Charlot
Le grand déserteur
Chaplin est devenu le plus grand comique du monde
parce qu’il a incorporé la plus profonde cruauté des contemporains.
W. Benjamin
Dégringolades, émigrations, gestes inattendus, situations ordinaires bouleversées par des événements soudains, échappatoires inépuisables et imprévisibles, dominées par le hasard et le désir, par une révolte qui se rejette elle-même parce qu’au fond elle ne sait rien d’elle-même : Charlot, un vagabond (The Tramp). Charlot n’habite pas un autre monde, mais il titube, bégaie, tombe, court dans le monde qu’il refuse, sans aucune conscience particulière de ce qu’il fait. La désertion de Charlot est une désertion profonde, de l’inconscient, qui ne pouvait probablement voir le jour qu’au cinéma, comme le révèle déjà le premier, fabuleux film documentaire où le vagabond apparaît et où le cinéma devient pure improvisation : Kid Auto Races at Venice, Cal., de 1914. Pourtant, avec Charlot, on n’oublie pas le caractère matériel de l’existence, ce que signifie être pauvre (voir, par exemple, The Kid, de 1921), ne rien avoir tout en restant, allez savoir comment, libre. Sous le joug de la misère s’offre, de manière inattendue, la chance du plus grand amour, de l’amitié, et même du bonheur, même si l’on sait que ce n’est qu’un instant, une grâce dépourvue de toute solidité ou durée. Dans son errance Charlot ne met en scène que l’errance, rien de plus : la pure fragmentation des accidents de la vie de tout un chacun.
Charlot naît devant la caméra puis disparaît, plus de vingt ans plus tard, en refusant de prendre la parole – de nier sa propre différence abyssale. Charlot prend congé du cinéma, avec Les Temps modernes, en faisant entendre sa voix qui cependant ne dit absolument rien ; il ne communique pas, ne parle pas, ne transmet pas de sens, mais émet des sons clandestins, presque barbares, comme un nourrisson. Prendre la parole, pour Charlot, s’avère être en réalité un geste extrême de diversion. Nous assistons, en effet, à l’événement d’une (non) langue qui précède et excède toute langue en déterminant un seuil de tension extrême entre le muet et le sonore. Au fond, Charlot pense par images et donc ne parle pas ; il ne se laisse pas piéger, ni reconnaître. Chaplin est extrêmement lucide : Charlot vit dans le geste, pas dans la parole, il survit à cette dernière mais ne peut l’incarner, au risque de perdre sa capacité de violer, comme s’il était là par hasard, toute valeur. Charlot conçoit la parodie la plus radicale du monde de la sécurité parce qu’il évite tout jugement moral et toute revendication ; il n’assume aucune position de pouvoir, de supériorité, mais profane tout simplement, dans un rire délirant et joyeux, les structures de tout ordre. Charlot désacralise toute valeur : la famille, les voitures, les mères, la liberté, la patrie, l’autorité, l’industrie du cinéma. Il met à nu la fantasmagorie de la marchandise et lui donne le poids qu’elle a réellement : une chose. Qui est-il ? Un sans-abri qui porte les vêtements difformes d’un grand seigneur : un aristocrate-plébéien. Il incarne en somme un antagonisme féroce par le simple fait d’exister à l’écran, par le simple fait d’être sous les feux de la rampe.
En déclenchant un rire révolutionnaire, universel, Charlot démantèle les hiérarchies, les règles, les rôles, tout en mettant toujours en échec l’action de la Loi. Qui est Charlot ? Personne ne le sait. Il ne dit pas Je. Il est peut-être le sans nom de tous les noms, le pur anonymat de ceux qui sont jetés en première ligne, ceux qui doivent partir et font naufrage, ceux qui n’ont rien mais savent rire, sans faire preuve d’aucune subalternité au pouvoir. Ceux qui, littéralement, ne reconnaissent pas le pouvoir.
Sa danse, les yeux bandés, au bord du gouffre, dans le grand magasin des Temps modernes, ne laisse guère de doute : Charlot évolue dans la catastrophe, au seuil de la fin du monde. Une catastrophe que personne ne voit et dont se sauvent seuls ceux qui, comme lui, savent s’en éloigner en virevoltant, en résistant à la mort. Notre survie, en d’autres termes, n’est pas livrée de manière illuministe à ce que nous voyons, mais plutôt à ce que nous voyons lorsque nous ne voyons plus rien (Charlot ne voit plus, dans ce cas précis, les marchandises du magasin). Au fond, à la manière de Benjamin, Charlot reconnaît dans la catastrophe une chance politique absolue d’imaginer une autre forme de vie.
Le vagabond est le plus marginal des marginaux, le plus exclu parmi les exclus ; il ne partage même pas avec ces derniers la condition du chômeur, qui s’inscrit toujours dans les coordonnées de la division sociale du travail. Mais c’est là que le cinéma entre en jeu, en montrant comment ce que l’histoire exclut et rejette n’est pas pour autant effacé une fois pour toutes de l’histoire. Le cinéma muet de Chaplin est subversif parce qu’il laisse survivre et voir une différence radicale (c’est-à-dire Charlot) en employant un langage muet, qui ne peut devenir le vecteur d’aucune langue ou information.
Charlot déserte la désertion ; il déserte la révolution ; il ne fait communauté même pas avec les misérables comme lui ; il vit dans la pure contingence du hasard. Il n’a aucune conscience de sa propre marginalité et n’est donc jamais victime des situations mais, au contraire, les gouverne de manière imprévisible sans même le savoir, sentant immanquablement comment sauver sa peau. Il est pourtant appelé à une œuvre pharaonique : une désertion populaire, de masse, un peu comme dans La Grève (1924), premier long métrage de S. M. Eisenstein qui, non sans raison, et bien qu’à distance, nourrit une admiration sans borne pour Chaplin, au point de lui consacrer un texte, Charlie “The Kid”, qui aurait dû intégrer son dernier ouvrage théorique, Méthode. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois à Hollywood, au cours d’un voyage d’Eisenstein aux États-Unis, et ils se reconnaissent : critiques envers un univers que le cinéma devrait transformer par ses propres moyens. Le montage est, pour Eisenstein, l’instrument de ce changement radical qui n’est autre que le nouvel ordre que le cinéma peut donner aux choses. Chez Chaplin, c’est le geste ironique qui permet, par des moyens différents, la même subversion. Tous deux le savent, et le font dire à leur cinéma.
Charlot incarne le rêve anarchique de Chaplin : une œuvre d’art cyclopéenne en mesure de montrer la puissance de la nullité, un anticlassicisme débordant orchestré au nom d’aucune classe, mais pour un monde à venir. Pour un monde à venir où le drapeau rouge, comme dans Les Temps modernes, tombe par terre, et n’importe qui, un homme qui ne le reconnaît même pas, sans aucune intention particulière, peut le ramasser et déclencher l’impossible. Charlot est alors le grand déserteur, figure de la plèbe du monde. La pauvreté comme condition matérielle, mais en même temps comme condition choisie, est le renoncement – la désertion – à tout désir, imposé ou induit, de richesse.
Charlot remet en question toute hendiadys. Dans Les Temps modernes, par exemple, il ne veut pas quitter sa cellule parce qu’au fond l’ensemble de la société définie par la production capitaliste constitue une immense prison sociale, du moins pour ceux qui, comme lui, n’ont rien. En ce sens, Charlot ne résiste pas, tout simplement parce qu’il n’est contre aucun pouvoir. Plus encore : par rapport au pouvoir, il est toujours ailleurs. Dans cette perspective, on pourrait dire que Charlot incarne l’éternel enfant : on peut lire l’enfance dans le cinéma de Chaplin comme une figure de la désertion et donc comme une force en fuite de l’histoire.
Certes, la figure de Charlot ne représente rien, et ne se laisse lire comme le masque d’aucune revendication, poétique, philosophique, morale ou politique. Le personnage interprété par Chaplin est plutôt l’image, toujours fragmentée, dans laquelle, de photogramme en photogramme, le mouvement de l’errance se fait présent. Dans Les Temps modernes, Charlot sera arrêté d’innombrables fois. Pourtant, le mouvement dont il constitue l’image intermittente le conduit toujours à faire un pas de plus, à réaliser un énième départ, une énième fuite vers on ne sait où. De cette manière, l’acteur-réalisateur met en scène un geste de soustraction qui se produit toujours au dernier moment, dans cet « instant du danger » qui est le seul, selon les thèses de Benjamin dans Sur le concept d’histoire, où advient vraiment une « connaissance historique ». Nous aurions ainsi affaire à un mouvement – celui des images de Charlot montées dans le film – qui, de façon ambiguë, se nie sériellement lui-même : à chacun de ses pas, il est catapulté dans un espace limbique, où, pour un instant, le mouvement s’arrête, risquant de compromettre toute (pré)détermination de sa propre destination.
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La revue K. émet l’hypothèse que le vagabond inventé par Chaplin, protagoniste du cinéma muet entre 1914 et 1936, est une formidable matérialisation d’une figure conceptuelle liée à la désertion. On peut considérer sous cet angle plusieurs points sur lesquels les contributions devraient se concentrer :
- Charlot et la guerre. Shoulder Arms (Charlot soldat, 1918) : la désertion est avant tout une affaire de guerre. Mais dans le film sur la Première Guerre mondiale, justement, la position de Charlot présente plusieurs ambiguïtés ; s’agit-il d’une dénonciation de la guerre en tant que telle, de sa folie, ou bien de l’occasion où le vagabond tolère la logique de l’État ?
- Charlot et les arts. Musique et danse : c’est le corps dansant, presque musical, de Charlot qui crée son langage universel et devient la principale force poétique et comique de son art. C’est aussi sa force politique, car c’est au rythme de ses danses que Charlot s’évade du monde.
- Littératures : Charlot incarne la figure d’un héros de la vie interstitielle. À l’image de ceux qui, après l’échec de l’idéologie positiviste du XIXe siècle et le terrible fracas de la Grande Guerre, « demandent à vivre non pas au-dessus, ni dans, mais en dessous de l’histoire » (Mazzacurati). Dans cette perspective, il serait intéressant d’étudier l’amitié possible entre la silhouette de Charlot et quelques célèbres anti-héros de la littérature européenne : Monsieur Teste, Zeno Cosini, Mattia Pascal, Karl Rossmann, Leopold Bloom, Godot, etc.
- La langue de Charlot : pourquoi le vagabond refuse-t-il la parole ? Notre hypothèse est que la désertion est le résultat d’un geste, plus que d’un discours. En ce sens, tout le cinéma – et pas seulement le cinéma muet – qui reconnaît la centralité de l’image plus que des mots (du visible, plus que du dicible, comme le dit Rancière) est un espace dans lequel retrouver la possibilité de la désertion, du déraillement.
- Comique et/ou humour. Chez Bergson, comme chez Plessner, le comique, et le rire qu’il provoque, sont le résultat de l’interruption soudaine de la prétendue naturalité des mouvements du corps humain : une désertion de l’humain au profit de ce qui est machinique, ou animal. Le comique déclenche le rire, mais chez Chaplin il entend susciter aussi la réflexion. Ne s’agit-il donc que de comicité ou bien y a-t-il aussi en jeu une forme particulière d’humour ? Qu’est-ce qui rapproche et qu’est-ce qui différentie Charlot d’autres grands exemples de l’histoire du cinéma, de Buster Keaton à Jacques Tati, des frères Marx à Peter Sellers, sans oublier Totò et la grande tradition de la comédie italienne ?
- En 1927, lorsque le cinéma mondial passe du muet aux films parlants, Chaplin tente d’organiser une forme de résistance en s’appuyant de plus en plus sur l’éloquence musicale de ses films. Il veut, de cette manière, défendre son vagabond muet. Comment se transforme Charlot quand, par la suite, la parole et les images elles-mêmes, devenues stentoriennes et omniprésentes, se répandent dans le monde entier ? Les Feux de la rampe (Limelight, 1952) représente un film extraordinaire sur la fin d’un monde, mais peut-être aussi, comme le dirait Benjamin, sur sa possible « survivance ».
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Envoi des propositions avant le 9 octobre 2022 (max. 2.500 caractères)
À l’adresse : krevuecontact@gmail.com
Si la proposition est acceptée, la contribution devra être remise avant le 16 avril 2023.