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Analyse morale et poésie baroque (Université Lyon 3)

Analyse morale et poésie baroque (Université Lyon 3)

Publié le par Jean-Christophe Corrado (Source : Eric Tourrette)

Analyse morale et poésie baroque

Date de tombée (deadline) : 01 juillet 2023. 

On songe rarement à établir un parallèle entre les poètes que nous qualifions aujourd’hui de « baroques » depuis les travaux fondateurs de Marcel Raymond et Jean Rousset[1] et les auteurs que nous nommons, a posteriori également, « moralistes ». Au premier regard, ce sont plutôt des différences qui surgissent : contrastes chronologiques, thématiques, génériques, stylistiques, etc. Si l’on reconnaît parfois – selon des critères inévitablement flous – une qualité authentiquement « poétique » aux Maximes de La Rochefoucauld[2], on ne s’avise guère de les lire en parallèle avec Sponde ou Chassignet. Quoi de commun entre des rêveries baignées d’un imaginaire assumé et une analyse psychologique qui se veut exacte et crédible ? Les choses ne sont pourtant pas aussi tranchées, et plusieurs critiques ont suggéré, tour à tour, la piste stimulante d’une convergence profonde entre les préoccupations respectives des moralistes classiques et des poètes baroques.

Il existe après tout une poésie « gnomique », « morale » ou « sentencieuse », dont la forme reine est le quatrain autonome, et qui a manifestement exercé une influence sur les investigations ultérieures des moralistes[3]. Dans une anthologie capitale, Jean Lafond associe tout naturellement les quatrains respectifs de Pibrac et de Pierre Matthieu aux moralistes proprement dits[4] : c’est qu’il y voit, d’une façon ou d’une autre, une forme de continuité. Qu’on ne se hâte pas de creuser outre mesure l’écart entre les « moralistes » (qui décrivent) et les « moralisateurs » (qui prescrivent) : de Pibrac à La Rochefoucauld, le précepte se fait simplement plus souple, plus allusif. L’acte de langage devient indirect sans changer fondamentalement de nature : il se plie aux exigences nouvelles de la civilité. Les poètes « tétrastiches » moralisaient en toute transparence, sous la forme d’impératifs explicites ; les moralistes ultérieurs y mettront plus de finesse ou d’habileté stratégique sans renoncer pour autant à leur devoir de correction des mœurs. De fait, les questions abordées, de part et d’autre, sont souvent similaires.

En dehors même du genre codifié du quatrain moral, les poètes de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle ont souvent entrepris de nous rappeler la nécessité de mourir, que nous nous hâtons d’oublier malgré l’évidence incontestable du fait[5]. Les considérations de Pascal sur le « divertissement » ou de La Rochefoucauld sur la mort qui « ne se [peut] regarder fixement[6] » vont dans le même sens. L’homme s’obstine étrangement à fuir une pensée intolérable, que moralistes et poètes s’empressent de lui imposer, de façon frontale, sans faux-fuyants. L’amnésie généralisée est coupable, et les écrivains se chargent de nous ouvrir les yeux, au risque de déplaire. L’appel à la pleine lucidité, même douloureuse, est sans doute un trait commun à la mouvance baroque et à l’analyse morale. Le spectacle de la mort est insupportable mais inévitable ; autant dire que la question de la mort, en littérature, est paradoxalement à la fois nécessaire et impossible.

On sait par ailleurs que les moralistes classiques sont intimement imprégnés de la lecture passionnée des livres sapientiaux de la Bible, et tout particulièrement de l’Ecclésiaste[7] : ils y trouvent un modèle tonal et idéologique, fondé sur l’amertume et le désenchantement. Or, bien des poètes baroques puisent ouvertement à la même source, fascinante et inépuisable : « Calez voiles, Mondains, oyez l’Hebreu Monarque », s’écrie par exemple Claude Guichard[8]. Il n’est donc pas étonnant qu’on décèle déjà chez les poètes baroques l’emploi systématique de la négation restrictive en ne… que, expression grammaticale de l’« identité déceptive » qu’on associe spontanément à La Rochefoucauld[9]. Tout est reconduit, par ce tour grammatical, au dérisoire, à l’insignifiant ou à l’impalpable : « Car l’un n’est que fumée, et l’autre n’est que vent »[10].

C’est en étudiant Pascal que Philippe Sellier est conduit à rappeler que « la grande hantise des écrivains est alors celle du fluent, de l’universel écoulement, du manque de points d’appui, du glissement. Tout est sable, eau fugitive[11]. » Les lecteurs familiers de l’anthologie de Jean Rousset feront automatiquement le lien avec les motifs thématiques associés à l’esthétique baroque[12]. Une liasse des Pensées ne s’intitule-t-elle pas « Vanité », et ne peut-on y reconnaître une préoccupation majeure des poètes concernés[13] ? Pascal est confronté à un temps qu’on peut sans doute qualifier de baroque : c’est-à-dire le temps de la fugacité, de l’instabilité, de l’évanescence. Tout file entre les doigts, tout se désagrège, tout disparaît. Pascal, qui rêve de stabilité et de permanence, n’a que trop conscience du caractère fuyant des choses d’ici-bas, qui lui arrache parfois des gémissements : « c’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède »[14]. On songe, entre autres, au vers de Claude Guichard sur l’humaine condition : « Cendre, vapeur, fumee, onde, & vent s’escoulant »[15]. Seule fait exception la religion chrétienne, dont le premier trait, selon Pascal, est la « perpétuité » : « cette religion […] a toujours été sur la terre »[16]. Les aléas des législations et des mœurs sont à l’image de la brièveté des vies humaines : « tout branle avec le temps »[17]. Et les hommes peuvent se comparer à « des orgues […] bizarres, changeantes, variables »[18]. Rien n’est sans doute plus authentiquement baroque que cette hantise de l’inconstance.

La célèbre MS 1 de La Rochefoucauld, qu’on considère quasi unanimement comme son chef-d’œuvre, a plus d’une fois été rapprochée de l’esthétique baroque[19] : c’est qu’on y voit se déployer librement, de façon spectaculaire, les images de mouvement, d’agitation et de métamorphose. L’amour-propre y est explicitement qualifié d’« inconstant », de « capricieux » et de « bizarre » : autant de synonymes du mot baroque tel que nous l’entendons aujourd’hui. On a parfois aussi élargi le constat aux Réflexions diverses[20] ou à l’ensemble des Maximes[21]. La Rochefoucauld, en effet, utilise souvent deux mots qui ont en commun, par-delà la mode « galante » des questions d’amour, de pointer l’essence même du baroque : inconstance et changer. On peut y lire le caractère flou, brouillé et insaisissable de référents qu’on ne parvient pas à fixer sous une forme définitive. La Rochefoucauld note encore que « le vent éteint les bougies »[22], ce qui fait irrésistiblement penser aux images conventionnelles des « vanités » picturales ou poétiques[23]. Il lui arrive même de commenter directement les images des poètes avant d’en proposer un prolongement[24].

Jusque dans Les Caractères de La Bruyère (1688-1696), on trouve encore des traces ponctuelles d’inspiration baroque, l’anthropologie du moraliste restant centrée sur l’instabilité : « comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures[25] ? » L’homme est insaisissable car agité par une mouvance permanente ; il tient clairement de Protée, qui est l’un des emblèmes reconnus du baroque. La Bruyère a également recours aux images codifiées de la fragilité : « les hommes n’y ont pas plus d’attention qu’à une fleur qui se fane, ou à une feuille qui tombe »[26]. Hyperboliquement vaine, la mode s’apparente par ailleurs au bleuet « qui naît et qui tombe presque dans le même instant »[27], caricaturant ainsi la concentration temporelle, voire l’abolition de la durée, qui nous est imposée. On croit entendre Pierre Matthieu : « On meurt le mesme iour que l’on commence à naistre »[28]. Le réel, loin de se figer, est donc en état de mouvance permanente, et l’enchaînement absurde des modes éphémères ne fait que renouveler les surfaces. Aussi l’instant qui s’écoule est-il irréversiblement perdu, ce qui relativise nécessairement les grandeurs d’ici-bas et incite à méditer sur les seules vérités éternelles : « il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, et que j’appelle des modes »[29].

Ces quelques pistes rapides appellent manifestement un examen plus large ou plus minutieux de la question, qui ne se limiterait nullement à ces trois auteurs incontournables, ni même au seul XVIIe siècle. Après tout, on reconnaît encore chez Rousseau une saisie héraclitéenne du monde : « tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée »[30]. L’enjeu du colloque sera donc de faire le point sur l’héritage baroque qui continue sourdement à imprégner les moralistes, par-delà les fractures que l’histoire littéraire postule traditionnellement. Il ne s’agira pas de construire la notion de « moraliste baroque », qui serait doublement anachronique[31], mais simplement de mettre en évidence des préoccupations communes d’un genre à l’autre ou d’une période à l’autre. On s’efforcera de montrer dans quelle mesure les poètes dits « baroques » ont pu avoir précocement des intuitions que s’est ensuite appropriées l’analyse morale : les images et les arguments exploités de part et d’autre seront l’occasion d’une étude comparative qu’on espère apte à renouveler les discours critiques spécialisés.



Les propositions de communications (titres et résumés) sont à adresser à Éric Tourrette jusqu’au 1er juillet 2023 :

eric.tourrette@univ-lyon3.fr

Le colloque aura lieu à Lyon, les 8 et 9 novembre 2023 ; il sera organisé par le groupe Marge de l’Université Lyon 3.

 


 
[1] Voir Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon [1953], 14e réimpression, Paris, Corti, 1995 ; Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, Corti, 1955.
[2] Voir par ex. Corrado Rosso, Virtù e critica della virtù nei moralisti francesi, Turin, Edizioni di Filosofia, 1964, p. 13 (au sujet de la maxime 26).
[3] Voir Éric Tourrette, « La sagesse en quatre vers », Littérature, n° 143, 2006, pp. 28-42.
[4] Voir Jean Lafond (dir.), Moralistes du XVIIe siècle, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1992.
[5] Voir Fernand Hallyn, « Aspects du thème de la mort dans la poésie baroque », dans Thanatos classique : Cinq études sur la mort écrite, Tübingen, Gunter Narr / Paris, Jean-Michel Place, 1982, pp. 11-28.
[6] François de La Rochefoucauld, maxime 26.
[7] Voir Maxime Normand, Le souffle de la sagesse : Sagesse biblique et littérature morale dans la seconde moitié du dix-septième siècle en France, Paris, Cerf, 2018.
[8] Quatrains moraux : XVIe et XVIIe siècles, éd. Éric Tourrette, Grenoble, Jérôme Millon, 2008, p. 129.
[9] Voir Roland Barthes, « La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et Maximes » [1961], dans Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, pp. 69-88.
[10] Saint-Amant ; Alain Niderst, La Poésie à l’âge baroque (1598-1660), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2005, p. 261.
[11] Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin [1970], Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1995, p. 22.
[12] Voir Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française [1961], Paris, Corti, 1988, 2 t.
[13] Voir Nadia Cernogora, « L’écriture de la vanité chez les poètes français de l’automne de la Renaissance : du memento mori aux vertiges d’une poétique du vain », Littératures classiques, n° 56, 2005, pp. 201-217.
[14] Blaise Pascal, Pensées, éd. Michel Le Guern [1977], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2004, fr. 636.
[15] Quatrains moraux, op. cit., p. 118.
[16] Blaise Pascal, op. cit., fr. 264.
[17] Ibid., fr. 56.
[18] Ibid., fr. 51.
[19] Voir Richard G. Hodgson, « La maxime supprimée 1 de La Rochefoucauld, texte baroque ? », Biblio 17, n° 111, 1998, pp. 77-80.
[20] Voir Michelle Leconte, « Recherches sur les dates de composition des Réflexions diverses de La Rochefoucauld », Revue des sciences humaines, n° 118, 1965, pp. 177-189.
[21] Voir Éric Tourrette, « La métamorphose dans les Maximes de La Rochefoucauld », XVIIe Siècle, n° 267, 2015, pp. 281-305.
[22] François de La Rochefoucauld, maxime 276.
[23] Voir Christophe Washer, notice « vanité », dans Philippe Di Folco (dir.), Dictionnaire de la mort, Paris, Larousse, 2010, pp. 1064-1067.
[24] Voir François de La Rochefoucauld, Réflexions diverses, VI : « De l’amour et de la mer ».
[25] Jean de La Bruyère, Les Caractères, XIII, 19.
[26] Ibid., XVI, 18.
[27] Ibid., XIII, 8.
[28] Quatrains moraux, op. cit., p. 184.
[29] Jean de La Bruyère, op. cit., XIII, 31.
[30] Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, éd. Bernard Gagnebin, Paris, Librairie Générale Française, 1983, p. 87 (cinquième promenade).
[31] Louis Van Delft a montré qu’« il serait à peine excessif de soutenir qu’au XVIIe siècle, [le mot moraliste] n’existe pas » (Les Moralistes : Une apologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2008, p. 89) ; Jean-Claude Vuillemain répond comme en écho : « concept né post factum, le Baroque n’existait pas au XVIIe siècle » (Épistémè baroque : Le Mot et la chose, Paris, Hermann, 2013, p. 11).