Questions de société

"Les leçons de l’histoire n’existent pas". Entretien avec Sarah Gensburger, par Jules Naudet & Pauline Peretz (laviedesidees.fr)

Publié le par Marc Escola

"Les leçons de l’histoire n’existent pas".

Entretien avec Sarah Gensburger, par Jules Naudet & Pauline Peretz,

mis en ligne le 6 mai 2022 sur laviedesidees.fr

La mémoire n’est pas qu’un phénomène cognitif, linguistique et social. Elle est aussi une catégorie d’action publique qui fait l’objet de vives controverses politiques. Il est donc impératif de se demander à quoi et à qui servent les différentes commémorations du passé.

La vie des idées : Comment les chercheuses et les chercheurs en sciences humaines et sociales parviennent-ils à objectiver un fait social aussi évanescent et difficile à saisir que la mémoire ? Ont-ils réussi à identifier les mécanismes sociaux par lesquels se construit une mémoire collective ?

Sarah Gensburger : Pour traiter de la mémoire en sciences humaines et sociales, les questions méthodologiques sont effectivement fondamentales. Dans le débat public, en revanche, ces enjeux de méthode sont absents, ce qui conduit à un appauvrissement des échanges et une forme de tautologie entre mémoire et politique. Pourtant, l’omniprésence des discours sur le passé dans le champ politique aujourd’hui devrait, au contraire et d’autant plus, conduire celles et ceux qui prétendent en être les experts à expliciter ce qu’ils et elles entendent par mémoire et à clarifier les manières dont ils entendent la saisir comme objet d’investigation scientifique.

Les sciences humaines et sociales sont en réalité très diverses quant à leur manière de travailler sur ces questions. L’histoire contemporaine qui prend explicitement la mémoire pour objet propose sans doute, en France tout au moins, l’approche dominante. Pour rendre visible la mémoire et donc l’étudier, elle prend pour objet ce qu’elle appelle les « vecteurs des mémoires », ces choses qui stabilisent et donnent à voir tel récit ou telle vision du passé : les monuments, les commémorations, les médias ou encore les manuels scolaires, pour donner quelques exemples. Cette manière de saisir la mémoire et de l’étudier a donné lieu à de nombreux travaux, l’ouvrage collectif Les Lieux de mémoire, dirigé par Pierre Nora en est peut-être l’exemple le plus connu. Cette manière de cerner la mémoire a aussi été débattue dès le début des années 1980 : ces vecteurs de mémoire cristallisent-ils un souvenir dominant déjà présent dans la société de manière diffuse ou, à l’inverse, ont-ils pour vocation de produire une mémoire partagée par le plus grand nombre ce qu’elle n’est pas, a priori, avant l’institutionnalisation de tel ou tel monument, mémorial ou encore journée commémorative ? Quelle que soit la manière de trancher cette question, cette approche définit davantage la mémoire collective comme un contenu : c’est ce qui est raconté qui est au cœur de l’analyse. Ces études historiennes de la mémoire sont donc toujours en même temps une réflexion des historiens sur eux-mêmes et sur l’évolution des manières de dire et faire l’histoire dans la société contemporaine.

La sociologie de la mémoire, mais aussi d’autres disciplines comme l’anthropologie, ont une approche très différente. Lorsqu’elles s’intéressent à la mémoire, elles ne s’intéressent pas tant, au du moins par en premier, au récit du passé proposé qui aurait une portée collective qu’à la diversité des acteurs sociaux et politiques qui font vivre ce récit, sans présupposer que celui-ci soit partagé ou pas. Dans cette perspective, on se souviendra, c’est-à-dire qu’on évoquera par le langage, différemment les mêmes événements suivant où on se trouve, la manière dont notre place évolue au croisement de groupes d’appartenance, mais aussi dont la structure de la société elle-même se transforme. […]

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Sarah Gensburger est politiste et sociologue de la mémoire. Elle directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié Les Justes de France. Politiques publiques de la mémoire (Presses de Sciences Po, 2010) et Mémoire vive. Chronique d’un quartier (Bataclan, 2015-2016), (Anamosa, 2017) ou co-écrits, A quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, avec Sandrine Lefranc et Visites scolaires, histoire et citoyenneté. Les expositions du centenaire de la Première Guerre mondiale, La Documentation française, coll. Musées-Mondes, 2016, avec Sylvain Antichan et al. Elle a également co-dirigé Les Mémoriaux du 13 Novembre, avec Gérôme Truc (dir.), Paris, Éditions de l’EHESS, 2020 et Les terrains de la mémoire. Approches croisées à l’échelle locale, Presses de l’Université Paris Nanterre, 2018, avec Michèle Baussant, Marina Chauliac et Nancy Venel (dir.). La plupart de ses ouvrages sont disponibles également en anglais.

En 2021, elle a été élue présidente de la Memory Studies Association. Son prochain ouvrage, co-dirigé avec Jenny Wüstenberg, De-Commemoration. Making Sense of Contemporary Calls for Tearing Down Statues and Renaming Places, sortira chez Berghahn Books (NY) en 2022 et dans une version française chez Fayard en 2023.

Sarah Gensburger est également spécialiste de l’histoire de la Shoah à Paris. En tant qu’historienne sur ces questions, elle a, notamment, publié Images d’un pillage. Album de la Spoliation des Juifs (Paris, 1940-1944), Textuel, 2010 et a récemment co-dirigé, avec Isabelle Backouche et Eric Le Bourhis, « Persécution des Juifs et Espace urbain. 1940-1946 », numéro spécial d’Histoire Urbaine, 2022-1.