Locus politicus, locus secretus. Les lieux du secret politique du XVIIe au XIXe siècle (Rouen)
Appel à articles pour un volume collectif
Locus politicus, locus secretus
Les lieux du secret politique du XVIIe au XIXe siècle :
Représentations, récits, images
L’exercice du pouvoir d’Ancien Régime, réputé tout savoir et prévoir, est à l’image de Dieu, qui « voit ce qui se passe dans le secret [i] ». La philosophie politique, de Machiavel à Hobbes, présente aussi et surtout les rapports entre monarques et sujets à l’image d’un corps organique : les membres renvoient au peuple ; la tête, les yeux, le cerveau, au roi. L’hégémonie politique repose ainsi sur une hégémonie cognitive superlative : le pouvoir sait tout des secrets d’autrui, c’est l’une des forces de son autorité, fût-ce en laissant croire qu’il sait tout ; inversement, dans un pouvoir monarchique autoritaire, les sujets du roi ne savent pas tout de l’exercice politique, tant s’en faut : le déséquilibre des savoirs implique des représentations d’un locus politicus comme locus secretus, caché, discret ou invisible, connu d’un tout petit nombre et inintelligible au plus grand nombre. La fin de l’Ancien Régime n’est pas le terme d’un tel imaginaire, qui innerve aussi la représentation des dirigeants, la surenchère de médiatisation et de spectacularisation prêtée notamment au Second Empire ; demeure une nostalgie du secret, une conviction qu’il existe encore des espaces dérobés aux regards, à l’exposition, au commentaire [ii]. Le bruit, l’apparence, l’apparat du pouvoir en représentation (manifestations publiques, rencontres officielles, commémorations et célébrations, alliances et traités, mariages etc.) a pour corollaire le silence des décisions importantes (secrets d’état, rencontres officieuses, tractations cachées, espionnage), double espace qui emprunte au théâtre [iii] et à l’opéra ses métaphores de la scène et de la coulisse, ouvrant aux interprétations sur la duplicité, l’hypocrisie de l’exercice. Le corps du roi comme « lieu de représentation [iv] », le cérémonial très codifié de ses apparitions officielles tire également son pouvoir de fascination de ses revers et envers supposés, craints, rêvés, matrices de fictions nombreuses dont la portée subversive s’exhibe lors de ses destructions ou entrées en force (ainsi de l’incendie du Louvre par la Commune de Paris).
À la lumière absolue portée sur les sujets et à celle, spectaculaire, de l’exercice du pouvoir, répond l’obscurité des rouages politiques, qui s’enracinent dans des espaces, des lieux, des replis que cette publication collective entend interroger et exposer : où le secret politique trouve-t-il son ancrage ? Selon quelles modalités, quels enjeux, quel degré de variabilité et d’inventivité ? Les réflexions articulant lieux réels, lieux fictionnels (romanesques ou opératiques par exemple) et représentations iconographiques seront particulièrement bienvenues.
Les propositions pourront ainsi porter, sans que la liste soit exhaustive, sur :
Cartographie : espaces privés / espaces secrets / espaces publics
Alcôve (où se mêlent intrigues politiques et amoureuses) ou cabinet secret, confessionnal, cabinet du médecin ou arrière-boutique, lieux de l’intimité ou lieux d’un petit cercle d’éminences grises pourront retenir l’attention. On évitera les lieux d’exercice d’un pouvoir abusif ou coercitif, comme la prison, largement décrits et commentés par la critique littéraire et picturale (même si la « mise au secret » pourrait être évoquée), pour leur préférer les lieux du secret du politique en tant qu’espaces où se prennent les décisions et où s’établissent les stratégies. On pourra s’interroger tout particulièrement sur la qualité de ces lieux : part cachée et somptueuse d’un château, bibliothèque ou cabinet secret ouverts uniquement aux plus proches du pouvoir, ou bien espace extérieur de sociabilité, offrant rencontre informelle dans une taverne mal famée où nul ne s’attend à ce qu’un prince ou un gouvernant y soit. Cela engage l’identité et les attributs des protagonistes : s’y présentent-ils dans le plein exercice de leur fonction et de leur nom ou bien incognito, sous nom d’emprunt, voire masqués, grimés, travestis ?
Stratégie : espaces dédiés / espaces investis / espaces d’opportunité
Le secret politique est-il affaire d’opportunité (en marge d’une fête, ainsi de l’imaginaire du bal masqué dans le drame et l’opéra romantiques) ou de fine préparation ? Quels sont dans ce second cas les objets qui y ouvrent ? On pourra être sensible à l’usage, dans le roman historique comme au théâtre ou à l’opéra, des laissez-passer et invitations, des mots de code à connaître, des principes de reconnaissance et d’admission des participants – voire considérer également les erreurs, les ratages, les usurpations d’identité ou vols de moyens d’entrée, générant péripéties romanesques, tensions agonistiques et commentaires sur la duplicité et la fragilité des alliances. On pourra également considérer les modalités des échanges : chuchotements, économie de mots, brefs billets, importance appuyée des regards entendus et des accords tacites – dont la distribution et l’efficacité narrative trouveront grand intérêt tant dans l’analyse des trajectoires romanesques que dans des réflexions sur l’opéra ou le mélodrame par exemple.
Architecture : fiction et non-fiction / imaginaires des lieux politiques / espaces machinés / dissimulation et dévoilement des secrets
On pourra s’intéresser aux frontières de la fiction, à l’articulation entre les textes de fiction et les textes affichant une visée informative et journalistique, ou se présentant comme commentaire historique ou politique. Le titre La Clef du cabinet des Princes de l’Europe ou Recueil historique sur les matières du temps [v], publié de 1704 à 1773, suggère la découverte des tractations diplomatiques offerte à la curiosité et à l’information des lecteurs. Le Cabinet secret de l’Histoire entr’ouvert par un médecin, d’Augustin Cabanès, connaît un grand succès au xixe siècle. Montesquieu soulignait déjà l’attrait pour les secrets politiques, symétriquement à l’hégémonie observatrice du pouvoir : « À mesure que les princes ont trouvé des arts pour devenir maîtres de nos secrets, par l’art d’ouvrir les lettres sans qu’on s’en aperçoive, nous avons trouvé l’art de publier les leurs par des façons plus secrètes d’imprimer [vi] ». Cette curiosité pour les intrigues de ceux qui détiennent le pouvoir en fragilise pour partie l’exercice (ainsi des pamphlets et rumeurs qui font les délices de la critique du pouvoir mais inspirent aussi des personnages de théâtre), l’incitant à modifier ses pratiques, à imaginer des dispositifs architecturaux – porte dissimulée, escalier dérobé, trappes, fausses cloisons… –, dans la continuité des machineries à destination d’intrigues amoureuses, telle la cheminée tournante du duc de Richelieu réinvestie par la fiction romanesque. Parallèlement à ces aménagements, le pouvoir politique est conduit à changer souvent de lieu ou à le rendre extrêmement gardé, ainsi des variations fictionnelles de la cité interdite, stimulées par les récits des voyageurs bredouilles.
Profession : l’espace des espions / être sur la trace, effacer ses traces
Où se cachent les mouches ? Proche de l’imaginaire des sociétés secrètes, avec leurs propres lieux et codes, l’espace de l’espion a ceci de singulier qu’il doit s’exercer en territoire ennemi ou hostile, feindre de s’assimiler à un environnement sur lequel il ne doit pas laisser de traces. Leur étude peut donner lieu à une réflexion sur une autre exploitation fictionnelle de la ville, envisagée comme un territoire à la fois de découverte et de dissimulation. On pourra mettre ces lieux en lien avec le domaine militaire (Vauban, dans le Traité de l’attaque et de la deffence des places, expose bien les enjeux de la présence physique des espions dans le camp adverse), mais aussi montrer qu’ils ne sont pas tous, tant s’en faut, des places militaires : on espionne dans les rues, sur les marchés, dans les relais de poste, selon le principe de l’omniscience nécessaire à l’exercice de l’autorité. On espionne la population civile, dans ses activités les plus anodines ; l’espion peut être homme ou femme, jeune ou vieux, étranger ou natif, mais toujours prompt au jeu sur les identités. Les personnages d’espions sont d’autant plus présents dans la fiction peut-être que certains auteurs complètent leurs revenus avec cette pratique ou fréquentent des cercles d’espionnage : Courtilz de Sandras aurait été espion, François de Chevrier en est soupçonné, Pierre de Morand également en tant qu’« agent littéraire » du roi de Prusse.
Insurrection : exhiber / renverser / anéantir
Si les lieux du secret politique suscitent la fascination, ils peuvent aussi cristalliser la haine, faire converger les contestations. On pourra ainsi s’intéresser aux descriptions d’intrusions populaires qui visent sinon à les détruire, du moins les exhiber, et partant, en destituer le prestige, à moins d’en cultiver la trace par la patrimonialisation, par exemple lors de l’exploitation touristique, dans les récits de voyage, du château de Blois comme lieu d’un assassinat politique décidé par un roi. Les exhiber, c’est néanmoins s’exposer à ce qu’ils se reconstruisent ailleurs, se soient déjà déplacés, nourrissant la crainte et la défiance. En outre, le tapage (cris, armes, explosions) s’offre en contrepoint contestataire visible au caractère feutré du secret (qui chuchote, ne laisse pas de traces, supprime même parfois ses témoins), reposant sur une forme de nécessité du spectaculaire comme réponse et contre-stratégie à l’exercice dissimulé du pouvoir.
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Les propositions d'articles (une demi-page, 500 mots maximum), accompagnées d’une brève bio-bibliographie, sont attendues pour le 17 février 2023 aux deux adresses électroniques : Floriane.daguise@univ-rouen.fr et Florence.fix@univ-rouen.fr
Une réponse sera donnée dans un délai de deux semaines. Après acceptation par le comité de lecture, les articles (30 000 signes, notes et espaces compris) seront attendus pour le 1er septembre 2023.
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[i] Évangile selon saint Matthieu (VI, 6), selon la traduction de Lemaître de Sacy, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2008, p. 1273. Sur le caractère divin auquel aucun secret ne résiste, voir le propos de Raphaël Picon, « Dieu et le secret », en particulier la première partie « Dieu, ou l’œil qui voit tout », in Jacques Guin (dir.), Le Secret, Paris, Van Dieren, 2007, p. 9-12.
[ii] Voir Georges Balandier, Le Détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985.
[iii] Le parallèle est éclairant : Jeremy Bentham, fondateur du panoptique à la fin du xviiie siècle dont le modèle de surveillance détermine la réflexion foucaldienne, se serait lui-même inspiré de salles de spectacles, en particulier la salle du théâtre de Besançon, que l’architecte Ledoux fait figurer allégoriquement dans la pupille d’un œil. Sur ces liens entre regard spectatorial et regard politique, voir Anthony Vidler, L’Espace des Lumières. Architecture et philosophie de Ledoux à Fourier, Paris, Picard, « Villes et sociétés », 1995, p. 172-175 en particulier.
[iv] Georges Balandier, Le Pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006, p. 40.
[v] Voir Dictionnaire des journaux (1600-1789), J.-P. Kunnert, J. Sgard (dir.), édition électronique, notice 0214. Après 1773, il devient le Journal historique et littéraire.
[vi] Pensées, éd. L. Desgraves, Paris, Robert Laffont, 1991, fragment 791, p. 349. Carole Dornier en examine les sources et les enjeux dans l’article « Secret, espionnage et politique des Modernes chez Montesquieu », in Françoise Gevrey, Alexis Lévrier et Bernard Teyssandier (dir.), Éthique, poétique et esthétique du secret de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine, Louvain, Peeters, 2015.