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Les ambiances dans la littérature. Représentation et enjeux (Études françaises)

Les ambiances dans la littérature. Représentation et enjeux (Études françaises)

Publié le par Esther Demoulin (Source : Sara Buekens)

Appel à contributions pour un dossier de la revue Études françaises

dirigé par Adina Balint (Université de Winnipeg) et Sara Buekens (Université de Gand) :

Les ambiances dans la littérature. Représentation et enjeux

De l’ennui à la passion exaltée, de l’étouffement à l’enthousiasme, de la peur à l’indignation, au désir soudain : dans la vie quotidienne, nous traversons les ambiances et les ambiances nous traversent. Telle atmosphère nous fait ressentir que l’on n’est pas bienvenu.e, telle autre que l’on est invité.e à rester. La présence sensible de ces tonalités affectives peut ainsi nous sommer d’agir, de réfléchir ou de fuir. Les ambiances sont diverses et leurs formes multiples, plus diffuses ou tenaces. Nous en cultivons certaines et en éliminons d’autres. « L’ambiance forme le dôme invisible sous lequel se déroulent toutes nos expériences », écrit le philosophe Bruce Bégout (2020, 7), ou encore, l’ambiance est « l’affect même de la situation » (2020, 37). Si la vie se déroule toujours dans un espace tonal, et si la littérature peut nous mettre devant des situations globales (pandémie, guerre, catastrophe écologique) qui tendent à l’uniformisation des affects (douleur, colère, inquiétude), des changements de perspective peuvent nous surprendre et déjouer nos dispositions. L’approche par les ambiances privilégie l’observation et l’attention au milieu environnant, la manière dont un lieu est perçu et vécu par ceux et celles qui en ont la pratique. Ce n’est pas l’exceptionnel mais l’usage ordinaire, les menus gestes, le mouvement des corps au quotidien qui révèlent les qualités spécifiques d’un environnement donné et notre expérience du monde.

Depuis le début du XXe siècle, la phénoménologie (Heidegger, Merleau-Ponty), la psychologie sociale et environnementale (Dewey), les sciences sociales (l’ethnographie, l’anthropologie) ont contribué à faire des ambiances et des atmosphères des objets d’enquête. Les surréalistes ont fait connaître leur attrait pour l’ambiance onirique et l’expérience du merveilleux en nous incitant à voir le surréel dans le réel. Les chercheurs et chercheuses en études architecturales et urbaines (Zumthor), puis les géographes (Masson) se sont saisis de la notion d’ambiance depuis les années 1980. En parallèle, avec les écritures contemporaines du quotidien, de nouvelles réflexions ont investi la représentation de la vie de tous les jours (De Certeau 1980, Sheringham 2006, Fasula et Laugier 2021). La réflexion sur les ambiances concerne désormais les études littéraires (Gumbrecht 2012) ou ce que Bruce Bégout appelle « éco-phénoménologie », qui tente d’élucider le champ de l’expérience et le « medium sensible et fluide dans lequel baignent les individus comme dans un océan ambianciel » (2020, 40). Si l’analyse des ambiances dans la littérature de l’Allemand Gumbrecht (Stimmungen lesen, 2011, trad. Atmosphere, Mood, Stimmung. On a Hidden Potential of Literature, 2012) fait date, la critique littéraire en français dans ce domaine est encore naissante. C’est dans ce contexte que nous plaçons le présent dossier.

En français, le terme d’ambiance est à peine vieux d’un siècle. Il apparaît à la fin du XIXe siècle, dans la littérature symboliste et décadente. L’une de ses premières occurrences se trouve dans « L’amour sublime », nouvelle posthume d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam (1893). Le mot figure aussi dans le Journal des Goncourt (1891) et dans les Divagations de Stéphane Mallarmé (1897). En réaction aux naturalistes qui posent le milieu comme une structure physico-sociale influençant les corps et les esprits, les symbolistes nomment « ambiance » la modification atmosphérique du milieu. L’ambiance ne signifie plus une structure fixe, elle n’exerce plus d’influence inéluctable et devient un milieu aérien, indéfinissable, éphémère. Au XXe siècle, l’emploi alternatif des termes « ambiance » et « atmosphère » suggère un jeu d’échange entre l’art et la vie, dont l’œuvre de Marcel Proust a multiplié les exemples. Au fil de la Recherche, la description atmosphérique reprend en partie le motif de l’influence d’une force climatique, associée à des lieux ou à des personnes qui irradient les ambiances et les souvenirs. Le narrateur semble à la fois les subir – tels des troubles physiologiques ou des épisodes météorologiques – et les transformer par l’écriture, à la manière de phrases musicales. Plus proche de nous, les écritures contemporaines ont tendance à distinguer l’ambiance de l’atmosphère, du milieu ou du paysage (trois notions qui prennent en compte le vivant et les phénomènes naturels tels que le climat, la météorologie, l’environnement, la géographie physique). Ainsi, on note des textes qui explorent, d’une part, des tonalités affectives (ennui, mélancolie, deuil, joie, inquiétude) ou des expériences sensorielles (perception sensible de l’environnement, pollution visuelle, olfactive, etc.) qui traversent la vie quotidienne et l’espace de l’oikos, cet ensemble de biens et d’individus rattachés à un même lieu d’habitation ; et, d’autre part, le milieu social d’une époque et des atmosphères socio-politique (rassemblements, émeutes), écologiste (manifestations civiques, mobilité et retrait dans des environnements préservés, impact de la présence d’organismes plus qu’humains sur l’expérience d’habitation), artistique (spectacles vivants), chez des écrivains et écrivaines comme A. Ernaux, E. Carrère, M. de Kerangal, L. Flem, R. Jauffret, A. Zeniter, L. Slimani, Ph. Besson, C. Mavrikakis, M. Leroux, L. Dupré, R. Sekiguchi, D. Laferrière, C. Minard, C. Hunzinger.

La notion d’ambiance nous incite aussi à réfléchir sur le caractère situé et incarné de l’expérience habitante. Pensons à la façon dont les développements architecturaux cherchent à toujours contrôler davantage les ambiances fonctionnelles et esthétiques du paysage urbain (écoquartiers, parcs multifonctionnels) et maîtriser les caractéristiques atmosphériques – l’humidité, la lumière, l’air, la température, l’énergie qui constituent l’environnement sensoriel –, mais aussi à la manière dont des individus cherchent à s’approprier le microcosme de leur milieu de vie, à l’investir affectivement et à le transformer par des gestes quotidiens les plus ordinaires. Or, on ne saurait oublier que l’urgence environnementale (pollution atmosphérique, terres contaminées, réchauffement climatique) ne permet pas toujours à l’humain de maîtriser l’ambiance des paysages à l’époque de l’Anthropocène. La sensibilité écologique qui en résulte accorde une nouvelle signification à la notion d’ambiance, en termes d’inégalités physiques et sensibles (santé et toxicité), et dans la manière dont nous (re)pensons notre attachement au monde. 

Notre objectif est d’explorer l’écriture et les enjeux des ambiances dans la littérature selon trois axes complémentaires : (a) une analyse historique de la notion d’ambiance vis-à-vis des termes contigus, tels atmosphère, milieu, environnement ; (b) en considérant l’ambiance comme fil conducteur qui traverse nos expériences individuelles et collectives, examiner le décalage entre le sujet littéraire et le chez soi (le moi, la demeure, les interactions familiales et sociales, la vie quotidienne, la nature) ; (c) analyser les stratégies discursives de l’écriture de l’ambiance (description, liste, poétique du détail, ekphrasis, rapport texte-image). Prêter attention aux usages des ambiances que fait la littérature au niveau des thématiques et de la mise en discours propose ainsi d’élargir notre conception de l’expérience du monde et d’ouvrir des perspectives interprétatives nouvelles à partir d’une notion ambivalente, exploitée d’emblée par la philosophie et les sciences sociales.

D’un point de vue thématique et discursif, la représentation de l’ambiance présente un potentiel subversif. Comme le soulignent Olivier Gaudin et Maxime Le Calvé, l’ambiance « ne peut se satisfaire d’un partage dualiste entre subjectif et objectif, entre représentation et expérience ou entre nature et culture. Les ambiances […] sont à la fois des expériences vécues et des situations d’interaction et de communication ». (2018, 11). Lorsqu’elle est traversée par la violence et la rupture de la linéarité du quotidien, l’ambiance créée et ressentie par de nouvelles voix et par de nouvelles subjectivités devient un acte de résistance face au désastre. À cet égard, pensons à la chronique familiale au Maroc de Leïla Slimani (Le Pays des autres, Regardez-nous danser), où les ambiances intime et politique se superposent et deviennent lieux de découverte de soi, ou à l’œuvre de l’écrivaine d’origine japonaise Ryoko Sekiguchi sur les cultures culinaires, qui remet en question les représentations utilitaires de l’acte de se nourrir en faveur d’un art poétique de la table, ou encore, à l’écriture environnementale d’Ananda Devi, qui décrit les problèmes de gestion de déchets et de pollution à l’île Maurice à travers l’expérience sensible de jeunes personnages dans un espace urbain ségrégé (Ève de ses décombres). L’ambiance devient le lieu d’expression de voix alternatives et de l’attention au marginal, alors que s’y confrontent l’intime et l’espace public.

Pour ce dossier, nous vous invitons à réfléchir aux enjeux qu’appelle la représentation dans les textes littéraires de l’ambiance, de ses expériences et ses dispositifs. Comment les ambiances contribuent-elles à mettre les situations ordinaires à l’épreuve du sensible ? En quoi ouvrent-elles de nouvelles pistes en matière d’écriture littéraire, d’expérimentation méthodologique ou d’exploration théorique ? Quelle compréhension du quotidien à travers les ambiances ? Quel(s) discours les ambiances du quotidien imposent-elles dans la littérature ? Quelle place accorde-t-on à l’ambiance dans les trames narratives, et comment penser cette place de la tonalité affective dans les récits ? Ce sont là quelques-unes des questions qui pourront occuper les articles de ce numéro.

La thématique de ce numéro permet une multiplicité d’axes et d’approches :

  • Ambiances que dégage le quotidien
  • Ambiances ordinaires et extraordinaires
  • Expériences d’immersion et de contemplation/révolte (dans la nature, l’espace urbain, espace cosmique, etc.)
  • L’ambiance vs. l’atmosphère
  • Rapports aux choses/objets et l’ambiance qui s’en dégage
  • Ambiance et identité personnelle et collective
  • Résistances aux ambiances quotidiennes
  • Portée(s) affective(s) de l’ambiance
  • Nouvelle(s) ambiance(s), notamment post-pandémique(s)
  • Ambiance du concret vs. ambiance d’une expérience onirique, merveilleuse, magico-réaliste

 

Calendrier :

15 novembre 2022 : soumissions des propositions d’article d’une longueur de 250-300 mots à Adina Balint (a.balint@uwinnipeg.ca) et Sara Buekens (sara.buekens@ugent.be). Veuillez accompagner votre proposition d’une courte notice biobliographique.

22 novembre 2022 : envoi des avis d’acceptation ou de refus

1 juillet 2023 : soumission des articles

15 octobre 2023 : envoi des rapports d’évaluation

1 décembre 2023 : soumission de la version finale de l’article

Automne 2024 : publication prévue

 

Bibliographie :

Bégout, Bruce. Le concept d’ambiance, Paris, Seuil, 2020.

De Certeau, Michel. L’invention du quotidien 1. Arts de faire. 1980. Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990.

Dewey, John. Art as Experience, New York, Minton, Balch & Company, 1934.  

Fasula, Pierre et Sandra Laugier. Concepts de l’ordinaire, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021.

Gérard, Vincent, Pierre Souq (dir.). « Milieu, ambiance, environnement », Les Études philosophiques no. 3, 2022, Paris, Presses Universitaires de France (à paraître).

Gumbrecht, Hans Ulrik. Atmosphere, Mood, Stimmung. On a Hidden Potential of Literature, trad. Erik Butler, Palo Alto, Stanford UP, 2012. (Original: Stimmungen Lesen, Munchen, Verlag, 2011).

Le Calvé, Maxime, Olivier Gaudin (dir.). « Exercices d’ambiances. Présences, enquêtes, écritures », Communications, no. 102, 2018, Paris, Seuil. 

Sheringham, Michael. Everyday Life: Theories and Practices from Surrealism to the Present. Oxford UP, 2006.

Tallagrand, Didier, Jean-Paul Thibaud et Nicolas Tixier (dir.). L’usage des ambiances. Une épreuve sensible des situations, Paris, Hermann, 2021.

Zumthor, Peter. Atmospheres: Architectural Environments, Surrounding Objects, Bâle, Birkhäuser, 2006.