[Colloque] La Bibliographie de la France, mémoire du paysage littéraire français ? 1811-1914 (Paris)
La Bibliographie de la France, mémoire du paysage littéraire français ?
(1811-1914)
Colloque inaugural du projet ANR JCJC « e-BdF »
Née d’un décret impérial le 14 octobre 1811, la Bibliographie de la France est l’un des périodiques nationaux les plus anciens et les plus durables. D’abord nommé Journal de la librairie, il avait pour fonction première d’annoncer publiquement quels ouvrages imprimés avaient traversé l’épreuve du dépôt légal, et pouvaient être vendus licitement sur le sol français. Il fut présenté comme un outil permettant de limiter les contrefaçons, essentiellement destiné aux libraires pour leur “donner [...] les moyens de distinguer les livres défendus de ceux dont le débit est autorisé”. Pour ce faire, le Journal disposait d’un monopole remarquable défini par l’article III, et par lequel il devint de fait une institution à part entière dans la gestion centralisée du contrôle des publications :
“il est défendu à tous auteurs et éditeurs, directeurs et rédacteurs de gazettes, journaux, affiches, feuilles, périodiques et autres papiers publics, tant à Paris que dans les autres départements, même de ceux étrangers, dont la distribution est permise dans l’Empire, d’annoncer, sous tel prétexte que ce puisse être, aucun ouvrage imprimé ou gravé, national ou étranger, si ce n’est après qu’il aura été annoncé par le Journal de la Librairie, en se conformant, pour le prix de l’ouvrage, à celui qui aura été indiqué dans ce Journal [...].”
Semaine après semaine, quasiment sans interruption tout au long du XIXe siècle et jusqu’à nos jours, la Bibliographie de la France (selon le nom qu’elle a conservé jusqu’en 1990) annonce ainsi la parution des œuvres de tous types, officiellement autorisées à être vendues sur le territoire français : livres français ou étrangers, traduits ou non, gravures, partitions, etc. Cette situation d’exclusivité et d’antériorité lui confère un statut juridique particulier, tout en en faisant le témoin d’un état du monde du livre au plus près de son actualité.
En effet, le caractère presque exhaustif des titres recensés, conditionné par les circonstances de la création du journal, fait de ce dernier un cas à part dans la constellation des périodiques bibliographiques qui se multiplient au XIXe siècle. Quand le Polybiblion ou la Revue des bibliophiles proposent à leurs lecteurs des sélections de livres parfois assorties de commentaires critiques, la Bibliographie de la France s’engage à recenser l’ensemble des parutions licites qui circulent sur le territoire national. Or les informations contenues dans ces annonces, qui prennent la forme de longues listes de titres, donnent des indications précieuses sur la socio-histoire des imprimés : le prix de vente, le tirage, le format, mais aussi parfois la catégorie sociale de l’auteur et sa formation, qui peuvent servir d’argument de vente.
Afin d’aider les libraires et lecteurs potentiels à retrouver les références qui leur seraient utiles, des “Tables systématiques” sont publiées pratiquement chaque année, et ce, dès 1811. Les titres y sont alors classés selon des logiques souvent peu explicites, et qui s’appuient sur une conception tacite de l’arbre des savoirs. Dans le cas des œuvres littéraires, la Bibliographie de la France porte ainsi la trace d’une réflexion générique et poétique qui évolue au fil du siècle, tant dans les dénominations adoptées que dans la répartition des ouvrages au sein de ces catégories. Parce qu’elle s’est efforcée de rendre compte par le classement du corpus, massif par excellence, qu’il lui revenait de recenser, la Bibliographie constitue un terrain idéal pour toute étude de “poétique historique”, telle que la définit Alain Vaillant[1]. Dès le XIXe siècle, certains critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et s’en sont servis pour élaborer des études de “statistique littéraire”, dans l’idée d’analyser l’état de la littérature en France, en termes de dynamiques de genres et de qualité des productions.
Mais en dépit des grandes possibilités ouvertes par l’exploitation de cette source, et malgré plusieurs articles généralement écrits par des historiens du livre, son histoire reste peu connue. Les possibilités liées à ses usages, pourtant si profitables à tout travail historique sur la période, restent souvent peu explorées, en particulier dans les études littéraires.
Le présent colloque, porté par le projet ANR “e-BdF[2]”, a pour but de contribuer à mettre en lumière les enjeux soulevés par ce périodique singulier, dont l’objet même sert de fondations à tous les travaux ultérieurs d’histoire littéraire : la bibliographie, terrain d’exploration et de réflexion de la recherche en littérature.
Les communications retenues pourront ainsi s’attacher à décrire, définir et situer la publication de ce journal singulier, en faisant une place aux stratégies éditoriales et commerciales qui le caractérisent. L’étude des conditions de sa création et de sa production continue, celle de sa réception, de son lectorat et des cercles institutionnels ou formels dans lesquels il s’est inscrit sont autant de pistes pertinentes et nécessaires, afin de situer la BdF et son fonctionnement dans la constellation des périodiques.
Les travaux portant sur les enjeux politiques, juridiques et institutionnels liés aux circonstances de sa création et de ses usages seront également bienvenus. La BdF ayant d’abord été conçue conçue comme l’instrument d’une police des publications, il sera intéressant de s’interroger sur sa valeur juridique, ses liens avec le dépôt légal et les institutions de pouvoir, en prêtant attention aux évolutions politiques liées aux changements de régime. Jusqu’où peut-on voir dans la BdF, à différentes époques, un périodique d’État ? Cette dimension officielle de la publication détermine, chez ses rédacteurs, une ambition d’exhaustivité, qu’il conviendra pourtant d’interroger. Qu’advient-il des réimpressions d’ouvrages, voire de la « littérature grise[3] », des ouvrages réimprimés, et de tout ce qui est parfois désigné par les rédacteurs comme des « publications insignifiantes », etc. ? Plus généralement, on pourra étudier les liens institutionnels de la BdF avec d’autres institutions de savoir (Cercle de la Librairie, Bibliothèque nationale de France, etc.).
La BdF est un journal dont le contenu et la forme ont accompagné les bouleversements historiques de la France. Quels liens peut-on reconnaître entre ces évolutions et la grande Histoire ? Comment se formalisent-ils, et de quelles évolutions s’agit-il ? En particulier, il pourrait être intéressant de se pencher sur le devenir de ce périodique dans quelques séquences historiques particulières : la Révolution de 1848, la guerre de 1870, la Commune, etc.
Parce qu’elle se définit comme une bibliographie « de la France », la BdF pose d’emblée la question délicate du périmètre de ce qu’est une littérature nationale. Les choix des rédacteurs engagent en effet une conception implicite de la littérature française. Ainsi, quelle place font-ils aux ouvrages traduits depuis et vers le français, aux ouvrages publiés en France en langue étrangère, aux ouvrages publiés en français à l’étranger, à la littérature antique, etc. ? Dans quelle mesure ces élargissements transfrontaliers et translinguistiques rapprochent-ils ce périodique du rêve d’une « bibliographie universelle », tel que le caressent certaines communautés savantes autour de 1900 ? On pourra aussi s’interroger sur les rapports entre la BdF et des publications comparables à l’étranger (Publishers Weekly aux États-Unis, Börsenblatt en Allemagne…) et se demander s’il y a, entre la BdF et ces périodiques, des influences réciproques au niveau de la forme ou du contenu.
On pourra également s’interroger sur les enjeux, en termes de poétique historique et d’histoire littéraire, des étiquettes génériques mises en œuvre pour classer les ouvrages : quelles sont-elles, comment celles-ci évoluent-elles, quels ouvrages accueillent-elles ? Peut-on envisager sur cette base des travaux de statistique littéraire ? Sur ce point, des approches sur le temps long, ou prenant pour objet le devenir bibliographique d’un ou plusieurs genres littéraires, pourront se combiner avec des approches monographiques plus précises : qu’advient-il de tel auteur, des rééditions de telle ou telle œuvre, de tel corpus, dans les numéros successifs de la BdF ?
À l’occasion de ce colloque, sera présenté un nouvel outil bibliographique fondé sur une édition numérique de la Bibliographie de la France, destiné à être ouvert à l’ensemble des chercheurs sur la plateforme d'édition de manuscrits numériques EMAN. Cet outil aura pour but de faire le lien entre les informations contenues dans le périodique et les récents développements en Humanités numériques, dans la lignée de travaux majeurs relatifs aux « mesures du livre[4] ». En fonction de l’avancement du projet, un accès à la base de données ainsi éditée pourra être offert aux participants en amont des communications. Par conséquent, les propositions relevant d’approches relatives aux Humanités numériques seront également bienvenues. Dans le cadre du colloque, un transcripthon sera organisé par le DataLab de la BnF.
Le projet ANR auquel ce colloque est adossé concerne prioritairement le XIXe siècle (jusqu’en 1914), mais nous accueillerons volontiers, à titre d’éclairages et de comparaisons, des communications portant sur les XXe et XXIe siècles.
Les communications dureront entre 20 et 30 minutes et seront suivies d’un temps d’échange.
Le colloque et le transcripthon auront lieu du 23 au 25 janvier 2024, à Paris. Les communications feront l’objet d’une publication. Une participation par visio-conférence est envisageable sur demande.
Les informations pratiques précises et définitives seront communiquées ultérieurement aux participants.
Les propositions de communications (entre 300 et 400 mots) accompagnées d’une brève bio-bibliographie doivent être envoyées au plus tard le 31 mai 2023 à l’adresse anr.ebdf@gmail.com. Les courriels doivent mentionner en objet : « ANR e-BdF / proposition pour le colloque inaugural ». Les intervenants retenus seront notifiés dans le mois suivant.
Bibliographie
AMADIEU Jean-Baptiste, La Littérature française mise à l’Index, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017.
ARON Paul, VIALA Alain, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, 2006.
BARBIER Frédéric, Livre, économie et société industrielles en Allemagne et en France au XIXe siècle (1840-1914), Lille 3, ANRT, 1998.
BECOURT Daniel, Livres condamnés, livres interdits : régime juridique du livre, outrages aux bonnes mœurs, arrêtés d’interdiction, Paris, Cercle de la librairie, 1961.
BESSARD BANQUY Olivier, DUCAS Sylvie, GEFEN Alexandre (dir.), Best-sellers. L’industrie du succès, Paris, Armand Colin, 2021.
BOURDIEU Pierre, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
BUZAREINGUES (de) Claire, [in] Bibliographie de la France. Journal de l’Imprimerie et de la Librairie, Paris, Cercle de la Librairie, 1961.
CABANÈS Jean-Louis, La Fabrique des valeurs dans la littérature du XIXe siècle, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2017.
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CHARLE Christophe, La Crise littéraire à l’époque du Naturalisme, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1979.
DACOS Marin, MOUNIER Pierre, Humanités numériques. État des lieux et positionnement de la recherche française dans le contexte international, Rapport ministériel, Institut Français, 2014.
DEBAENE Vincent & JEANNELLE Jean-Louis, « Où est la littérature ? », [in] L’Idée de littérature dans les années 1950, Fabula/Les colloques, URL : http://www.fabula.org/colloques/document66.php, 2004.
DIAZ José-Luis, LE BAIL Marine (dir.), L’Histoire littéraire des bibliophiles, Genève, Droz, 2019.
DUBOIS Jacques, L’Institution de la littérature : introduction à une sociologie, Paris, Nathan, 1978.
ESCARPIT Robert, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, 1958.
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LYONS Martyn, Le Triomphe du livre : une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle, Paris, Promodis, 1987.
MAINGUENEAU Dominique, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Junod, 1993.
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VOISIN Patrick (dir.), La Valeur de l’œuvre littéraire, entre pôle artistique et pôle esthétique, Paris, Classique Garnier, 2012.
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ZÉKIAN Stéphane, L’Invention des classiques. Le « siècle de Louis XIV » existe-t-il ? Paris, CNRS Éditions, 2012.
Ces travaux sont financés par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR 22-CE54-0011, coordonnée par Elsa Courant (CNRS/CELLF/Sorbonne université).
Institutions partenaires :
- ANR
- CNRS
- CELLF (Sorbonne Université)
- IHMC (ENS / PSL)
- DataLab / BnF
[1] A. Vaillant, “De la sociocritique à la poétique historique”, Texte, revue de critique et de théorie littéraire, no 45/46, 2009, pp. 81-98.
[2] https://ebdf.hypotheses.org/
[3] « La littérature grise, terme générique, désigne les documents produits par l’administration, l’industrie, l’enseignement supérieur et la recherche, les services, les ONG, les associations, etc., qui n’entrent pas dans les circuits habituels d’édition et de distribution. » J. Shöpfel, « Littérature “grise” : de l’ombre à la lumière », I2D – Information, données et documents, 2015/01, vol. 52, p. 28-29.
[4] A. Vaillant, Mesure(s) du livre. Colloque organisé par la Bibliothèque Nationale et la Société des études romantiques, Paris, BnF éditions, 1992.