par
René Audet
(Université Laval)
Dossier Les dehors de la littérature
Devant la multiplication des manifestations littéraires qui n'empruntent pas la forme canonique du livre et dans le contexte actuel où l'on voit de telles pratiques de création se développer, s'affirmer et ainsi se stabiliser peu à peu, la notion d'« arts littéraires » tend à s'imposer pour désigner ces formes de littérature hors du livre qui répondent à un double critère : une dimension créative dominante, impliquant la publication d'un texte littéraire - au sens d'une mise à disposition publique, qu'elle soit pérenne ou éphémère.
L'exercice de la littérature n'est pas, en soi, attaché à la forme matérielle du livre ; on peut résumer trois cents ans d'histoire de la littérature et du livre en disant qu'il y a eu une accointance profitable entre la montée d'une pratique culturelle et celle d'une industrie avec l'entrée dans la culture médiatique. La quasi-équivalence qu'il faut constamment déconstruire entre l'oeuvre littéraire et son support a longtemps repoussé dans l'ombre des pratiques d'écriture et de diffusion qui n'empruntaient pas la forme du codex : performances orales (de poésie) ; tracts et affiches ; lectures publiques de textes ; diffusion dans les journaux et périodiques ; publications artisanales (des zines aux livres d'artiste) ; expositions de textes littéraires ; spectacles de contes (pour enfants autant que pour adultes)... Ces formes et contextes, jugés mineurs par contraste (symbolique et quantitatif), restent depuis toujours des manifestations satellitaires du phénomène littérature .
Au cours du long vingtième siècle, les tensions se sont révélées plus vives : d'un côté, une industrie éditoriale et littéraire en fort développement ; de l'autre, des pratiques en réaction à ce marché de la culture, entre avant-gardes, appropriation amateure et populaire de l'écriture, propositions interdisciplinaires et montée de l'événementialisation de la littérature. Le durcissement des pratiques éditoriales littéraires incite de nombreuses actrices et acteurs du milieu (par souci d'une invisibilité à combattre, par volonté de vivre de leur art, par dénigrement de modes de circulation jugés impropres ou obsolètes) à expérimenter de nouvelles voies pour s'inscrire dans l'espace public - des voies ici médiatiques/numériques, là spectaculaires. La mise en place croissante d'événements à saveur littéraire contribue à cette exposition des autrices et auteurs dans des contextes où cohabitent des visées de partage (désintéressé) de la littérature autant que des dispositifs de médiation et de commercialisation propres à l'industrie du livre. Ces festivals, ces propositions scéniques, ces modalités distinctes de diffusion du texte littéraire favorisent le développement de voies de publication autres que celle du livre, tout comme ils construisent peu à peu des publics pour ces offres culturelles inédites.
La cohérence de ces pratiques, tout comme la cohésion de ce groupe d'actrices et d'acteurs du milieu littéraire, ne s'imposaient pas naturellement - si ce n'est par le sentiment d'exclusion (de non-inclusion) du champ littéraire traditionnel, des institutions communes et reconnues. C'est sur le socle d'une volonté partagée de secouer le conservatisme de celles-ci que s'est progressivement déployée cette vision réconciliatrice pour des pratiques, pour des créatrices et créateurs a priori bigarrées ; c'est par cette appellation des arts littéraires qu'ils et elles proposent de combattre la perception de pratiques à la marge et de mieux s'imposer auprès du public et des subventionnaires - au final, de défendre une conception de la littérature plus ouverte, diversifiée .
Plusieurs travaux pertinents peuvent être inventoriés, de même que des notions, des champs de recherche contribuent à en éclairer tel ou tel aspect. Un rapide inventaire en est proposé ci-dessous (voir la bibliographie indicative, plus bas, de même que les entrées liées sur l'Atelier de théorie littéraire de Fabula). La perspective d'ensemble manque toutefois souvent à l'appel ; c'est dans cet esprit qu'un travail de cartographie des pratiques, amorcé en 2021, a été mené. Une nomenclature évolutive est ainsi proposée (la version 2023A est ici reproduite), tandis qu'un vocabulaire descriptif de ces pratiques est en cours de réalisation. Cet effort typologique et critique pourra contribuer à une meilleure saisie de la complexité du phénomène littérature dans la période contemporaine - et rétrospectivement à un regard plus ouvert à une diversité de pratiques préexistantes dans l'histoire de la littérature.
On peut ainsi sérier les pratiques sous trois grandes catégories (qui se déclinent en sous-catégories et pratiques plus spécifiques) : le texte littéraire spectacularisé, le texte littéraire exposé et le texte littéraire médiatisé.
- Le texte littéraire spectacularisé se définit comme une présentation par une ou plusieurs personnes devant public d'un contenu à dominante littéraire (ces représentations étant souvent multidisciplinaires). Il prend la forme d'une performance, qui implique une représentation unique où se perçoit une certaine mise en danger, ou d'un spectacle, plutôt scénarisé et mis en scène. Le slam, des spectacles de contes, des micros ouverts et divers types d'improvisations littéraires se retrouvent sous cette catégorie qui incarne particulièrement la dimension vivante associée aux arts littéraires.
- Le texte littéraire exposé , qui délaisse la médiation humaine prédominante dans la catégorie précédente, désigne l'inscription de textes littéraires dans un espace institutionnalisé ou non, avec une visée artistique et littéraire. Si l'on pense d'emblée aux expositions muséales faisant une place centrale aux créations littéraires inédites, cette catégorie inclut également des manifestations variées d'affichage public, la pratique du graffiti textuel et le livre-objet, négociant ainsi sa mise en scène artistique et l'accès à un contenu textuel.
- Le texte littéraire médiatisé ramène le texte à sa dimension de contenu qui fait l'objet d'une diffusion par un support médiatique (mais non sans être poétiquement déterminé par lui). Outre le livre, donc, des supports numériques, des fichiers audio et vidéo, des objets apparentés au format livre peuvent être des moyens pour faire circuler et rendre publics des textes littéraires. Entre des manoeuvres d'hybridation (littérature et jeu vidéo ; littérature et tarot ; oeuvres littéraires cartographiques) et les formes variées de littérature numérique (oeuvres hypermédiatiques, textes générés ou interactifs), se glissent les oeuvres plus spécifiquement liées aux formats audio (balados littéraires) et vidéo (vidéopoésie/LittéraTube), de même que les variations éditoriales de la forme du livre (feuilleton, zines, photo-roman) qui déplacent significativement le rapport conventionnel du texte littéraire avec le livre.
Le Laboratoire Ex situ est une unité de recherche et d'expérimentation au point de rencontre entre les études littéraires et le numérique. Mis en place par René Audet, professeur titulaire à l'Université Laval (Québec), il est l'actuel unité technologique du pôle Québec du projet de recherche en partenariat « Littérature québécoise mobile » (CRSH, 2019-2024). Parmi les projets réalisés : la Bibliothèque mobile de littérature québécoise , COLiN (le Catalogue des oeuvres littéraires numériques au Québec), le Carnet de la Fabrique du numérique , l'éditeur savant numérique Codicille et, il y a déjà plusieurs années, la revue numérique temps zéro .
Mis en ligne dans l' Atelier de théorie littéraire de Fabula en mars 2023.
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Pages associées :
Contemporain , Genres , Littératures numériques , Performance
Lien pertinent :
Nommer les arts littéraires , Laboratoire Ex situ.
Bibliographie indicative :
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