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Le cri dans les arts du spectacle et les lettres : une esthétique du cri (Caen)

Le cri dans les arts du spectacle et les lettres : une esthétique du cri (Caen)

Publié le par Romain Bionda (Source : Hélène Frazik)

Le cri dans les arts du spectacle et les lettres

Mercredi 8 novembre 2023

Une esthétique du cri

Amphi MRSH, Université de Caen Normandie, pour l’axe « Esthétique, Poétique et Imaginaire » du LASLAR.Responsables scientifiques : David Vasse (MCF HDR en études cinématographiques, Université de Caen Normandie), Hélène Frazik (Docteure en études cinématographiques, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Yann Calvet (MCF en études cinématographiques, Université de Caen Normandie)


Cette journée d’étude s’inscrit dans un cycle de recherche dont le but est de penser le cri dans les arts du spectacle et les lettres à travers plusieurs approches ; historique et sociopolitique, esthétique et figurative, thématique et actorale (voir la présentation générale de ce cycle p. 4). Après une journée inaugurale consacrée aux perspectives historiques et sociopolitiques du cri, cette deuxième journée d’étude du mercredi 8 novembre 2023 à l’Université de Caen Normandie privilégiera une approche esthétique. Il s’agira de porter la réflexion sur les options de figuration et de stylisation que le cri inspire aux metteurs en scène (théâtre et cinéma) et aux écrivains. Soudain traversé par des émotions extrêmes, le corps produit jusqu’au visage, siège palpable de leur intensité, la sonorisation déchirante de leur épanchement. Dans l’instant du cri, l’artiste cherche à créer une forme fondée sur l’excès des limites, celles de son matériau, mais aussi celles de la conscience et de la raison. De l’ordre de la pulsion, le cri hurle le besoin de s’affranchir des cadres du refoulé, de la normalité et du déni. Au cinéma, au théâtre et en littérature, faire entendre le cri impose un traitement singulier et libérateur du médium (écrire le cri est « une force qui transcende la page », selon Alain Marc dans Écrire le cri, L’Écarlate, 2000). Quel que soit l’affect dont il provient, le cri est une sorte d’effraction dans le champ établi du langage, dans celui des représentations et des descriptions, une entaille à la surface du visage, une puissance disruptive propre à figer l’action dans la stupeur et l’incantation, une percée de l’âme tourmentée ou secouée par une puissance supérieure qui la déborde jusqu’à l’insoutenable (ex : un personnage traversé par le sentiment inattendu ou inespéré de la grâce), un agent de discontinuité perçante dans le dispositif narratif et scénographique. Tel un accroc, le cri dérange. Ou bien pris comme norme il délimite un territoire d’expérimentation du langage et du comportement.

Indissociable de la corporéité, de certaines postures de corps tendues jusqu’à la désarticulation parfois hystérique de ses membres, le cri entraine la mobilisation d’hypothèses esthétiques particulièrement saillantes, éminemment modernes, analogues à sa valeur transgressive. En littérature, décrire un cri, écrire comme on crie, n’est pas sans incidence dans l’affirmation d’un style nouveau, où la syntaxe elle-même se réinvente dans l’urgence inhérente à la poussée du cri, à son caractère irrépressible et critique. Bien des écrivains ont puisé dans le cri les ressources d’une langue poussée elle-même dans ses retranchements, y trouvant le lieu d’accents inédits, aberrants, aristocratiques. Citons entre autres Antonin Artaud, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Louis-Ferdinand Céline, Jean Genet, William Faulkner, Pierre Guyotat, ou plus récemment Constance Debré.

Au théâtre, crier peut être entendu comme la forme exacerbée de la déclamation tout autant que son dépassement du côté de la douleur ou de la fureur. Un cri sur scène tantôt suspend la temporalité et fige le monde autour de lui, lorsque rien d’autre ne rivalise d’intensité locutoire avec la démesure du chaos qu’il exprime, fait de panique, de colère ou de révolte, comme c’est souvent le cas par exemple dans les pièces d’Edward Bond, de Sarah Kane et dans les mises en scène de Carmelo Bene, de Thomas Ostermeier ou encore de Romeo Castelucci. Tantôt il est source de frénésie créative comme en témoignent les textes et les mises en scène de Pippo Delbono (Urlo), mêlant cri de colère et cri d’amour adressés à la vie et au théâtre.

Quant au cinéma, un personnage qui crie peut se voir mis en valeur sur un plan figuratif en termes de lumière, de cadrage et de montage, en situation de couper le souffle de la scène et de retenir celui du spectateur, comme on retient au bord du vide l’impensé sur fond duquel le cri fulgure et laisse sans voix. Lorsque l’instinct et l’instant du cri transcendent ce qui semble le motiver pour mieux défigurer le visage, le désidéaliser et l’exposer ainsi à la violence universelle de l’affect, entre jouissance et répulsion, ils confinent au vertige du sens. Parmi les cinéastes qui ont filmé le cri comme les peintres ayant cherché à transposer la phénoménalité du cri sous ses formes les plus incandescentes, les plus inexpliquées, à la limite de l’abstraction, hors de la signifiance, nous pouvons citer parmi tant d’autres des noms aussi différents que Serguei Eisenstein, Pier Paolo Pasolini, David Lynch, Bruno Dumont, Philippe Grandrieux ou encore Abel Ferrara.
Il s’agira donc pour cette deuxième journée d’études d’appréhender le cri dans sa puissance figurative et stylistique, dépendante ou non des circonstances sociales et psychologiques dans lesquelles il se manifeste et de montrer comment crier influe directement sur les paradigmes d’écriture et de mise en scène. « Et dans les grandes occasions, la vie humaine se concentre encore bestialement dans la bouche, la colère fait grincer des dents, la terreur et la souffrance atroce font de la bouche l’organe de cris déchirants » écrit Georges Bataille. Cette journée sera ainsi l’occasion de traiter de ces « grandes occasions » dans le domaine des arts du spectacle et des lettres.

Bibliographie indicative :

Alain Marc, Écrire le cri (Sade, Bataille, Maïakovski), L’Écarlate, 2000. Jérôme Thélot, La Peinture et le cri (De Botticelli à Francis Bacon), L’Atelier contemporain, 2021. Valérie Morisson, Le Cri dans les arts et la littérature, Coll. « Écritures », EU de Dijon, 2017.

Pour cette deuxième journée d’études, vos propositions de communicationd’une page environ, avec un titre (même) provisoire, devront nous être envoyées au plus tard le 15 juin 2023, aux adresses suivantes : vassedavid14@gmail.com helene.frazik@gmail.com yann.calvet@unicaen.fr

Présentation générale de la problématique du cri dans les arts du spectacle et les lettres

S’intéresser au cri dans les arts et les lettres est une manière de prendre en compte la question des origines. Le cri est à l’origine de la vie (c’est le premier son émis dès la venue au monde) comme à son terme (le dernier râle). En l’occurrence, il est même à l’origine de la création (« Toute représentation n’est-elle pas maçonnée sur un cri ? » se demande Yves Bonnefoy) et de l’image (« Il n’est de représentation que sacrificielle, l’origine de la peinture git dans la violence, toute image provient d’un cri. », affirme Jérôme Thélot dans La Peinture et le cri, Éditions L’Atelier contemporain, 2021). Bref, c’est par le cri que bien des choses commencent et s’achèvent. D’où vient le cri constituerait alors une base de réflexion autour d’un traitement formel de la voix, du corps et de la pensée, en termes de mise en scène, de jeu d’acteur et de style littéraire. Crier au cinéma et au théâtre, comme dans la vie, implique une mobilisation extrême de l’attention et de la conscience, jugées insuffisantes ou indifférentes par le personnage qui crie, et qui crie en raison même de cette insuffisance et de cette indifférence. On crie de peur, de douleur, de rage, de colère, de désespoir, pour se faire entendre ou bien pour sonoriser à l’excès un état de corps ou un état d’esprit. Au temps du cinéma muet, le cri donnait à voir distinctement, plus qu’aucune autre émotion, le synchronisme d’un visage halluciné par le cri avec le volume de sa voix mentalement intégré. Criant, un personnage du muet produisait aussitôt une figuration plastique du cri en lui conférant une très haute intensité visuelle, par exemple Lilian Gish dans la célèbre scène des toilettes défoncées à coups de hache dans Le Lys brisé de Griffith (1919) ou les femmes dans l’escalier d’Odessa du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (1925), film dans lequel la résistance du peuple et l’horreur de sa répression passaient entièrement dans une symphonie de visages secoués par la photogénie des cris, entre angoisse et extase pathique.
Dès que le cinéma, avec l’arrivée du parlant, se mit à se faire entendre de manière audible, le cri inaugura une catégorie sonore exprimant toute une gamme d’affects et de sentiments en rapport avec l’intime et la fureur somatique. On en arrive alors à percevoir le cri au-delà de ses motivations, dans la manifestation d’un excès par nature critique, lorsque le cri se fait déchirure, rupture, stridence, désordre, délire. À propos de Francis Bacon, Jérôme Thélot dans La Peinture et le cri parle de « hurlement de la vie saturée d’elle-même ».

L’intérêt épistémologique du cri dans les arts du spectacle et les lettres est qu’il a à voir avec la crise et avec toutes formes de dérèglements et de démesures ; psychiques, physiques, sociaux, politiques, etc. C’est pourquoi il a partie liée avec la modernité. Le cri est associé au refus, à la révolte, au rejet, à la transgression, à l’insurrection, aussi bien qu’à la joie et l’extase. Étudier le cri dans les arts revient à explorer plusieurs limites ; entre l’homme et l’animal, entre le langage et le corps (pour Greimas, le cri se situe à la limite du langage humain), entre le civilisé et le primitif, entre le silence et le bruit, entre la perception et la pulsion, etc. Ainsi une certaine forme de modernité peut-elle être abordée à travers la phénoménalité du cri, c’est-à-dire de la déchirure– le cri qui déchire le silence, le cri qui déchire l’ordre des représentations, le cri qui déchire la conscience, le cri qui défigure le visage, le cri qui déjoue la temporalité en faveur du surgissement de l’instant. Dans son Traité de pédagogie, Emmanuel Kant dit au sujet de l’affect, au domaine duquel le cri appartient, qu’il est « éprouvé dans l’état présent » et qu’il ne laisse « point de sujet parvenir à la réflexion ». Ainsi Kant ancre-t-il le cri dans une atemporalité qu’il serait envisageable de rattacher à l’un des traits de la modernité dans les arts. Le cri apparait aussi comme l’ultime recours à la parole bloquée, entravée, comme la sortie sonore d’un interdit trop longtemps contenu au point qu’on ne puisse plus se retenir de crier cette impuissance du langage, comme une façon de rejeter par la bouche le mal enkysté au fond de la gorge et de la conscience. Le cri serait alors comme la sonorisation extrême d’un débordement (de sensations, d’émotions, de révolte intérieure, de frustrations accumulées), la satisfaction déchirante du besoin d’expulser un mal absorbé en soi-même.

  • Responsable :
    David Vasse
  • Adresse :
    Université de Caen Normandie, Maison de la recherche en sciences humaines