Essai
Nouvelle parution
A. Minzetanu, Le courage de lire

A. Minzetanu, Le courage de lire

Publié le par Marc Escola (Source : Andrei Minzetanu )

Ce livre est destiné à toutes celles et à tous ceux qui retrouvent la question de la lecture et de l’interprétation des textes dans le quotidien de leurs études ou de leur travail. La réflexion épistémologique proposée ici – qui peut paraître par endroits un peu ardue – se veut la plus pratique possible, et surtout applicable. Il s’agit de rejoindre une ambition ancienne des théories consacrées à la lecture – celle de fonder une réflexion solide sur l’interprétation qui soit utile à l’ensemble des sciences humaines et sociales –, et de donner ainsi les moyens, aux lectrices et aux lecteurs, de respecter la complexité des textes, de les prémunir contre des lectures dogmatiques ou prématurément idéologiques.

En précisant les niveaux et les modalités des conflits d’interprétation, le livre veut éviter les polémiques stériles et rendre possibles des enquêtes de connaissance rationnelles et fructueuses.

Table des matières

Introduction 11
1. Programmes, théories et modèles 17
1.1. Définitions, 19 – 1.2. Les programmes de recherche
empiriques, 25 – 1.3. Les programmes de recherche herméneutiques,
32 – 1.4. Les programmes de recherche
poétique et rhétorique, 39. – 1.5. Le programme de
recherche de Michel Charles, 41
1.5.1. Le programme de la rhétorique spéculative :
présentation générale, 41 – 1.5.2. Les hypothèses théoriques
du programme, 58 – 1.5.3. La méthodologie du
programme, 68 – 1.5.4. Les modèles du programme,
88 – 1.5.5. Présentation synthétique du programme, 93.
1.6. L’évaluation des programmes de recherche, 96
1.6.1 La cohérence des programmes, 98 – 1.6.2 La
fertilité des programmes, 108 – 1.6.3 La réception du
programme de la rhétorique spéculative, 116.
1.7. Une application du programme de la rhétorique
spéculative, 125 – 1.8. Petit bilan provisoire, 177.
2. Le courage de lire 191
2.1. L’épistémologie des vertus, 194 – 2.2. La lecture
vertueuse, 204 – 2.3. Le courage de lire, 216.
Conclusion 219
Notes 223
Bibliographie 253

Introduction

La révolution numérique a ouvert, entre autres choses, la possibilité d’une lecture vraiment objective. Il s’agirait d’une lecture qui serait quantitativement représentative pour certains corpus – inaccessibles, à cause de leur taille, aux efforts humains –, d’une lecture qui ne serait plus du tout prisonnière d’une théorie de départ, d’une certaine idéologie ou des biais cognitifs qui affectent la plupart de nos raisonnements. Cette lecture rendrait obsolètes les nombreux débats épistémologiques et politiques qui agitent aujourd’hui les milieux universitaires occidentaux, lorsqu’il s’agit de valider les bonnes grilles d’analyse ou la nature des corpus étudiés. Une lecture capable d’étudier, d’une manière systématique, tous les romans d’une certaine époque ou encore tous les textes écrits sur un certain sujet, ne saurait plus être accusée de rendre invisibles certaines minorités, sexuelles ou politiques, de reproduire des rapports de domination ancestraux et d’empêcher ainsi des processus subjectifs d’émancipation. Elle ne ferait pas disparaître tous les problèmes parce que les algorithmes seraient incapables de comprendre l’importance des oeuvres perdues, de ce qui ne s’est jamais écrit, de tout ce qui a été interdit de penser, la douleur de la dépossession et de l’aliénation, mais elle rendrait possible un rapport aux textes moins empreint de préjugés, plus serein et plus rationnel. En dépit de certains résultats prometteurs, cette lecture n’est, aujourd’hui, qu’une promesse.

Et même si elle se réalise pleinement, un jour, cette lecture authentiquement objective ne nous dispensera pas des efforts que nous devons fournir – au moins à une échelle individuelle – si l’on veut comprendre d’où vient la valeur de nos lectures et comment il faut s’orienter dans la vie de la pensée. Une certaine doxa, validée et reproduite par de nombreux intellectuels, soutient que la valeur des lectures serait intrinsèque, que les lectures auraient une valeur propre dans la mesure où elles nous rendraient – moralement et épistémiquement – meilleurs, plus ouverts d’esprit, moins dogmatiques et plus tolérants. Il suffit de fréquenter les écrivains, le milieu de la culture, le milieu universitaire, ou de penser au fait que les grands dictateurs ou tortionnaires de l’histoire ont souvent été de très grands lecteurs, pour comprendre que cette doxa n’a rien d’évident, que les choses ne sont pas aussi simples. S’il est manifeste que la lecture peut faire sortir le pire de nous-mêmes, lorsqu’elle valide et renforce des croyances irrationnelles ou des théories du complot, lorsqu’elle nous apprend à manipuler les autres ou lorsqu’elle nous valide narcissiquement, sans rien nous apprendre, il doit être évident aussi que la valeur des lectures ne vient pas de la pratique elle-même, mais de certaines manières de lire, uniquement de certaines lectures faites sous certaines conditions. C’est précisément à ces conditions qu’est dédié ce livre.

Les conditions sous lesquelles nos lectures gagnent de la valeur, épistémique et existentielle, ont été étudiées jusqu’ici par deux types d’entités. La première entité correspond à ce que l’on pourrait appeler des traditions de recherche. Ces traditions ont été, historiquement parlant, portées par des théologiens, des juristes, des philosophes, des écrivains, des artistes, et par des institutions très codifiées comme l’Église et l’École ; elles ont pris des formes très diverses allant du traité systématique à l’essai mondain, de la rêverie solitaire de l’écrivain jusqu’aux manuels les plus standardisés cherchant à imposer un canon national, en passant par les exercices et les guides spirituels ; leur côté normatif est massif et plus ou moins assumé ; et l’herméneutique religieuse me paraît être très représentative de ce point de vue dans la mesure où elle a analysé, avec plus ou moins de justesse, tous les aspects liés à l’interprétation : l’autorité des textes, les niveaux de l’interprétation, les rituels de la lecture, les meilleures oeuvres du corpus, etc. La deuxième entité correspond à des programmes de recherche développés, à partir de la fin du XIXe siècle, dans le sillage du développement des sciences humaines et sociales, et dans le cadre d’une professionnalisation de plus en plus grande des disciplines ayant trait à l’interprétation. Portés essentiellement par l’Université et par des lecteurs professionnels, ces programmes sont moins normatifs et s’inspirent tantôt de la philosophie (analytique ou continentale) tantôt des sciences plus expérimentales, comme la psychologie, ou plus empiriques, comme la sociologie. Formellement, ils ont respecté, la plupart du temps, les codifications scientifiques et les pratiques argumentatives du milieu universitaire, même s’il faut reconnaître qu’ils n’ont pas toujours évité les prises de position simplificatrices et inutilement polémiques. Ce qui est très intéressant à comprendre, d’un point de vue épistémologique et historique, c’est le rapport qu’entretiennent aujourd’hui les traditions de recherche consacrée aux conditions de la « bonne » lecture et les programmes de recherche. Les derniers n’ont pas du tout réussi à faire disparaître ces traditions de recherche qui gardent encore aujourd’hui une forme de légitimité culturelle et qui attirent la sympathie de nombreux lecteurs. De plus, il faut noter que les programmes de recherche ne sont pas partis de zéro et que, souvent, ils se sont contentés de recycler les questions formalisées par les traditions de recherche, dans un cadre laïc et scientifique, avec moins de dogmatisme et sans chercher à contrôler ou à assujettir certaines communautés de lecteurs. Dans ce passage entre les traditions et les programmes de recherche, ou au sein de leur cohabitation contemporaine, une chose capitale s’est perdue : l’herméneutique pratique². Il s’agit de toutes les prescriptions censées guider les lecteurs dans leur quotidien et dans leur rapport intime aux textes, de règles très précises censées permettre aux lecteurs de comprendre comment il faut lire un texte afin d’en tirer un bénéfice épistémique et existentiel maximal, tout en évitant les projections inutiles et les impasses conceptuelles. Si les programmes de recherche ont eu tendance à construire des philosophies de l’interprétation de plus en plus sophistiquées et crédibles, ils ont largement négligé les aspects les plus pratiques de l’interprétation, et ceux qui se sont concentrés sur ces aspects pratiques ne tenaient plus à les rattacher explicitement à une philosophie de l’interprétation.

Quelque chose de fondamental, dans cette articulation entre une herméneutique générale et une herméneutique pratique, s’est malheureusement perdu. Ce livre s’intéresse précisément à un programme de recherche qui a essayé de corriger cet oubli et d’allier, le plus rigoureusement possible, une théorie de l’interprétation à une herméneutique pratique. Il s’agit du programme de recherche développé, depuis les années 1970, par Michel Charles, qui a étudié avec précision les conditions que doivent réunir nos lectures si elles veulent garantir leur validité et leur valeur épistémique. Ma conviction est que ce programme reste largement méconnu, en France et à l’étranger, alors qu’il fait preuve d’une très grande cohérence et d’une fertilité théorique remarquable. Dans la première partie du livre, j’essaie justement de le présenter d’une manière détaillée, tout en le situant par rapport aux traditions de recherche, mais aussi par rapport aux programmes concurrents qui ont été développés à peu près à la même époque ; j’y propose aussi, à travers une analyse de l’autobiographie intellectuelle de Pierre Bourdieu, Esquisse pour une autoanalyse, une application concrète du programme, en essayant de montrer les bénéfices épistémiques qu’elle présente.

Dans la deuxième partie, je m’intéresse à l’aspect normatif du programme, en esquissant une épistémologie des vertus intellectuelles. D’une manière générale, le livre défend un principe général de responsabilité herméneutique que l’on peut décrire sous deux formes : 1) On a tort, partout, toujours, et qui que l’on soit d’interpréter un texte sur la base de données insuffisantes ; ou encore : 2) On a tort de proposer une interprétation d’un texte avec plus d’assurance que les preuves sur lesquelles celle-ci est fondée ne le permettent. J’essaierai de montrer qu’une application rigoureuse du programme initié par M. Charles nous permet de respecter, le plus souvent possible, ce principe de responsabilité herméneutique, et que, par conséquent, le programme peut être considéré comme une garantie épistémique du respect de ce principe.

Ce livre se veut une enquête historique et théorique sur les conditions de possibilité des bonnes lectures – celles qui maximisent nos chances d’accéder à la connaissance et à la vérité – et un instrument de travail pour tous les lecteurs qui se lancent, plus ou moins anxieusement, dans une aventure intellectuelle, pour toutes les étudiantes et tous les étudiants, les chercheuses et les chercheurs en sciences humaines et sociales qui veulent pratiquer des lectures plus réflexives et mieux contrôlées, pour toutes celles et tous ceux qui se sont égarés, au moins une fois, dans l’univers complexe des idées et des livres, tout en continuant de penser que tout ne se vaut pas, qu’il n’est pas vain de chercher à éviter les lectures dogmatiques et les figures les plus autoritaires de la pensée.

Andrei Minzetanu est ancien élève de l’École normale supérieure, docteur ès lettres, habilité à diriger des recherches et ancien pensionnaire de la Fondation Thiers. Son travail porte sur l’histoire et la théorie de la lecture : Carnets de lecture. Généalogie d’une pratique littéraire (Presses universitaires de Vincennes, 2016) et La Lecture vertueuse (Circé, 2022).