Un étranger au village de James Baldwin, suivi de Corps noir de Teju Cole
Traduit par Marie Darrieussecq & Serge Chauvin
Été 1951: James Baldwin est le premier noir qui séjourne à Leukerbad (Haut-Valais). Les enfants crient "Neger!" dans les rues, les gens le dévisagent: est-il vraiment américain, cet homme qui ressemble aux indigènes d'Afrique ? Dans "Un étranger au village", texte virtuose et puissant, Baldwin décrit le racisme primaire de ce village au bout du monde et le fait résonner avec l'humiliation que les Noirs subissent aux États-Unis.
Été 2014: Teju Cole se rend à Leukerbad. Lui n'est pas dévisagé dans la rue, les enfants n'essaient pas de toucher ses cheveux; mais des émeutes viennent d'éclater dans la ville américaine de Ferguson, après l'assassinat d'un Noir de dix-huit ans par un policier blanc. Dans "Corps noir", Cole entame un dialogue avec Baldwin. Soixante ans les séparent, un lieu les réunit, et même si les choses ont changé, le racisme persiste.
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Extrait : "Le soir de mon arrivée, j'ai pris une chambre à l'Hôtel Mercure Bristol. J'ai ouvert les fenêtres sur une mer de ténèbres d'où rien ne se détachait, mais je savais que dans cette nuit noire se dressait le Daubenhorn. Je me suis fait couler un bain chaud et m'y suis plongé jusqu'au cou, avec ma vieille édition de poche des Chroniques d'un enfant du pays. De mon ordinateur portable émanait le son aigrelet de Bessie Smith chantant "I'm Wild About That Thing": "Ne te retiens pas, chéri, quand je gémis/ Donne-moi tout ce que tu as, sinon je vais en crever." Un blues salace, mais qui excelle à simuler l'ingénuité: après tout, ce "truc qui la rend folle", ça pourrait très bien être un trombone... Et c'est dans mon bain, avec les mots de Baldwin et la voix de Bessie, que j'ai vécu un instant de dédoublement: j'étais à Leukerbad, et cette voix de femme franchissait les années me séparant de 1929; et je suis noir comme cet homme; et je suis mince comme lui; et j'ai aussi la dent du bonheur; et je ne suis pas spécialement grand (allez, disons-le: je suis petit); et je suis impassible à l'écrit et exalté dans la vie, sauf quand c'est l'inverse; adolescent, je fus un prosélyte fervent (Baldwin: "Rien de ce qui a pu m'arriver depuis n'a égalé la puissance et la gloire que j'éprouvais parfois au milieu d'un sermon quand je savais que vraiment, d'une façon ou d'une autre, par quelque miracle, je transmettais véritablement, comme ils disaient, "la Parole", quand l'Église et moi ne faisions qu'un."), jusqu'à ce que, moi aussi, je m'éloigne de l'Église; et je considère New York comme mon chez moi même quand je n'y vis pas; et je me sens en tous lieux, de New York à la Suisse profonde, le dépositaire d'un corps noir, et je dois trouver le langage adapté à tout ce que cela signifie pour moi et pour les gens qui me regardent. L'espace d'un instant, l'ancêtre avait pris possession de son descendant. Ce fut un moment d'identification absolue. Et les jours suivants, dans ce village suisse, ce moment continua de me guider." — Teju Cole, "Corps noir".
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Teju Cole — Né en 1975, Teju Cole a grandi au Nigeria et vit à Brooklyn. Il officie en tant que critique de photographie pour le New York Times Magazine, a notamment écrit pour le New York Times, le New Yorker, Granta et Brick. Salman Rushdie le tient pour "un des écrivains les plus talentueux de sa génération". Deux de ses romans sont traduits en français: Open City (Denoël, 2012, 10/18, 2014) et Chaque jour appartient au voleur (Zoé, 2018).
James Baldwin
Immense écrivain américain, James Baldwin (1924-1987) est un porte-parole du mouvement intégrationniste. Au début des années 1950, il séjourne à plusieurs reprises dans le village de Leukerbad, en Valais. Il y donne notamment sa forme définitive à son premier roman d'inspiration autobiographique Go Tell It on the Mountain (La Conversion).
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On peut lire sur en-attendant-nadeau.fr un article sur cet ouvrage :
"Retour à Leukerbad", par Claude Grimal (en ligne le 8 juin 2023).
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Revue de presse
La Croix : "C’est un livre fort et concis, un jeu de miroirs entre deux paroles puissantes, distantes de plus de soixante ans et dont la mise en regard immédiate confère à l’une et l’autre une intensité inédite. D’abord, les mots rageurs de James Baldwin, écrits en 1951 depuis un village isolé aux confins de la Suisse, où il subit quotidiennement des actes de racisme. Plus loin, ceux du nigérian-américain Teju Cole, parti en 2014 sur les traces de Baldwin, tandis qu’aux États-Unis éclatent les émeutes dites de Ferguson, après que des policiers ont abattu un jeune homme noir. Deux approches des ressorts du racisme qui s’éclairent l’une l’autre, se poursuivent et résonnent." Fabienne Lemahieu
Le Matricule des anges : "Avec la langue vibrante qu’on lui connaît, mélange si singulier d’intelligence, de rage et de blessure, Baldwin fait le récit de ce moment d’altérité raciale où il éprouve, plus encore que dans son Harlem natal, le sentiment d’être « une curiosité vivante ». (…) Soixante ans plus tard, alors que les émeutes raciales secouent la ville de Ferguson aux États-Unis, le Nigérian Teju Cole rejoue cette expérience suisse. De l’un à l’autre, de 1951 à 2014, les choses ont-elles réellement changé ?" Valérie Nigdélian
L'illustré : "1951, James Baldwin (1924-1987) quitte Paris pour Loèche-Les-Bains (…). Il y rédige Un étranger au village, texte virtuose. Le récit d’une expérience, celle d’être Noir dans un village perdu exclusivement blanc, qu’il relie aux tensions raciales en cours aux Etats-Unis.
2014, Teju Cole, bientôt 40 ans, que Salman Rushdie lui-même considère comme « l’un des écrivains les plus talentueux de sa génération », se rend à son tour à Loèche-les-Bains. Dans Corps noir, il dialogue avec Baldwin. L’époque a changé, mais, outre-Atlantique, le racisme demeure... Vertige." Blaise Calame
Le Matin Dimanche : "C’est l’histoire d’un écrivain américain, Teju Cole, d’origine nigériane, qui, en été 2014, se rend dans le Haut-Valais, à Leukerbad. Il tente de réveiller la présence en ces lieux d’un autre immense écrivain noir américain, James Baldwin. Ce dernier, de passage dans le village en 1951, décrit dans le célèbre « Un étranger au village » le racisme subi lors de son séjour en écho à l’humiliation que les Noirs vivent aux États-Unis. Teju Cole: « On était le 2 août 2014 : l’anniversaire de James Baldwin. Il aurait eu quatre-vingt-dix ans ce jour-là. Il fait partie d’une génération située au point de bascule où l’on cesse d’être contemporain pour glisser vers l’histoire ». L’incroyable petit livre réunit les textes des deux écrivains." Géraldine Savary
Le Lorgnon mélancolique (blog) : "Dans Un étranger au village, texte virtuose et puissant initialement publié en 1953 dans Harper’s Magazine, Baldwin faisait résonner le sentiment de racisme primaire qu’il éprouve avec la rage et l’humiliation des Noirs aux États-Unis. (…)
Dans Corps noir, Cole entame un dialogue avec Baldwin. Soixante ans les séparent, un lieu les réunit, et même si les choses ont bien changé, le racisme persiste. Un livre d’une brûlante et désolante actualité, hélas !" Un article de Patrick Corneau à lire ici…