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Le sujet décentré : états d’âme et de corps dans les mondes virtuels de la littérature romane du XIXe s. à nos jours (XXXVIIIe congrès des romanistes allemands, Leipzig)

Le sujet décentré : états d’âme et de corps dans les mondes virtuels de la littérature romane du XIXe s. à nos jours (XXXVIIIe congrès des romanistes allemands, Leipzig)

Publié le par Marc Escola (Source : Dr. Greta Lansen )

Le sujet décentré : états d’âme et de corps dans les mondes virtuels de la littérature romane du XIXe siècle à nos jours

Organisation :

Anne-Sophie Donnarieix (Sarrebruck)

Greta Lansen (Mannheim)

Julia Görtz (Mannheim)

 
La notion de virtualité se rapporte à la philosophie du possible. Elle a partie liée aux univers du « non-encore advenu », du « comme si », et la grande variété de ses acceptions fait d’elle une notion complexe, aux définitions parfois même confuses. (Kasprowicz/Rieger, 2020). Si la critique contemporaine s’intéresse par exemple de plus en plus aux soubassements technologiques et médiatiques de la virtualité, les études historiques et conceptuelles rappellent que le terme était déjà utilisé à la fin du XIXe siècle pour désigner des phénomènes relatifs aux domaines de la théorie de l’évolution ou de la philosophie. La référence principale n’y est plus alors celle de la machine créatrice, mais celle, humaine, de l’imagination. Ce sont ces deux perspectives sur la virtualité, et les liens qui les unissent, que nous souhaitons interroger durant la section.

La réflexion portera sur la question du dédoublement, de la fragmentation, ou plutôt du décentrement, déplacement ou transformation qu’un sujet peut ou doit subir lorsqu’il est plongé dans des mondes virtuels – que ces derniers soient créés par la technique ou qu’il s’agisse d’espaces de réalité potentialisés. Déjà dans les fictions des XIXe et XXe siècles, l’expérience d’un décentrement virtuel du sujet a fait l’objet de diverses explorations anthropologiques, philosophiques et littéraires, avec par exemple Frankenstein; or, The Modern Prometheus (1818) de Mary Shelley, Avatar (1857) de Théophile Gautier, Les paradis artificiels (1860) de Charles Baudelaire, La sombra (1870/1871) de Benito Pérez Galdós, ou jusqu’à Il fu mattia Pascal (1904) de Luigi Pirandello et Il visconte dimezzato (1951) d‘Italo Calvino. Avec l’arrivée de technologies fulgurantes comme la virtual reality, le décentrement du sujet s’expérimente toutefois, dans les médias d’immersion interactifs comme dans la littérature, sous de nouvelles formes. Des œuvres contemporaines comme Celle que vous croyez (2016) de Camille Laurens, Kentukis (2018) de Samanta Schweblin ou De Synthèse (2017) de Karoline Georges témoignent ainsi de l’élargissement voire de la redéfinition du sujet dans sa définition classique – à la fois hypokeimenon (substance) et subiectum (dépendant, soumis) – puisque la subjectivité se réalise alors, de plus en plus, au-delà ou en-dehors du seul corps organique.

En ce sens, ces variations virtuelles du sujet défient moins l’imagination humaine (la capacité de nous imaginer autre), que la distinction cartésienne fondamentale entre un corps singulier et une âme. Cette distinction, par laquelle l’individu serait censément défini, renvoie à la conception d’une personne singulière (individuus = l’indivisible, l’inséparable), existant pour elle-même en tant qu’unité indivisible, composée par une âme et par un corps. Mais si cette unité n’est plus donnée, la conception du sujet oscille entre d’autres modèles de réalisation : le dédoublement identitaire (plusieurs corps ou plusieurs âmes), l’ouverture transcendante (lorsque le corps s’efface), mais aussi un état d’incomplétude d’ordre tant psychique que corporel.

Avec l’apparition de la modernité et de la sécularisation, le corps est sans doute devenu le facteur le plus important de l’individuation, pas uniquement grâce à la singularité du visage, mais également dans la mesure où le corps est désormais considéré comme l’étendue objective de la souveraineté de l’ego (Le Breton, 2000). Au fil de cette section, on cherchera donc dans un premier temps à explorer les formes de sujets que les paradigmes virtuels altèrent, décentrent, démultiplient ou fragmentent. Le décentrement doit ici être compris comme un concept voisin de celui de « déterritorialisation » (Deleuze/Guattari, 1975) : avec lui s’opère une transformation inachevée, relative au sujet, qui déplace et transforme sans cesse les signifiés et signifiants, de sorte que l’identité (au sens biologique, littéraire ou sociopolitique) se déploie comme une construction toujours en devenir.

L’émergence actuelle d’identités simulées constituera également l’un des grands axes de la section. Que se passe-t-il lorsque les mondes virtuels infiltrent notre quotidien et nous confrontent à des configurations identitaires inédites, construites par écrans interposés, sur les réseaux sociaux et au travers d’espaces de réalités fictives ? Quelles formes esthétiques, quels dispositifs littéraires permettent de narrer ces mises en scène virtuelles de soi et le décentrement du sujet qu’elles induisent ? Au contraire des métamorphoses d’Ovide, chez qui le changement physique ne présupposait pas nécessairement un trouble de l’identité psychique, l’ère de « l’hyperréalité » (Baudrillard) pose de nouveaux défis à l’indivisibilité supposée de l’individu. Dans ce cadre, on pourra explorer les mises en scène d’avatars numériques et de « faux-selfs » virtuels (Winnicott), comme dans les romans de Sandra Lucbert (La toile), Gabriel Naëj (Ce matin, maman a été téléchargée), Alessandra C (Skill) ou Ernest Clines (Ready Player One). On pourra également examiner dans quelle mesure les auteurs recourent à des motifs connus et traditionnels (doubles, fantômes, golems, cyborgs) pour problématiser de nouvelles ontologies qu’il semble difficile d’exprimer en dehors de ces modèles de représentations familiers issus, notamment, de la tradition fantastique.

Nous nous pencherons en outre sur la représentation littéraire des subjectivités posthumanistes. Si le terme connaît une forte expansion dans les cultures occidentales (Maftei, 2021), dans le sillage des nouvelles technologies et des progrès scientifiques des dernières décennies, ses racines remontent toutefois aux automates, clones et autres golems du romantisme européen qui problématisaient déjà les limites du corps et de l’esprit humains. Les exemples abondent, de Villiers de L’Isle-Adam et E.T.A. Hoffmann jusqu’aux romans, récits et drames contemporains de Leonardo da Jandra (Distopía), Carmen Boullosa (La novela perfecta), Juan Mayorga (El Golem), Lina Meruane (Póstuma), Laura Pugno (Sirene), Niccolò Ammaniti (Ferro), Tiziano Scarpa (Acqua), Marie Darrieussecq (Notre vie dans les forêts), Michel Houellebecq (La possibilité d’une île) ou encore Pierre Ducrozet (L’invention des corps). On pourra ainsi étudier les mises en scène de corps transformés, améliorés ou modifiés, questionner le recours intertextuel à des structures de sujets mythiques ou prométhéennes, ou encore analyser les implications politiques et esthétiques d’une pensée transhumaniste qui implique moins l’amélioration pratique du corps qu’une transformation collective de l’humanité à travers la technologie (Hunyadi, 2018). Comment comprendre, à partir de ces notions, les possibilités de formation du sujet, et les nouvelles ontologies qui découlent, peut-être, de cet enhancement virtuel ?

La section propose de revenir sur ces multiples déplacements littéraires du sujet, tant dans le cadre d’une virtualité purement imaginée que dans le cadre d’une virtual reality induite par la technique, en parcourant la production littéraire du XIXe au XXIe siècle. En raison des domaines thématiques choisis, nous ouvrirons également la réflexion aux contributions portant sur les aspects intermédiaux de ces sujets virtualisés.

Bibliographie sélective 

Baudrillard, Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.

Binczek, Natalie/Schäfer, Armin, « Virtualität der Literatur: eine Sondierung » in Stefan Rieger, Stefan, Armin Schäfer, Anna Tuschling (dir.), Virtuelle Lebenswelten. Körper – Räume – Affekte, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020, p. 87–102.

Deleuze, Gilles / Guattari, Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

Donnarieix, Anne-Sophie, Puissances de l’ombre. Le surnaturel du roman contemporain, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2022.

Hunyadi, Mark, Le temps du posthumanisme. Un diagnostic d’époque, Paris, Les belles lettres, 2018.

Kasprowicz, Dawid et Rieger, Stefan, « Einleitung: eine neue Standortbestimmung », in Dawis Kasprowicz et Stefan Rieger (dir.), Handbuch Virtualität, Wiesbaden, Springer, 2020, p. 2–22.

Le Breton, David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2000.

López-Pesilla, Teresa, Patologías de la realidad virtual. Cibercultura y ciencia-ficción, Madrid, Fondo de Cultura Económica, 2015.

Maftei, Mara Magda (dir.), « Transhumanisme et fictions posthumanistes », Revue des Sciences Humaines, n° 341, 2021.

Stierle, Karlheinz, « Fiktion », in Karlheinz Barck, Martin Fontius, Friedrich Wolfzettel et Burkhart Steinwachs (dir.), Ästhetische Grundbegriffe. Historisches Wörterbuch in sieben Bänden, vol 2, Stuttgart/Weimar, Metzler, 2002, p. 380–428.

Winnicott, Donald, « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux ‘self’ », in Processus de maturation chez l’enfant: développement affectif et environnement, trad. Jeannine Kalmanovitch, Paris, Payot, 1983, p. 115-131.