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"Les sept âges de Peter Brook", par Dominique Goy-Blanquet (en-attendant-nadeau.fr)

Publié le par Marc Escola

Les sept âges de Peter Brook, par Dominique Goy-Blanquet

en ligne sur en-attendant-nadeau.fr, le 8 juillet 2022

Simple comme l’art, Peter Brook, né le 21 mars 1925, est parti à pas de loup le 2 juillet 2022 après avoir transformé durablement la scène théâtrale en Angleterre puis en France. Ceux qui n’avaient pu faire le voyage jusqu’à Londres en 1964 pour assister à son révolutionnaire Marat-Sade ont dû attendre la version filmée pour voir Charlotte Corday fouetter Marat de sa longue chevelure, et découvrir alors une façon toute neuve de traiter le vrai au théâtre, y compris la vérité historique. Sans ors ni velours, les aliénés de Charenton tendaient le miroir à la folie furieuse des hommes politiques.

À l’époque, Brook vient de lancer une « saison de la cruauté », qui entend explorer les principes dramaturgiques d’Antonin Artaud et son programme de mise en transe. Mais il ne déclare pas la guerre aux poètes morts : ce qu’il veut détruire, c’est le « deadly theatre », mortel car conventionnel, et destiné à un public de bourgeois somnolents trop bien nourris. Le spectacle suivant, US, en pleine guerre du Vietnam, désigne à la fois les États-Unis et leurs complices passifs, nous autres. Le papillon qu’on fait brûler sur scène est-il un vrai vivant, un faux ? La question occupe alors une bonne part des articles de presse.

Le tournant a commencé par un King Lear nourri de Beckett et de Jan Kott, une farce amère où s’étalait l’absurdité de la condition humaine. À l’instar de son personnage, magistralement interprété par Paul Scofield, Brook renverse les tables : avec son escouade de chevaliers, le vieux roi tyrannique saccage l’univers rangé de ses filles et fournit un mobile inédit à leur ressentiment. Non content de prendre le contrepied de l’interprétation courante, Brook se débarrasse de l’encombrant dispositif de rigueur, supprime la rampe et le quatrième mur, rompant avec le théâtre illusionniste. À l’issue d’un cycle de conférences dans des universités anglaises, il publie The Empty Space, qui ne rencontre alors qu’un succès mitigé mais qu’on enseigne aujourd’hui comme le texte séminal du théâtre moderne. Lear deviendra un film, le plus sombre de son œuvre cinématographique, qu’il part tourner en noir et blanc au nord du Jutland.

En juin 1967, Brook est à Caen pour trois jours de débat intense, un colloque sur le thème « Le théâtre et après » organisé par Antoine Vitez autour d’un festival du Living Theatre : les metteurs en scène, universitaires et critiques présents s’étripent à coups d’Artaud, Craig, Brecht, Grotowski, Meyerhold, Gurdjieff, Freud ; ils s’entendent au moins sur un point : il faut faire éclater le cadre de la salle. L’année suivante, Jean-Louis Barrault invite Brook à un atelier international d’échange culturel. « La France s’ennuie », diagnostique Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde du 15 mars 1968, mais « les Français ont souvent montré qu’ils aimaient le changement pour le changement, quoi qu’il puisse leur en coûter ». Nanterre va s’en charger dans les jours qui suivent. Côté anglais, ça commence déjà à bouger. Saved, la pièce d’Edward Bond où deux adolescents désœuvrés lapident un bébé dans un parc londonien, provoque un scandale qui aboutit à l’abolition de la censure. […] 

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