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Robert Schumann dans les lettres et les arts en France et en Europe – XIXe-XXIe siècles (Mulhouse)

Robert Schumann dans les lettres et les arts en France et en Europe – XIXe-XXIe siècles (Mulhouse)

Publié le par Faculté des lettres - Université de Lausanne (Source : Augustin Voegele)

« Il pleut des pleurs dans des ténèbres éclairées »

Robert Schumann dans les lettres et les arts en France et en Europe – XIXe-XXIe siècles

Sous la direction de Sylvain Ledda & Augustin Voegele

9-10 novembre 2023

Université de Haute-Alsace, Mulhouse

 
Schumann, ô confident des âmes et des fleurs
Entre tes quais joyeux fleuve saint des douleurs,
Jardin pensif, affectueux, frais et fidèle,
Où se baisent les lys, la lune et l’hirondelle,
Armée en marche, enfant qui rêve, femme en pleurs[i] !

C’est à la forme poétique de l’alexandrin que Proust confie sa dilection paradoxale pour Schumann dans Les Plaisirs et les Jours. L’admiration des écrivains et des artistes pour Schumann résulte en effet souvent d’un regard ambivalent sur la vie et l’œuvre de celui dont la musique est fondamentalement ennemie de l’unité et de la cohérence. Robert Schumann, qui rêva sa vie durant de littérature et de poésie, est une source de création et de réflexion pour les écrivains et les artistes français et européens. Mentionner la musique de Schumann dans la fiction, utiliser sa musique au cinéma ou dans les arts du spectacle, c’est incruster un univers remarquable de poésie au sein d’une œuvre. On se souvient ainsi que le moment de tendre idylle entre Elizabeth et Louis II dans Ludwig de Visconti est accompagné par les Scènes d’enfant, contrepoint poétique et tragique à des amours vouées à l’échec.

Dès le début des années 1830, la musique de Schumann commence à franchir les frontières et à être connue en France, mais dans un cercle très restreint de happy few ; accueilli avec autant de circonspection que le fut d’abord E.T.A. Hoffmann, Schumann fait parler de lui dans quelques articles sous la monarchie de Juillet ; la parution de son Impromptu aux dimensions surprenantes fait écrire à un critique : « c’est probablement pour les demoiselles patagonaises que Schumann a composé cet impromptu, gigantesque en tous points ; ah ! M. Schumann, à en juger à vos impromptus, de quelle taille sont donc les fruits de vos loisirs[ii] ? » Son entrée dans les lettres est plus tardive, dans la seconde moitié du XIXe siècle, en même temps que son travail de critique est diffusé en France[iii]. Si l’on en croit André Gide, ce serait parce que, à l’instar d’un Verlaine dans la littérature ou d’un Delacroix dans la peinture, Schumann serait un descendant de Clytemnestre plutôt que d’Hélène, un prêtre de la « passion » plutôt que de la « beauté[iv] ». Et qui plus est, il serait un artiste insoumis – à son propre art, à ses lois, à ses contraintes, à ses cadres : le jeune Gide voit ainsi en Schumann comme un « compositeur [à] l’inspiration arithmétique et folle[v] » ; et son immature hétéronyme, André Walter, évoque, « dans Schumann, le rythme têtu qui brutalise la mesure et persiste en dépit des temps ; puis devient une angoisse[vi] », une « joie […] fébrile[vii] » ou une « tristesse si désespérée, si mystérieuse » que l’âme s’en « effra[ie] comme d’un ensorcellement » et que l’auditeur en perd « la notion du réel », cédant presque à l’appel de l’hypostase moderne et rhénane des sirènes : la fameuse « Loreley », qui invite à « oublier que l’on pensait[viii] ». Non cogito, ergo non sum : Schumann serait-il, pour les écrivains français, une ligne de fuite identitaire, une issue permettant d’échapper à la toute-puissance du cartésianisme, quitte à y perdre la raison, et la vie ? D’où le succès du mythe (pétri de réalité biographique, il est vrai) de Schumann comme artiste furieux et suicidaire ? Les témoignages d’admiration ne manquent pas, qui montrent la place qu’occupe Schumann dans le Panthéon musical des esthètes français et européens. Témoin cette note du Journal de Julien Green : « Cette musique paradisiaque, elle ne pouvait monter que d’un cœur pur comme celui de Robert Schumann[ix]. »

Schumann n’est cependant pas à l’abri de toute critique de la part des Français. Interviennent ici des éléments d’ordre politique et idéologique. Les conflits successifs avec l’Allemagne ont joué leur rôle de catalyseurs de défiance, voire de haine. Ainsi le pacifiste Romain Rolland prête à son Jean-Christophe des réflexions qui s’inscrivent dans une critique plus générale d’une forme de fausse sincérité, teintée de sentimentalisme et de complaisance, qui serait propre aux musiciens d’outre-Rhin : « Chose curieuse, il n’y avait pas de musiciens qui l’irritassent davantage que ceux qui avaient prétendu être le plus libres, le plus spontanés, le moins constructeurs, – ceux qui, comme Schumann, avaient versé, goutte à goutte, dans leurs innombrables petites œuvres, leur vie tout entière. » Et les Français n’ont pas l’apanage de la critique anti-schumanienne. Tolstoï, dans son Qu’est-ce que l’art ? (1897), va ainsi bien plus loin que Romain Rolland. Mais là encore, Schumann n’est pas seul visé. C’est toute la musique romantique qui est pour ainsi dire anathématisée par un Tolstoï ennemi de tout ce qu’il juge moralement malsain : « Toute notre musique d’opéra et de chambre, à commencer par Beethoven, la musique de Schumann, Berlioz, Liszt, Wagner, toute consacrée à l’expression de sentiments que ceux-là seuls peuvent comprendre qui ont développé en eux une sensibilité nerveuse d’ordre maladif, toute cette musique, à de rares exceptions près, relève de cet art qu’on doit tenir pour mauvais[x]. »

Toujours est-il que, si Schumann attire tant d’écrivains, et s’il en repousse certains, c’est parce que sa personnalité d’artiste paraît irréductible, et ennemie des compromis. Pour Aragon, le Carnaval de Schumann (qu’il entendit un jour, salle Gaveau, sous les doigts de Sviatoslav Richter) invite l’auditeur à ignorer tout ce qui n’est pas lui-même, et à faire l’expérience (colorée d’orgueil) de l’ego pur :  « [L]e miracle venait de se reproduire, comme deux ou trois fois dans ma vie, celui de ne plus rien entendre que moi-même, par l’effet d’une musique […] parfaite. / La musique à ce point de perfection possède le pouvoir étrange de faire le vide à la fois de quoi que ce soit qui tombe d’autre sous le sens et de tout ce qui semblait vous occuper la tête et le cœur. […] / J’ai toujours eu pour Schumann une espèce de passion qui m’emplit comme d’un vin les membres, les épaules. J’ai l’impression que c’est moi qui frappe le clavier, qui secoue ainsi toute la vie en mesure, comme si j’en étais le maître absolu[xi]. »

« Enserrer dans le filet des mots[xii] » Robert Schumann et sa musique, n’est-ce toutefois pas une entreprise chimérique ? D’autant plus utopique peut-être que d’autres, et parmi les plus éminents, l’ont déjà tentée – ou plutôt y ont renoncé avant même de s’y risquer ? Souvenons-nous de la confidence fuyante, de la confession réticente de Roland Barthes : « J’aime Schumann... et peut-être me demanderez-vous “comment l’aimez-vous ?”, eh bien, à ça je ne peux pas répondre parce que je dirais que je l’aime précisément avec cette partie de moi-même qui m’est à moi-même inconnue[xiii]. » C’est que Schumann ne connaîtrait, pour citer Barthes toujours (qui parlait plus exactement du « corps schumanien »), « que des bifurcations : il ne construit pas, il diverge, perpétuellement, au gré des accumulations d’intermèdes[xiv] ».  Ce qui n’est pas sans rappeler ce commentaire de Deleuze et Guattari : « Hommage à Schumann, folie de Schumann : à travers le quadrillage de l’orchestration, le violoncelle erre, et trace sa diagonale où passe le bloc sonore déterritorialisé[xv]. » Lesquels Deleuze et Guattari ne font que transformer en éloge le diagnostic dépréciatif du Nietzsche de Par delà le Bien et le Mal, pour qui la personnalité esthétique de Schumann, à la fois singulière et « impersonnelle », est symptomatique d’une terrible réduction de l’envergure de la musique allemande, qui de continentale devient nationale : « ce Schumann aux allures toujours obliques, sans cesse effarouchées, en retraite et en recul, cette âme noble et sensible, sans cesse brûlante d’un bonheur ou d’une souffrance impersonnels, cette âme de petite fille, noli me tangere de naissance ; – ce Schumann était déjà, en musique, un fait purement allemand, et n’était plus ce qu’avait été Beethoven, ce qu’avait été Mozart à un plus haut degré, un phénomène européen ; – et avec lui la musique allemande courait cet immense risque de cesser d’être la voix par où s’énonce l’âme de l’Europe et de tomber au rang médiocre d’une chose purement nationale[xvi]. »

Curieuse charge, à laquelle la postérité de Schumann donnera tort, puisque le compositeur et ses œuvres pleines d’« angoisse[xvii] » hanteront (la métaphore s’impose, nombre d’auteurs évoquant sa « vague immatérialité[xviii] ») la littérature de l’Europe entière, certains mythèmes, comme celui d’un Schumann faisant couler les larmes des femmes[xix], circulant des Cornouailles jusqu’en l’Italie. 

On aimerait donc essayer de comprendre pourquoi Schumann fascine les artistes et les écrivains, tout en échappant souvent à leur emprise. Telle est l’ambition que se fixe ce colloque. Dans ce cadre, les points suivants pourront être abordés :

• La réception de Schumann dans la fiction française et européenne, du XIXe au XXIe siècle ; dans quel contexte la musique et le compositeur apparaissent-ils dans la fiction ? Que dit la musique de Schumann à la littérature ?

• La passion schumannienne : admiration, haine.

• Le discours critique sur Schumann par les hommes de lettres et les artistes de France et d’Europe. 

• Les biographies de Robert Schumann : la manière dont la vie du compositeur est mise en scène, vue du point de vue des biographes français et européens.

• La place accordée à Schumann dans l’histoire du romantisme européen.

• L’usage de la musique de Schumann au cinéma et dans les spectacles vivants.

Les propositions de communication, accompagnées d’une brève notice biobibliographique, sont à envoyer à

Sylvain Ledda (sylvain.ledda@univ-rouen.fr) et Augustin Voegele (augustinvoegele@yahoo.fr) avant le 1er mai 2023. 

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Comité scientifique

Sophie Basch, Professeure, Sorbonne Université, Institut universitaire de France
Claude Coste, Professeur, Université de Cergy-Pontoise
Luc Fraisse, Professeur, Université de Strasbourg
Ralf Junkerjuergen, Professeur, Universität Regensburg
Hervé Lacombe, Professeur, Université Rennes 2
Sylvain Ledda, Professeur, Université de Rouen
Alain Montandon, Professeur émérite, Université Clermont-Auvergne
Peter Schnyder, Professeur émérite, Université de Haute-Alsace
Augustin Voegele, Docteur, Université de Haute-Alsace
 
Comité d’organisation :

Sylvain Ledda, Augustin Voegele et Nikol Dziub


 
[i] Marcel Proust, Les Plaisirs et les jours [1896], suivi de Jean Santeuil, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 84. 
[ii] Le Pianiste, avril 1834.
[iii] François Brunet, « La critique musicale de Schumann en France », dans Aspects de la critique musicale en France au XIXe siècle, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2002.  
[iv] André Gide, André Rouveyre, Correspondance (1909‑1951), Paris, Mercure de France, 1967, p. 108-109. Lettre du 11 avril 1928.
[v] André Gide, Paul Valéry, Correspondance (1890‑1942), Paris, Gallimard, 2009, p. 169-170. Lettre d’août 1892. 
[vi] André Gide, Les Cahiers d’André Walter, dans André Gide, Romans et récits, œuvres lyriques et dramatiques, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 97. Désormais RR, I. 
[vii] André Gide, Journal, t. I : 1887-1925, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 175. Note du 21 septembre 1893. Désormais J, I. 
[viii] André Gide, Cahier préparatoire (En marge d’André Walter), RR, I, p. 142-143.
[ix] Julien Green, La Bouteille à la mer : Journal 1972-1976, Paris, Plon, 1976, p. 200.
[x] Tolstoï, Qu’est-ce que l’art [Что такое искусство ?, 1897], traduit du russe par Teodor de Wyzewa, Paris, Perrin et Cie, 1918, p. 217.
[xi] Louis Aragon, La Mise à mort [1965], dans Louis Aragon, Elsa Triolet, Œuvres romanesques croisées, vol. 34, Paris, Laffont, 1965, p. 13. Il va de soi que, derrière les personnages du roman, c’est la voix de l’auteur que l’on entend. 
[xii] Voir Béatrice Didier, Enserrer la musique dans le filet des mots, Paris, Hermann, 2018.
[xiii] Propos tenus lors d’un entretien radiophonique et cités par Tiphaine Samoyault dans son Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015.
[xiv] Voir Roland Barthes, « Textes 1975 », dans Œuvres complètes, vol. 4, Paris, Seuil, 2002, p. 828.
[xv] Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.
[xvi] Friedrich Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal. Prélude d'une philosophie de l'avenir [Jenseits von Gut und Böse – Vorspiel einer Philosophie der Zukunft, 1886], traduit de l’allemand par Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1913, p. 266-267.
[xvii] L’écrivain et violoniste italien Giuseppe Vannicola (1876-1915), par exemple, parle, dans la dédicace de son De profundis clamavi ad te (Firenze, Biblioteca di cultura italiana, 1905), de l’« Angoscia di Schumann ».
[xviii] « [V]aga imaterialidade », dit la poétesse portugaise Flor Bela de Alma da Conceição (1894-1930) dans son « Après-midi musicale » (« Tarde de música », dans Sonetos : edição completa, Lisboa, Livraria Bertrand, 1978, p. 186). On pensera aussi au Zola de L’Œuvre (Paris, Charpentier, 1886, p. 97), qui fait dire à son Gagnière que les pièces de Schumann sont « quelque chose de plus immatériel qu’un baiser, l’effleurement d’une haleine ». 
[xix] On retrouve ce mythème dans le Cœur malade (Cuore infermo, Torino, Casanova, 1881, p. 322) de la romancière italienne d’origine grecque Matilde Serao (1856-1927) : « [I]l fit gémir le piano avec une Rêverie de Schumann. Il s’arrêta : Béatrice pleurait. » (Nous traduisons) Et Arthur Quiller-Couch (ou « Q. », 1863-1944), romancier et poète natif des Cornouailles, raconte la scène suivante dans « The Return of Joanna », l’une des Stories, Studies and Sketches composant ses Noughts and Crosses (London, Paris & Melbourne, Cassell & Company, 1891, p. 60) : « Elle se leva et se dirigea vers le piano […]. C’était un grand Collard, dont la forme, au-dessus du clavier, ressemblait à une armoire. Après avoir effleuré les touches pour s’assurer que le piano était bien accordé, elle tira une chaise et se mit à jouer très tendrement le “Warum ?” de Schumann. C’était un instrument aux sonorités tintantes, mais peut-être son jeu y gagnait-il en pathos, devant un tel public. À la fin, elle se retourna : elle avait les larmes aux yeux. » (Nous traduisons.)