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Le désir des origines (Journées d'études des doctorant.e.s du CRHI, Nice)

Le désir des origines (Journées d'études des doctorant.e.s du CRHI, Nice)

Publié le par Marc Escola (Source : Morgan Morcel)

Argumentaire 

L’oeuf et la poule. 

Fini mais rejetant l’indubitable conséquence à venir de cette finitude, l’être humain produirait, comme un miroir déformant, un rétroviseur attirant qui le tourne vers la recherche de ses origines. C’est aussi qu’il est marqué du sentiment d’être arrivé au beau milieu, quand beaucoup a déjà eu lieu et que beaucoup reste à se produire. Alors, l’être humain cherche ce qu’il a manqué et qui est responsable de, ce qui peut expliquer et certainement légitimer son apparition ici et maintenant. Ainsi se déploient les potentialités de l’origine : donner une responsabilité, expliquer et légitimer. Mais le problème apparaît soudainement car d’origine en origines, une poussée continue vers une autre origine de l’origine trouvée, la limite semble sans cesse repoussée : de mes propres origines, à celles de mes proches, à celle de ma communauté, à celle de l’humanité, à celle de la nature, à celle de l’univers… Jusqu’au chaos dont il faudrait dire quelque chose : Avant toutes choses fut Khaos, dit le poète, et ensuite un saut, une apparition d’où tout se produit. La remontée vers les origines est un mouvement vers l’unité indicible. Dès lors la question de la quête de l’origine se confronte à la question du point d’arrêt et donc de l’émergence et de la création. Se donner une origine revient à formuler une coupe dans le réel, poser un cran d’arrêt duquel on sent bien qu’il y a plus, au-delà. Ces questionnements se déploient dans une régression à l’infini, où le désir de retourner vers un commencement singulier témoigne du vertige métaphysique : en manque de sens, l’être humain se lance dans une quête pour redonner signification à son existence, sans aucune assurance d’atteindre la fin recherchée. Si ce commencement singulier et le chemin incomplet parcouru pour y parvenir donne à son existence une signification, c’est qu’il le dote en même temps d’une direction, le tourne vers le futur dans une certaine perspective qu’il peut faire sienne. De la réponse à la question « d’où l’on vient » découle la réponse à « où va-t-on ». La détermination de l’origine comme la constitution de mythes fondateurs, la définition d’un passé qui nous retrouve que ce soit sous la forme de la réaction, de la déconstruction ou de l’actualisation, nous donnent une visée. Que ce soit dans un objectif politique ou métaphysique, la recherche des origines constitue un besoin anthropologique — l’animal lui vit dans son monde sans prétendre se projeter dans nulle altérité. C’est ce dont rend compte la philosophie, ainsi que les infinis paradoxes qu’impliquent cette en-quête : la poule et l’oeuf, la cause auto-justificatrice, le fuyant fondement du fondement… Dès lors, désirer les origines, expression que ces journées des doctorant.e.s du CRHI entendent interroger, reviendrait à se lancer sur une courbe irrémédiablement asymptotique, celle d’une recherche dans un présent de ce qui par définition n’est jamais donné actuellement. Ce désir conduirait ainsi à ôter au temps une certaine efficacité en voulant trouver une intelligence au présent, mais qui ne serait pas une intelligence du présent exclusivement car elle cherche à maîtriser l’avenir en traversant un passé embrumé qui ne saurait s’éclaircir que rétrospectivement. 

La poule et l’oeuf. 

Si toute intelligence des origines se trouve, d’avance et paradoxalement, condamnée, reste ainsi ce désir entêtant et indéterminé. Besoin anthropologique ou tendance naturelle de la raison ? Répondre à cette question ne tranche pas celle de savoir d’où les origines tirent leur prestige aliénant. On répondrait à un regard sur ce désir lui-même tourné vers l’amont, mais que se passe-t-il lorsque le désir des origines est pris à son tour comme cause, vers l’aval ? Ainsi perçue, l’origine se fait origines. Si le désir d’origine est le désir d’une unité, d’un rassemblement, d’un unique, n’est-ce pas de ce caractère insaisissable, pour ne pas dire indécidable, de l’origine que découle sa pluralité ? On comprend ainsi une mise en concurrence épistémologique (telle qu’on l’observe, par exemple, dans le conflit des mémoires en historiographie) qui entraîne une mise en concurrence politique. Ainsi la pluralité des origines pourrait bien être celle des désirs, ou celle des visées téléologiquement distinctes qui confèrent des « valeurs » à ces origines : normativisation et discrimination des individus, machine à hiérarchisation mais aussi légitimation d'un état de fait culturel, justification du sens de l'histoire, idéalisation du passé en vue de juger du présent ou de prédire l'avenir. Tantôt aliénant, tantôt source d'émancipation, ce désir intarissable des origines répond à tout le moins à un désir de sens face à l'obscurité du passé et au mutisme du présent. Les visées de ce désir s’affrontent dans une quête du savoir elle-même vectorisée par une quête de pouvoir. Que reste-t-il des origines, si l’on se persuade à ce point que leur recherche n’est qu’une soif de maîtrise ? Elles sont alors le mythe au sens de fable, le fantasme, le mensonge et la mystification. 

Soupçon donc. Mais soupçon qui semble renforcé par une démultiplication contemporaine de ce désir des origines : il devient, de nos jours, une véritable urgence. Ainsi nous serions passés d’une nécessité ontologique, reposant sur une nature humaine, à une nécessité véritablement impérieuse due aux circonstances actuelles. Le besoin anthropologique se serait fait quête universelle, en tout cas omniprésente, consacrant le règne obsédant du « d’où vient » dans des domaines plus pratiques — on se préoccupe de la traçabilité de ce que nous consommons, aliments comme produits manufacturés, et on crée des labels de provenance, le législateur se questionne sur le bien-fondé d’autoriser les tests ADN « récréatifs » ou à visée généalogique qui connaissent un succès phénoménal, l’étymologie a reconquis une force explicative qu’on lui avait sapée… Autant de sujets qui pourraient faire l’objet de communications. Comme si le roman des origines (Marthe Robert, 1977) sortait de la sphère de la création romanesque pour devenir le lot de chacun.e., le livre que tous pour soi-même ou pour un "nous" à définir nous avons à écrire. Tout se passe comme si la saturation quantitative de l’espace des origines se révélait inversement proportionnelle à la perte qualitative de leur sens. Les récits et savoirs des origines s’entrechoquent, s’entremêlent et se concurrencent : il devient urgent de savoir maîtriser les origines et pour cela, de conserver, d’archiver, de se souvenir… Le bon usage de la conservation devient un enjeu massif de l’organisation de notre savoir. Cette urgence est-elle seulement la conséquence d’une accélération de tous les domaines de la vie humaine ou bien quelque chose a-t-il changé dans notre vision du monde et dans notre besoin métaphysique ? Car il apparait bien en parallèle de cette urgence et omniprésence des origines, une annonce constante de la mort de la métaphysique, et son insistante renaissance. 

À quoi doit-on cette urgence ? Et celle-ci laisse-t-elle les origines intactes ? Les connaître et les conserver, y trouver un sens : peut-être les origines tirent-elles leur désidérabilité de la promesse de maîtrise qu’elles portent. 

Ce sont là les questions, et l’hypothèse, que nous souhaitons proposer à la réflexion commune lors de ces journées doctorales portant sur le désir des origines. 

Les contributions, dont nous n’entendons pas borner la potentielle variété thématique, disciplinaire ou formelle, pourront s’inspirer des trois axes suivants. 

Axes thématiques 

1. Une histoire de l’idée de causalité. Du désir des origines comme besoin anthropologique à ce même désir comme urgence spécifiquement contemporaine : le passage pourrait bien être pavé par ce que l’on peut appeler la démultiplication de la causalité, ou bien son effacement, ou encore sa rupture. Quelles manières d’expliquer peuvent-elles exister ? Que reste-t-il des quatre grandes erreurs dont prévenait Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles ? Y a-t-il des alternatives à la dotation de sens, comme signification et direction, que propose l’origine ? À cet égard, les sciences jouent un rôle décisif, depuis que les probabilités y ont conquis une importance paradigmatique. Historien.ne.s, philosophes et scientifiques pourraient en témoigner et en analyser les enjeux lors de ces journées doctorales. 

2. Un monde en tous sens. Ou bien faut-il chercher du côté de la synchronicité induite par la mondialisation capitaliste, et consécutivement par « l’esthétique de la disparition » (Paul Virilio, 1989), les incessants mouvements de déphasages-rephasages, de déterritorialisations-reterritorialisations (Deleuze et Guattari, 1980) qu’elle-même produit ? L’écrasement spatio-temporel du monde contemporain serait alors l’impulsion qui, par contraste, nous pousserait à la recherche ou reconquête de cette linéarité causale des origines, de cette profondeur historique et temporelle dont la perte n’est d’ailleurs peut-être qu’un fantasme. Le morcellement et l’éclatement seraient ainsi les pathologies sociales dont le désir des origines serait le symptôme, ou le remède. Il s'agit par conséquent d'interroger également le rapport affectif, pathologique sinon sotériologique à l'historicité. Les certitudes vacillent et ainsi, la recherche génétique de l'origine sort du bloc immuable transmissible avec l'épigénétique qui révèle la transformation de l'ADN sous l'effet de l'environnement et des histoires particulières. Une telle confrontation s’impose au regard du sujet et les propositions qui permettront l’échange, et pourront se poursuivre dans des temps de dialogues, seront les bienvenues. 

3. Valeur de l’originel. Enfin, il faudra bien s’aventurer à conjecturer sur ce qui fait de l’origine, ou des origines, une telle valeur pour nous – quel est, d’ailleurs, ce « nous » qui lui donne cette valeur ? L’origine comme fait se change aisément en valeur directrice, qu’il s’agisse de notre monde politique et juridique ou bien de notre regard esthétique. C’est ainsi, par exemple, que l’original a bien plus de valeur que la copie, ou inversement, comme l’analyse Benoît Peeters, que l’original de la planche de bande-dessinée ne devient un objet de valeur et de vente qu’à partir du moment où l’art de faire des cases est institué et légitimé comme neuvième art. C’est aussi comprendre ce jugement selon lequel ceux qui prônent l’oubli seraient enfermés dans une visée pratique malheureuse et dissimuleraient un rêve coupable de déni de réalité. Comment penser un retour à un moment instituant quand on le charge de ce poids de l'origine ? L’origine pourrait bien constituer, finalement, une sorte de méta-valeur, sans 

laquelle rien ne vaut. En ce sens, un pur présent deviendrait, plus encore qu’impensable, proprement inconsistant. 

Modalités de soumission 

Les propositions de communication se tiendront dans la limite de 3500 signes. Elles comprendront un titre et seront accompagnées d’une courte bio-bibliographie de l’auteur.e. Les communications dureront 20 minutes et seront suivies de 15 minutes de discussion avec la salle. 

Les propositions sont à envoyer au plus tard le 16 avril 2023 à : 

Alessandra Randazzo : alessandra.randazzo@univ-cotedazur.fr 

Et Morgan Morcel : morgan.morcel@univ-cotedazur.fr 

Cet appel est ouvert à tou.te.s. Si les propositions de philosophie sont encouragées, nous pensons l’importance de mener la discussion avec les autres disciplines. 

Les journées d’étude se tiendront à Nice les 7 et 8 juin 2023. 

Bibliographie indicative 

A. Ancelin Schützenberger, Aïe mes aïeux

W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique 

E. Bimbenet, L’animal que je ne suis plus 

C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société 

G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux 

J. Derrida, Introduction à l’origine de la géométrie 

J. Derrida, L’écriture et la différence 

J. Derrida, Grammatologie 

M. Dufrenne, L’inventaire des a priori 

M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » 

F. Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps 

S. Hawking, La malmesure de l’homme. 

E. Manning, Always more than one. Individuation’s Dance. 

M. Robert, Roman des origines et origines du roman 

H. Rosa, Accélération : une critique sociale du temps 

R. Schürmann, Des hégémonies brisées 

A.-M. Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIème-XXème siècles. 

A.-M. Thiesse, La fabrique de l’écrivain national, entre littérature et politique. 

P. Virilio, Ésthétique de la disparition 

P. Wagner, Sauver le progrès 

M. Zarader, Heidegger et les paroles des origines