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Comment aborder l'étude des minores ? (Chorea 2023)

Comment aborder l'étude des minores ? (Chorea 2023)

Publié le par Marc Escola (Source : Anne-Gaëlle Leterrier Gagliano)

L’association Cornucopia propose un nouveau séminaire Choréa en 2023, après nos deux dernières années consacrées à notre projet d’anthologie.

Les propositions de communication sont à envoyer avant le 31 décembre 2022 à site.cornucopia@gmail.com.

Les trois séances auront lieu les samedis en Sorbonne, soit en présentiel (bibliothèque Alazard), soit en distanciel (logiciel Zoom).

Les dates retenues sont le 4 février, le 8 avril et le 27 mai 2023. Chaque séance se construit autour de trois interventions.

Pour de plus amples informations, nous vous invitons à consulter la page dédiée au séminaire sur le site www.cornucopia16.com.

Séminaire organisé par Anne-Gaëlle Leterrier Gagliano et Lionel Piettre. 



Appel à communications

Dans un article de son carnet de recherche Hypothèses « Canards et vers de sagouin. Genres et auteurs “mineurs” à la Renaissance », ouvert en 2021, Sophie Astier questionne les préjugés qui opacifient encore le rapport de la recherche seiziémiste aux auteurs dits « mineurs »[1]. Elle rappelle par exemple les présupposés poétiques, issus de la tradition du xixe siècle et du romantisme, relevés par Paul Zumthor[2], qui installent une hiérarchie des œuvres à partir des valeurs de sincérité, d’authenticité et d’émotion sensible. De ce fait, les études littéraires se sont plus difficilement emparées de la poésie didactique ou politique par exemple, ou ont longtemps délaissé les vers des grands rhétoriqueurs, au prétexte qu’il s’agissait d’une poésie utilitaire. Ce constat de Sophie Astier quant au premier XVIe siècle peut aussi être étendu à la deuxième partie du siècle : les ombres de Clément Marot et de Maurice Scève laissant ensuite place à l’omniprésence de la production de la Pléiade et quelques-uns de leurs descendants poétiques. Ce parti pris au profit des grands auteurs se relève dans les logiques qui président encore en partie aux choix d’éditions critiques, optant souvent pour une poésie perçue comme plus lyrique, plutôt que pour les plaquettes de circonstance.

Pourtant, lorsque l’on parcourt une œuvre aussi reconnue que Les Regrets de Joachim Du Bellay par exemple, c’est bien aussi l’actualité perdue de ses sonnets qui surprend, ainsi qu’en témoignent les innombrables notes de bas de page explicitant au plus près les événements vécus par le poète afin de rendre à ses vers leur saveur. Par cette reconnaissance de la circonstance comme partie prenante de l’élaboration des œuvres, la recherche revient à frais nouveaux sur ces textes en mettant en lumière la dimension sociale des publications de la Renaissance. Plusieurs travaux récents s’attachent à appréhender ces textes inspirés par les événements et leur richesse à l’exemple de deux colloques tenus en 2018, l’un sur la chanson d’actualité[3], l’autre sur les enjeux de la poétique historique[4]. Par ailleurs, les travaux se multiplient autour des réseaux de sociabilité qui organisent la vie littéraire à la Renaissance. Florence Bonifay a ainsi consacré sa thèse aux réseaux qui se structurent autour de la Pléiade[5] tandis que Frédéric Martin s’est arrêté sur les pièces liminaires[6]. Leurs deux vastes champs d’étude mettent en valeur les faisceaux de relation qui soutiennent la production du temps, ce que traduit leur choix de retranscrire leurs relevés sous forme de bases de données[7]. Ces recherches croisent alors avec bonheur plusieurs approches pour appréhender ces œuvres : les études littéraires dans leur spécificité mais aussi l’histoire du livre, puisque la matérialité des ouvrages devient porteuse de sens et d’indices, et l’histoire pour son analyse des mécanismes événementiels. Ces travaux autour de la sociabilité du temps mettent en valeur les logiques de cercle, circonscrivent des espaces géographiques souvent périphériques mais soucieux d’appartenir aussi à la République des Lettres. On peut prendre l’exemple du cercle de Douai fondé par Antoine de Blondel[8], secondé par Jacques et Jean Louÿs, qui aspirait à être un pôle autant politique que poétique. De ce fait, on peut être tenté de saisir les auteurs « mineurs » comme des satellites de leurs modèles, comme des relais. Frédéric Martin souligne par exemple la surprise de voir se côtoyer dans les paratextes des pièces d’auteurs connus, à côté de vers du cercle amical très proche (un fils, un hobereau local, un cousin… Signant de leurs noms et qualités)[9]. Il explique cette stratégie par un « désir collectif d’urbanité », sur la valeur de la camaraderie littéraire. Pourtant, est-ce que donner une pièce liminaire suffit-il alors à faire de ces personnages des auteurs, voire des poètes (au sens le plus institutionnel qui puisse exister) ? Ne sont-ils pas plutôt des versificateurs, ou plus simplement, plus ironiquement aussi, des « rimailleurs » ?

Les guillemets même qui entourent toutes ces dénominations, ou l’italique de minores, signalent l’ambivalence ressentie aujourd’hui lorsque des études s’arrêtent sur ces auteurs méconnus de la Renaissance. S’ils sont de mauvais auteurs, la recherche littéraire doit-elle s’y arrêter au risque d’un certain relativisme menant à considérer que toute publication vaudrait, également, littérature ? Dans ce type d’approche, la recherche se sert souvent des minores comme des relais d’histoire littéraire. Lorsque l’on parcourt la somme de Marcel Raymond sur L’influence de Ronsard[10], la litanie de noms égrainée permet en retour de souligner les stylèmes propres au Vendômois, tels que perçus par ses contemporains et amplifiés par ses disciples. On retrouve la réflexion d’André Gide dans son Journal, lorsqu’il définit le grand auteur comme celui qui achève une route en impasse, l’asséchant par sa propre œuvre. De ce fait, ces auteurs devraient-ils être appréhendés surtout comme des témoins ou plutôt des amplificateurs ? Au lieu de « mineurs », certains leur attribuent alors le qualificatif de « secondaires » par rapport à ces maîtres mais on revient dans ce cas sur les problématiques propres à ce qui fait d’une œuvre un classique ou non, et à une réflexion sur les critères qui prévalent à l’élaboration des canons[11]. L’un d’entre eux est assurément l’accessibilité des textes : là où les « classiques » sont édités à de multiples reprises, bénéficient d’associations, de travaux érudits régulièrement renouvelés, les minores restent souvent cantonnés à des notices biographiques plus ou moins datées ou à des catalogues. Le cas du Dictionnaire des poètes de Jean Paul Barbier-Mueller est éclairant à cet égard : les volumes parus font alterner, selon la contrainte alphabétique, auteurs célèbres et versificateurs largement inconnus. Au-delà de la richesse informative de ces notices, le propos témoigne aussi d’un goût, celui du collectionneur, pour les vers parcourus et la qualité qui leur est reconnue. Images dites heureuses, rythme des œuvres, jugement sur la versification et la qualité des recueils, de la modernité ou de l’archaïsme des vers… sont autant de critères retenus pour élaborer une certaine catégorisation des poèmes présentés.

Le problème de « minoration » des œuvres, enfin, tient souvent à la place marginale que l’histoire littéraire a longtemps accordée aux genres mineurs, dans un canon largement déterminé par les programmes scolaires et des concours, étonnamment stable depuis le xixe siècle, et qui fait la part belle aux poètes ou à la prose artiste d’un Rabelais ou d’un Montaigne[12]. Le problème est de taille pour la Renaissance, puisque les auteurs du temps n’avaient pas la même notion de la « littérature ». Les études récentes sur Rabelais mettent ainsi l’accent sur les multiples facettes de ses activités : éditeur de traités médicaux, botaniste, épistolier, poète, rédacteur d’almanachs, secrétaire et encomiaste de ses protecteurs et maîtres[13]… Les bonae litterae des humanistes n’étaient pas exactement la littérature, et les litterati n’étaient pas exactement des écrivains ; certains genres se distinguent précisément par leur portée pratique, avec une dimension assumée de conseil : ainsi les traités ou les remontrances, mais aussi l’histoire ou les Mémoires. À cet égard, on a pu définir la littérarité des œuvres renaissantes par la capacité de leurs auteurs à « recycler les divers matériaux du savoir » en les « détournant »[14] : mais ne risque-t-on pas, au rebours, de sous-estimer l’effort de composition, voire la part de jeu que comprennent les textes même qui sont « recyclés » ? Ainsi l’histoire a longtemps été perçue comme une simple matière à « emprunts » pour les Essais de Montaigne, qui pourtant s’est montré sensible non seulement aux faits rapportés, mais aussi au sens de la composition, au jugement politique et à la liberté de ton de ses historiens favoris[15].

On perçoit alors toute la difficulté, et en même temps la nécessité, d’aborder à nouveaux frais ces genres et ces auteurs moins étudiés : témoins de leur temps, de réseaux, de goûts, de modes, ce séminaire veut interroger les différentes façons d’appréhender leur étude. Alors que les nombreuses numérisations des fonds patrimoniaux[16], la mise en place de bases de données ou la floraison de projets anthologiques[17] redonnent accès à ces textes et permet de les mettre en regard, la recherche cherche décidément à s’emparer de ces publications tout en s’interrogeant sur la juste place à leur donner[18]. Ceci amène sans doute une certaine remise en cause du lexique : en musicologie, par exemple, le qualificatif de « musique populaire » est largement redébattu[19], de même qu’on assiste à une revalorisation de la poésie de circonstance, des pamphlets ou des correspondances. Cette effervescence questionne ainsi nos propres pratiques et préjugés et invite à se positionner théoriquement quant à l’apport des œuvres et genres mineurs, en comparaison avec le « canon » seiziémiste.

Ce séminaire se veut ouvert à tout type d’approche méthodologique et à toutes les disciplines. Les études sur la réception de la Renaissance aux époques ultérieures seront aussi les bienvenues. Les communications dureront une vingtaine de minutes environ, suivies d’une discussion. De ce fait, lors de nos séances, nous souhaiterions accueillir des réflexions multidisciplinaires (historique, littéraire, linguistique et stylistique, musicologique, sociologique, etc.) pour parcourir en partie le prisme des approches possibles de ce type de production, qualifiée de « mineure ». Les pistes proposées ci-dessus ne se veulent que des propositions :

Œuvres mineures, œuvres majeures :
Comment l’histoire du livre et la connaissance de la matérialité des ouvrages permettent de mieux cerner l’influence des œuvres ?
Témoins ou novateurs, la difficulté de juger de ces œuvres

Les genres dits mineurs :
Pertinence et limites des approches génériques : quel décloisonnement pour les genres littéraires ?
Quelle est la place des circonstances dans la littérature de la Renaissance ?
Traités, histoires, remontrances… Des genres aux marges de la littérature ?

Les processus de minoration des genres et des œuvres :
Comment la production écrite du xvie siècle devient-elle « littérature » ?
Les processus de canonisation des œuvres : on pourra ici s’interroger sur la façon dont les auteurs cherchent ou ne cherchent pas à « faire œuvre », et/ou sur les stratégies de diffusion (manuscrite, imprimée)
Retour sur des expériences de catalogues, de dictionnaires, de bases de données et leur capacité de mise en valeur, ou non, de ces minores

Les auteurs dits mineurs :
Vers une approche renouvelée du champ littéraire, au prisme des échanges, des réseaux, qui inviterait à une réflexion géographique sur la littérature du temps
Poètes / versificateurs / rimailleurs… Quels qualificatifs semblent plus pertinents pour des auteurs souvent malmenés entre artiste et artisan ?
Présentation de travaux autour d’un ou des auteurs « mineurs », pour revenir sur les manières d’appréhender leur étude alors même que les documentations peuvent manquer.


[1] Sophie Astier, « Minores et jugements littéraires », carnet Hypothèses « Canards et vers de sagouin. Genres et auteurs “mineurs” à la Renaissance », article publié le 12 décembre 2021. Article à retrouver ici.

[2] Paul Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs, Paris, Union générale d’éditions, 1978 (10/18), introduction, p.7.

[3] Olivier Millet, Alice Tacaille, Jean Vignes (dir.), Cahiers V-L. Saulnier, n° 36, « La chanson d’actualité, de Louis XII à Henri IV », Paris, Sorbonne Université Presses, 2021.

[4] Alain Vaillant, Guillaume Peureux (dir.), La poésie de circonstance (XVIe – XXIe siècle). Formes, pratiques, usages, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2022.

[5] Florence Bonifay, Concurrences poétiques. Identités collectives et identités singulières autour de la « Pléiade » (1549 – 1586), sous la direction de Michèle Clément, Lyon, 2016.

[6] Frédéric Martin, Les politesses du seuil. Poèmes liminaires et sociabilités poétiques (1598 – 1630), Paris, Classiques Garnier, 2022.

[7] Florence Bonifay, base de données de thèse en ligne, https://sites.univ-lyon2.fr/ReseauxpoetesXVI/front/index.php. Sur cette expérience, voir Florence Bonifay et Miriam Spyer, « Des bases de données de thèse : quel devenir pour une base “artisanale” ? », Le Verger, n° 23, mai 2022, « Circulation des écrits littéraires de la Première Modernité & Humanités numériques ». Frédéric Martin, base de données de thèse en ligne, http://these.acalon.fr/.

[8] Voir par exemple la notice que lui consacre Jean Paul Barbier-Mueller, Dictionnaire des poètes de la Renaissance (1515 – 1610), Genève, Droz, 2015, t. A-B, p. 632 – 647.

[9] Frédéric Martin, « Discours de soutenance de thèse – les Politesses du seuil », Carnet Hypothèses Les politesses du seuil. Étude bibliographique et critique des pièces liminaires dédiées à l’auteur dans les recueils poétiques en France (1598-1630), section « Billets », 27 avril 2021. Carnet à retrouver ici.

[10] Marcel Raymond, L’influence de Ronsard sur la poésie française : 1550 – 1585, Genève, Droz, 1965.

[11] Voir par exemple Nicolas Requedat, « La réception d’Athalie de Jean Racine du XVIIe siècle à nos jours : vie et mort d’un classique », thèse sous la direction d’Olivier Leplâtre.

[12] Sur l’histoire du canon seiziémiste dans l’enseignement secondaire, voir Marjorie Broussin, Images et imaginaires scolaires de la littérature française du XVIe siècle : constitution, modélisation et transmission d’un corpus canonique de la Renaissance (1880-2011), thèse sous la direction de Michèle Clément, Lyon, 2019.

[13] Voir entre autres les dossiers de L’Année rabelaisienne, n° 2, 2018 :  Claude La Charité (dir.), "Rabelais éditeur des anciens et des modernes" ; et n° 6, 2022 : Nicolas Le Cadet, Myriam Marrache-Gouraud et Romain Menini (dir.), "Rabelais et la botanique".

[14] Voir Olivier Guerrier, « “Préhistoire d’une Naissance” : l’écrivain et les discours de savoir à la Renaissance : quelques aperçus en France », dans Marie-Madeleine Fragonard, Dominic Glynn, Sylvaine Guyot et Marine Roussillon (dir.), Littéraire – Tome 1 : Pour Alain Viala, Arras, Artois Presses Université, 2020, en ligne, § 6.

[15] Voir Lionel Piettre, L’Ombre de Guillaume Du Bellay sur la pensée historique de la Renaissance, Genève, Droz, 2022, p. 567-619.

[16] Gallica bien sûr, mais aussi par exemple en Suisse, le portail e-rara, ou encore les multiples projets en humanité numériques du CESR (les Bibliothèques Virtuelles Humanistes, le projet musicologique Ricercar…) ou encore le portail Eman, structure soutenant la numérisation du Thresor des joyeuses inventions. On pourrait encore largement multiplier les exemples.

[17] Exemple : le séminaire « Lire par morceaux. Recueils et anthologies », organisé en 2017 – 2019 par le GADGES et l’IHRIM ou notre propre projet Choréa depuis deux ans : « La Renaissance pour le XXIe siècle : une anthologie ».

[18] Ceci passe d’ailleurs par une réflexion sur l’approche anthologique au moment même de la Renaissance. Voir Adeline Lionetto et Mathieu Ferrand (dir.), Le Verger, n° 13 « Œuvre collective et sociabilité du XVe au XVIIe siècle, 2018 – 2020 » ; Adeline Lionetto et Jean-Charles Monferran (dir.), Fleurs et jardins de poésie : les anthologies poétiques du XVIe siècle (domaine français, incursions européennes), Paris, Classiques Garnier, 2021 ; Isabelle Pantin et Gérard Péoux, Les magasins de savoirs. Rassembler et distribuer. La connaissance par le livre (XVIe – XVIIe siècles), Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2021.

[19] Voir par exemple Sophie-Anne Leterrier, « Musique populaire et musique savante au xixe siècle. Du “peuple” au “public” », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 19, 1999, « Aspects de la production culturelle au XIXe siècle. Formes, rythmes, usages », p. 89 – 103 : soulignant que la distinction date du XIXe siècle, elle écrit « Les premiers enquêteurs qui s’intéressèrent à la “culture populaire” en matière de musique cherchèrent à recueillir des chansons “nées spontanément au sein des masses et anonymes”, bien distinctes des “produits de l’art”. Ils n’imaginaient pas que les chansons dites populaires n’ont acquis que par le travail du temps les caractères d’impersonnalité et de simplicité qui les distinguent ».