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Métamorphoses du réel dans la littérature francophone contemporaine (Ratisbonne)

Métamorphoses du réel dans la littérature francophone contemporaine (Ratisbonne)

Publié le par Vincent Ferré (Source : Melanie Schneider)

Métamorphoses du réel dans la littérature francophone contemporaine

Quatrième colloque international à l’Université de Regensburg dans le cadre des Rencontres
Allemandes de la Littérature Contemporaine (RALC) du 6 au 8 juillet 2023

Jochen Mecke et Melanie Schneider

La littérature contemporaine semble avoir été saisie par une véritable « passion du réel »
(Badiou 2005) qui la distingue aussi bien des tendances modernes à l'autoréflexion et à
l'autoréférence que du jeu postmoderne avec le « semblant » (Zizek 2005). Si, dans le Nouveau
Roman, la littérature n’avait « rien à dire » (Robbe-Grillet 1963), il est devenu courant de dire
qu’elle opère à l’époque contemporaine un tournant vers la transitivité (Viart / Vercier 2008).
L’attribution du Prix Nobel de Littérature à Annie Ernaux cette année n’a fait que consacrer un
réalisme radical sensible depuis plus longtemps, et enclin à réduire la différence entre la
littérature et la vie (Ernaux, L'atelier noir, 2011). En fait, il s’agit d’un vaste courant littéraire
dont l'éventail de formes s'étend des récits de voyage, de la littérature d'investigation, d'enquêtes
judiciaires, jusqu’à la littérature de terrain, la littérature factuelle et documentaire (Zenetti
2014), en passant par des formes hybrides d'autofiction et de docufiction dans lesquelles faits
et fictions s’entrecroisent. La littérature devient un moyen d’enregistrement technique de la
réalité brute (cf. Annie Ernaux, Journal du dehors (1995), La vie extérieure (2003) ; Joy Sorman, 
Paris, Gare du Nord (2011), À la folie (2021). Il en est de même pour les œuvres néo-documentaires                                                                                                                     
(cf. Ruffel 2012 ; Caillet / Pouillaude 2017) qui reproduisent des photographies ou des documents                                                                                                              authentiques (Sophie Calle, Histoires Vraies, 1994 ; Annie Ernaux, L'Usage de la photo, 2005), des                                                                                                                     
cartes et des croquis (Philippe Vasset, Un livre blanc, 2007) ou transcrivent des récits oraux de témoins, comme                                                                                             
Jean Hatzfeld (Dans le nu de la vie, 2001).

Si cette littérature s’oriente vers « l’information », la « littérature de terrain », en revanche, se
caractérise par une mimésis de l’enquête de terrain en sciences sociales (Viart 2019), comme
le montrent les exemples de Jean Rolin (Zones, 1994, La Clôture, 2001) ou d’Éric Chauvier
(Anthropologie, 2018), tandis que d’autres auteurs, comme Éric Vuillard (14 juillet, 2016 ;
L'ordre du jour, 2017 ; Une sortie honorable, 2022), s’appuient, à l’instar de l’historiographie,
sur des sources historiques abondantes. Cette imitation de l’enquête des sciences sociales peut
se traduire, comme c’est le cas dans les « romans sans fiction » de Patrick Deville (Pura Vida,
2004 ; Équatoria, 2009 ; Kampuchéa, 2011, etc.), par un rejet de la fictionnalité (Audet / Gefen
2020). Le pacte référentiel semble alors avoir remplacé le pacte fictionnel (Genette 2014). Dans
nombre de ces œuvres, le roman se transforme en enquête, le romancier en enquêteur (Demanze
2019). Cette passion du réel se manifeste aussi dans les recherches littéraires que mènent des
écrivain·e·s sur la vie quotidienne dans ses multiples aspects, comme par exemple le travail
(Bikialo / Engélibert 2013 ; Adler/Heck 2016), le logement ou la mobilité. Ce courant n’est pas
uniquement porté par des écrivain·e·s reconnu·e·s comme Georges Perec (Espèces d'espaces,
1974 ; Lieux, 2022) ou Maylis de Kerangal (Un chemin de tables, 2014), mais aussi par des
autrices et auteurs jusqu’alors inconnu·e·s comme l’ouvrier Anthony (Moi, Anthony, ouvrier
d’aujourd'hui, 2014) ou l’employé d’abattoir Stéphane Geffroy (À l’abattoir, 2014) qui ont
participé au projet Raconter la vie, initié par Pierre Rosanvallon (Rosanvallon 2014).

La passion pour le réel se note également dans des formes de littérature qui mêlent fiction et
réalité. La fascination exercée par les grands succès publics et critiques de ces dernières années
doit souvent beaucoup plus à des éléments réels qu'à des éléments fictifs, comme les best-sellers
de Vanessa Springora (Le consentement, 2020), Camille Kouchner (La familia grande, 2021)
ou Christine Angot (Voyage dans l'est, 2021), qui mettent en scène des expériences traumatiques                                                                                                               
réelles et tentent parfois de panser, par la littérature, certaines blessures sociales ou culturelles (Gefen 2017).

Le réel acquiert une pertinence toute particulière pour les personnes qui occupent des positions
subalternes dans la société au sens large. Ce n’est pas un hasard si Annie Ernaux, une auteure
issue de la classe ouvrière (voir La place, 1983), s’est consacrée de manière particulièrement
intense au réel, puisqu'elle associe deux positions « subalternes » (Spivak 1988) en même temps
dans le champ hiérarchique du social et du symbolique (Bourdieu 1979). Les textes de Didier
Eribon (Retour à Reims, 2009) ou d’Edouard Louis (Qui a tué mon père ?, 2018) relèvent
également de cette esthétique doublement « subalterne » du réel. A fortiori, c'est le cas
d’auteur·e·s issu·e·s de l’immigration ou de l’immigration postcoloniale, comme Nina
Bouraoui (Garçon manqué, 2000), Calixte Beyala (L'homme qui m'offrait le ciel, 2009) ou
Shumona Sinha (L'autre nom du bonheur était français, 2022), pour ne citer que quelques
exemples.

L’importance du réel dans la littérature contemporaine soulève une série de questions
auxquelles le colloque souhaite se consacrer. Si nous définissons le réel en termes de théorie
des médias comme le non-symbolique, le « pré-symbolique » ou le « pré-imaginaire », dont le
« bruit » ne peut être enregistré que par des médias techniques, alors que la littérature est le
média du sens, du symbolique et de la signification par excellence (Kittler 1986), il devient
évident que le réel subit une métamorphose fondamentale, même lorsqu'il fait son entrée dans
l’œuvre littéraire de manière « directe », comme document ou en tant que « matière première ».
La problématique centrale concernera donc les métamorphoses auxquelles le réel est soumis
dans et par la littérature contemporaine. De quelle manière son statut ontologique et ses
fonctions se trouvent-ils modifiés ? Les frontières entre fiction et non-fiction sont-elles en train
d'être redessinées ? (James / Reig 2014). Par quels procédés la littérature codifie ou désigne-t-
elle le « réel » par opposition au « symbolique », et comment marque-t-elle cette différence au
sein de son propre médium ? Existe-t-il un « effet de réel » (Barthes 1968) au-delà du réalisme
traditionnel, et en quoi les littératures contemporaines du réel se démarquent-elles alors de leurs
précurseurs au XIXe et au XXe siècle? Leur spécificité réside-t-elle dans le fait qu'elles se
concentrent sur des données factuelles ou bien, comme dans l’autofiction, sur des événements
qui ont été vécus et racontés par les autrices et auteurs eux-mêmes ? Quels sont les domaines
du réel ainsi consignés ? Et quelles techniques sont alors utilisées pour enregistrer le réel ? Le
néo-documentarisme implique-t-il par exemple une suppression des formes narratives visant à
souligner son caractère principalement non-imaginaire ? Et l’évocation d’une réalité indicible,
subjective ou traumatique n’implique-t-elle pas justement le recours à des éléments irréels ou
irrationnels ?

Enfin, quelle relation lie le réel littéraire et au réel sociétal ? Alors que les mondes parallèles,
les sociétés parallèles, les « fake news » et les théories du complot s’imposent de plus en plus
dans nos sociétés et semblent transformer la réalité directe en simulacres (Baudrillard 1981), le
roman, semble-t-il, renonce à la fiction pour se tourner vers le réel. La même problématique
concerne les enquêtes littéraires. Comment analyser la relation entre les littératures de terrain,
d’enquête et d'investigation d’une part, et les sciences sociales dont elle s’inspire de l’autre ? À
quelles stratégies de légitimation les autrices et auteurs recourent-ils ? Et dans quel rapport
s’inscrivent-ils, face à la réalité elle-même ?

Les propositions de communication (environ 300 mots) accompagnées d’une brève notice
biobibliographique sont à envoyer d’ici le 15 février 2023 à l’adresse suivante :
jochen.mecke@ur.de

 

Bibliographie sélective

Adler, Aurélie, und Maryline Heck. Écrire le travail au XXIe siècle : Quelles implications
politiques ? Paris: Presses Sorbonne Nouvelle, 2016.
Audet, René/Gefen Alexandre (dir.). Frontières de la fiction. Modernités. Pessac: Presses
Universitaires de Bordeaux, 2019.
Badiou, Alain. Le Siècle. Paris: Seuil, 2005.
Baudrillard, Jean. Simulacres et simulation. Paris: Galilée, 1985.
Bikialo, Stéphane/Jean-Paul Engélibert, Dire le travail. Fiction et témoignage depuis 1980.
Rennes: Presses Universitaires, 2013.
Bourdieu, Pierre. La Distinction : Critique sociale du jugement. Paris: Minuit, 1979.
Caillet, Aline / Frédéric Pouillaude. Un art documentaire: Enjeux esthétiques, politiques et
éthiques. Rennes: PU Rennes, 2017.
Demanze, Laurent. Un nouvel âge de l’enquête: Portraits de l’écrivain contemporain en
enquêteur. Paris: José Corti Éditions, 2019.
Ernaux, Annie. L’Atelier Noir. Paris: Gallimard, 2022.
Gefen, Alexandre. Réparer le monde: la littérature française face au XXIe siècle. Paris: Corti,
2017.
———. Territoires de la non-Fiction: cartographie d’un genre émergent. Leiden/Boston:
Brill, 2020.
Genette, Gérard. Fiction et Diction. Paris: Seuil, 2014.
James, Alison/ Christophe Reig. Frontières de la non-fiction: littérature, cinéma, arts. Rennes:
Presses Universitaires, 2014.
Kittler, Friedrich A. Grammophon /Film /Typewriter. München: Brinkmann/Bose, 1986.
Rosanvallon, Pierre. Le Parlement des invisibles. Paris: Raconter la vie, 2014.
Robbe-Grillet, Alain. Pour un Nouveau Roman. Saarbrücken, 1963.
Ruffel, Lionel. „Un réalisme contemporain : Les narrations documentaires“. Littérature 166,
Nr. 2 (4 juillet 2012): 13–25.
Spivak, Gayatri Chakravorty. „Can the Subaltern Speak?“ in Cary Nelson and Lawrence
Grossberg (dir.). Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana: University of Illinois
Press, 1988, 296-97.
Viart, Dominique / Bruno Vercier / Franck Evrard. La Littérature française au présent:
Héritage, modernité, mutations. Paris: Bordas, 2008.
Viart, Dominique. „Les Littératures de terrain“. Revue critique de fixxion française
contemporaine, Nr. 18 (14. Juni 2019): 1–13.
Zenetti, Marie-Jeanne. Factographies: L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine.
Paris: Classiques Garnier, 2014.
Zizek, Slavoj. Bienvenue dans le désert du réel. Übersetzt von François Théron. Paris:
Flammarion, 2009.