf
GLOTFELTY C. et FROMM H.(dir.). 1996. The ecocriticism reader. Athènes & Londres. Univ. of Georgia Press.
JOLY M. 2002. L'image et son interprétation. Paris. Nathan.
MAURON Ch. 1963. Des métaphores obsédantes aux mythes personnels. Paris. José Corti.
MOSER W. 2007. « L’interartialité : pour une archéologie de l’intermédialité ». Dans FROGER M. et MÜLLER J.E. (dir.). Intermédialité et socialité : histoire et géographie d’un concept. Münster. Nodus Publikationen.
RICARDOU J. 1971. Pour une théorie du nouveau roman. Paris. Seuil.
ROHOU J. 1993. Les études littéraires, méthodes et perspectives. Paris. Nathan.
SCARPA M. 2009. L’Éternelle jeune fille, une ethnocritique du Rêve de Zola. Paris. Honoré Champion.
WESTPHAL B. 2007. La Géocritique. Réel, fiction, espace. Paris. Minuit.
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Lancement de l’appel à contributions : 21 mai 2023
Date limite de Réception des articles pour évaluation : 30 septembre 2023
Mise en ligne du numéro : janvier-février 2024
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