Questions de société
1848, le tournant technocratique de l’Europe ? Une conversation avec Christopher Clark et Jonathan Sperber (legrandcontinent.eu)

1848, le tournant technocratique de l’Europe ? Une conversation avec Christopher Clark et Jonathan Sperber (legrandcontinent.eu)

Publié le par Université de Lausanne

« Les États-nations ont trouvé le moyen de raconter l'histoire de 1848 comme si elle ne s'était passée que dans un seul pays. » 

Les deux grands historiens Jonathan Sperber et Christopher M. Clark brossent une perspective continentale de 1848 et montrent comment la dimension technocratique de l'Union européenne actuelle est, aussi, un héritage de ce moment.

Un entretien réalisé par le Groupe d'études géopolitiques de l'École normale supérieure pour le site legrandcontinent.eu.

Pourriez-vous nous présenter brièvement la chronologie des révolutions de 1848 et peut-être certaines des causes qui les ont motivées1 ?

JONATHAN SPERBER

Commençons par les deux causes principales. La première fut la crise économique qui a émergé à partir de 1845. Ce que nous voyons d’abord, c’est le mildiou de la pomme de terre qui a détruit une grande partie de la récolte de pommes de terre en Europe au cours d’une série de mauvaises récoltes, produisant des prix alimentaires plus élevés, ce qui signifie que les gens dépensant tout leur argent pour la nourriture n’avaient rien à dépenser pour les produits industriels, les biens et services produits par les artisans. Cela a entraîné une récession assez grave entre 1845 et 1847. Une bonne dose d’incertitude économique a donc été l’un des ferments de 1848.

L’autre phénomène qui se déroulait en parallèle est ce que nous pourrions appeler l’offensive du parti du mouvement. Les contemporains parlaient du parti du mouvement et du parti de l’ordre. Le parti du mouvement était constitué de ceux qui voulaient changer les choses de manière modérée, ou radicale, qui contestait le suffrage censitaire ou les gouvernements autoritaires et beaucoup d’autres maux politiques en Europe.

À l’époque, les deux partis ont brièvement fusionné lors de la célèbre guerre civile suisse de 1847, lorsque les cantons conservateurs et catholiques de Suisse ont tenté de faire sécession de la Confédération helvétique. Ils ont été vaincus par les cantons majoritairement protestants et plus à gauche.

La guerre civile suisse est intéressante, en grande partie en raison de l’incapacité des grandes puissances européennes à la réprimer, comme elles avaient réprimé les révolutions de 1820 et 1830, ce qui laissait fortement penser qu’une révolution allait éclater prochainement – ce qui s’est effectivement vérifié.

Au cours des quatre premiers mois de 1848, on assiste à une vague d’événements révolutionnaires qui partent de la Sicile, la partie sud du continent européen, à Paris, avec la proclamation de la République en février 1848, jusqu’aux soulèvements dans les deux grandes capitales des deux grands États d’Europe centrale, Berlin et Vienne, en mars. D’autres soulèvements ont lieu au même moment, à Milan et à Venise, dans le nord de l’Italie autrichienne, se concluant en avril par des soulèvements dans les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie, l’actuelle Roumanie.

Ces soulèvements et combats de barricades dans les capitales se sont poursuivis par une vague de mutations plus pacifiques, les gouvernements concédant à des manifestations de masse sans faire couler le sang, comme à Munich ou à Copenhague. […]

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