"Quand un écrivain se sépare de sa bibliothèque", par P. Assouline (larepubliquedeslivres.com)
Quand un écrivain se sépare de sa bibliothèque, par Pierre Assouline,
mis en ligne le 20 novembre 2022
Tout écrivain est d’abord un lecteur. Souvent même un grand lecteur. On en connait qui cessent de l’être lorsqu’ils préparent un nouveau livre afin de ne pas risquer d’écrire sous influence, et d’autres qui lisent compulsivement toute une vie durant car c’est leur oxygène naturel. Mais tous se couperaient une main plutôt que d’avoir à se couper de leur bibliothèque souvent constituée depuis leur jeunesse et sans cesse enrichie. Aussi faut-il un évènement important pour qu’ils se résolvent à une telle extrémité. D’autant que pour nombre d’entre eux, c’est leur instrument de travail.
Alberto Manguel (Buenos Aires, 1948) vivait des jours paisibles à Mondion, une commune dans la Vienne, dans un ancien presbytère qu’il avait acquis près d’un parc naturel. Ecrivain, critique, traducteur, enseignant, il l’avait choisi pour sa vastitude afin d’y abriter pour la première fois en un lieu unique les milliers de livres dans de nombreuses langues que ce nomade babélique, polyglotte et cosmopolite, avait dû disperser dans différents pays où il avait vécu. Ce qui fut fait. Une bibliothèque non de collectionneur mais de lecteur. Las ! Il y a quelques années, il dut quitter la France après avoir été atteint d’un mal assez courant chez les artistes : l’hernie fiscale. On dit que cela se soigne mieux ailleurs que chez nous. On imagine le déménagement des huit cents cartons d’un tel fétichiste de l’objet-livre, vraiment pas du genre à relire Don Quichotte sur tablette. Lui se refusait à envisager une nouvelle diaspora pour ses chers volumes. Pas spécialement beaux, ni rares, ni chers mais siens, c’est-à-dire feuilletés et caressés, lus et relus. Il existe un romantisme de la lecture. Ce bloc de papier et de couvertures, il excluait de l’éparpiller à nouveau. C’est alors que se présenta « la solution portugaise ». […]