"Colette la prédatrice", par Thomas A. Ravier
mis en ligne sur Diacritik.com le 17 mars 2023.
"Littérature qui sent les dessous de bras »… « Cette femme qui n’est que sens ! »… « Une plume d’étable »… « Un style de brocanteuse »… Un siècle plus tard, en 2023, ces propos, pour la plupart masculins, condamnant l’art de Colette ne semblent plus d’actualité. À moins que… La dénonciation aurait-elle simplement changé de contours ? Le 150e anniversaire de la naissance de l’écrivaine n’empêche pas une ancienne prix Goncourt d’y aller récemment de sa petite sortie, trouvant l’écriture de Colette, avec le recul, « emberlificotée et vaine ».
Marguerite Duras qualifiait déjà cette prose « d’eau de bidet ». Et comment la lecture de Duras ne dissuaderait-elle pas de lire Colette – Colette l’épicurienne, Colette la frivole – au nom d’une conception nihiliste, profondément dramatique, de la littérature ? Voyons les choses comme elles sont. De même qu’on lui refuse la grande exposition parisienne à laquelle a eu droit Proust, Colette ne peut guère compter sur le tapis noir médiatique déroulé à Céline. Plus inquiétant : les nouveaux douaniers de la bibliothèque universelle vont-ils laisser circuler les livres de cette étrange prosatrice qui ne récusait pas, loin s’en faut, l’attribut de « femelle », quitte, plus grave encore, à en tirer de la jouissance ? Et l’on peut imaginer ce que Colette, si attachée à tirer des mots, de son propre aveu, une « griserie phonétique », aurait pensé de celui d’ « autrice » ! En bref, le fantasme d’un matrimoine tout comme le projet d’une littérature aux bienfaits écologiques suffiront-ils à imposer cette expérience fortement érotique qu’est la lecture de Colette à des êtres humains que la technologie sépare progressivement de leurs corps, isole de leur environnement physique, dissocie de leurs sens, éloigne de leur peau ? […]"
(Illustr.: Colette dans la pantomime Rêve d'Égypte au Moulin-Rouge en 1907, photographiée par Léopold-Émile Reutlinger ©Wikicommons).