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Transferts culturels des « génies » et circulations artistiques à travers l’Europe

Transferts culturels des « génies » et circulations artistiques à travers l’Europe

Publié le par Perrine Coudurier (Source : mathilde mougin et madeleine savart)

 Pour sa dernière manifestation scientifique, le laboratoire-junior FIGÉE 17-18 organise une journée d’étude en présentiel, le 8 juin 2022, à l’ENS de Lyon. Cette rencontre, qui sera l’occasion d’explorer les axes 3 et 4 du projet de recherche initial, est aussi vouée au bilan des travaux du laboratoire-junior. Elle offrira également l’occasion de partager un moment convivial longtemps différé en raison de la crise sanitaire.

 Les deux premières journées d’étude du laboratoire-junior ont permis d’évaluer l’étendue de la notion de « génie » en faisant émerger différents sens (selon les types de corpus où elle apparaissait) et différents usages (selon le genre de la personne ainsi désignée). Il s’agit désormais d’envisager comment cette notion a pu circuler, se transformer ou se spécialiser au sein de l’espace géographique européen et mondial et dans différentes pratiques artistiques – musique, théâtre, opéra ou architecture – tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles.

 Les conflits religieux dévastateurs qui divisent l’Europe au xvie siècle ainsi que l’extension de l’œkoumène consécutif des grandes découvertes s’accompagnent d'une intense réflexion philosophique, à la fois politique et théologique, sur la nature humaine et sur l'universalité de la notion de « génie ». En circulant à travers l'Europe et, avec la colonisation, à travers le monde, celle-ci est ponctuellement associée à un espace géographique ou à un peuple. Ces usages spécifiques invitent à étudier les variations sémantiques et/ou figuratives de cette notion selon l'orientation nationaliste des discours ou des représentations cherchant à figurer tel ou tel génie national. Il s’agit d’interroger la résistance d’une « universalité » du génie face à la démultiplication des stratégies distinctives. L’utilisation de la notion ne se limitant pas aux discours savants et théoriques, il convient également d’envisager comment art et fiction littéraire actualisent, représentent ou problématisent les stéréotypes liés aux différentes acceptions du « génie ».


1. la notion de « génie » est mobilisée dans les discours des empires, monarchies et principautés européennes, chacune de ces entités cherchant à se singulariser au sein de l'ensemble géopolitique. Les parentés entre peuples ne correspondent pas toujours aux filiations de la génialité, comme le souligne en 1684 un rédacteur du Mercure Galant : « les Gaulois n’ont rien laissé par écrit, & leur langage & leur génie estoit bien diférent de celuy des Francs, qui ont depuis habité les Gaules1 ».

- Au-delà de la disparité des caractères géniaux attribués à tel ou tel peuple, il est aussi manifeste que la notion connaît des acceptions différentes d’une langue à l’autre. Ainsi, le « génie » de la langue française, que le grammairien Louis du Truc considère « si naturel qu['on] en juge[...] à la premiere veue2 », et étudié par Gilles Siouffi3, diffère de celui mobilisé au cœur de la questionne della lingua italienne, renvoyant moins aux qualités de clarté et de justesse qu'à celles de la langue de la triade formée par Boccace, Dante et Pétrarque défendue par l'Académie della Crusca4.

 - De la même manière, le « génie » militaire admiré diffère d'un pays à l'autre, d’une acception individuelle comme en Espagne ou en Suède à un ensemble théorique de techniques d'attaques et de défense en France, incarné par la fondation de l'école du Génie de Mézières en 1748.


L'on peut dès lors s'interroger sur la similarité du « génie » convoqué par ces différents discours à orientation nationaliste.


2. La notion de « génie » apparaît également dans des discours sur autrui : alors qu'à partir du xvie siècle se multiplient les voyages de différentes natures – diplomatiques, commerciaux, coloniaux, missionnaires, d'agrément – les acteurs de ces expéditions utilisent ce substantif dans des relations viatiques en lui donnant une portée collective. Dépassant l’acception individuelle enregistrée dans le dictionnaire de Nicot5, la notion s’étend, renvoyant alors au caractère propre d'une nation. Ce sens est enregistré pour la première fois dans le Dictionnaire Universel Augmenté de Furetière en 17276. Ainsi, Charles Patin s'intéresse, dans les Relations historiques et curieuses de voyages, en Allemagne, Angleterre, Hollande, Bohême, Suisse, etc., au « génie de ces peuples7 », François Bernier s’attache à rendre compte du « génie des Mogols et des Indiens8 », et Robert Challe détaille le « génie des nations orientales9 ». Ces commentaires de voyageurs se font écho et sont nourris par les réflexions philosophiques sur les spécificités de chaque nation : Montesquieu, dans l'Esprit des Lois10, s'interroge sur les effets du climat et de la localisation géographique sur les mœurs et les lois d'un peuple donné ; ces réflexions sont poursuivies par Johann Gottfried von Herder, autour de la notion de Volksgeist (génie national), dans Une autre philosophie de l'histoire11. Cet élargissement de l'extensité de la notion est en lien avec l'institutionnalisation, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, d'une idéologie raciste stipulant une hiérarchie entre les peuples.

- En outre, bien que l’acception de la notion au sens de divinité semble n'être utilisée en Europe qu'à propos de l'Antiquité, elle reste vivace sous la plume des religieux œuvrant en Amérique qui tentent de comprendre les spiritualités autochtones qu'ils veulent évangéliser : si le récollet Gabriel Sagard dénonce « la communication qu'ils ont avec des démons12 », le jésuite Paul Lejeune rapporte la croyance en « certains Génies du jour ou Genies de l'air, [qu'ils] nomment Khichikouai13 ». Tout en refusant un caractère divin à ces entités immatérielles, les missionnaires s'accordent sur l'aptitude des peuples indigènes à la vie spirituelle – condition nécessaire pour ensuite les évangéliser. La présence de la notion introduit des rapprochements avec des réalités historiques éloignées, qui fonctionnent comme un relais entre la France et le « Nouveau-Monde ».


3. Enfin se pose la question de la figuration artistique du « génie » ou plus largement des traits considérés comme géniaux. L’on appelle couramment « génie » des « figures d’enfans avec des aîles & des attributs, qui servent dans les ornemens à représenter les vertus & les passions14 » mais d’un bas-relief ou d’une toile à l’autre, leurs attributs diffèrent, suggérant des symboliques plurielles. Plus généralement, les représentations tant figuratives que musicales ou scéniques d’individus géniaux permettent de voir les rapports que la musique, le théâtre, le récit ou encore la peinture entretiennent avec cette notion. L’on pourra aussi s’intéresser à la représentation picturale de la figure singulière de l’artiste et notamment aux autoportraits réalisés durant cette période car cette pratique, comme celle de la signature, n’est pas sans lien avec « l’émergence de l’idée de "génie" et l’apparition d’une nouvelle configuration intellectuelle, celle des Beaux-arts15 ». Quant aux « génies » artistiques des peintres italiens ou hollandais, ils semblent même s’opposer selon qu’ils reposent sur un jeu d’emprunts de références et de symboles variés dans des compositions parfois exubérantes, ou sur des scènes plus prosaïques, plus simples, représentées dans une palette de couleurs souvent sombres16. L'on pourra également se pencher sur le rôle que les réécritures et les traductions – d’une langue à l’autre ou d’un médium artistique à l’autre – jouent dans la consolidation des stéréotypes sur la génialité de tel ou tel individu ou de telle ou telle pratique.


 La journée d’étude se déroulera à l’École Normale Supérieure de Lyon, le mercredi 8 juin 2022. Une restauration est prévue pour les participant.e.s, et une prise en charge des frais de transport ou d’hébergement leur sera proposée. Une participation à distance sera prévue pour les personnes ne pouvant se déplacer. Le comité scientifique de la journée d'étude vous invite à soumettre votre proposition de communication de 300 à 350 mots avant le 30 avril 2022 à l'adresse suivante : figee@ens-lyon.fr. Les réponses seront rapidement communiquées après la fin de l'appel.

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1 Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1684 (tome XXVIII), édition numérique, dir. Anne Piéjus, coéd. Nathalie Berton-Blivet, Paris, OBVIL, 2014-2019, https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/mercure-galant/MG-1684-12e
2 Du Truc, Louis, Le Génie de la langue françoyse, Préface datée du 30 août 1668 à Strasbourg, p. 4 r.-v.
3 Siouffi, Gilles, Le génie de la langue française : études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’âge classique, Paris, Honoré Champion éditeur, coll. « Bibliothèque de grammaire et de linguistique », no 33, 2010, 513 p.
4 Marr, Alexander, Raphaële Garrod, José Ramon Marcaida et Richard J. Oosterhoff, Logodaedalus, Word Histories of Ingenuity in Early Modern Europe, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2018, p.73.
 5 « Genie, m. penac. Genius. Est le naturel et inclination d’vn chacun. », Nicot, Jean, Thresor de la langue française tant ancienne que moderne, A PARIS, Chez DAVID DOUCEUR, Libraire juré, ruë sainct Jaques, à l'enseigne du Mercure arresté, 1606, p.313. 
6 Furetière, Antoine, Basnage de Beauval et Brutel de la Rivière, Dictionnaire universel, Contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les Termes des sciences & des Arts, tome 2, 1727.
7 Patin, Charles, Relations historiques et curieuses de voyages en Allemagne, Angleterre, Hollande, Bohême, Suisse etc., Chez Pierre Mortier, Amsterdam, 1695, p.267.
8 Bernier, François, Un Libertin dans l’Inde moghole, [1670-71]éd. Frédéric Tinguely, Paris, Chandeigne, « Magellane », 2008, p. 235.
9 Challe, Robert, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, [1721], éd. Frédéric Deloffere, Melâhat Menemencioglu, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 2002, tome 2, p. 41.
10 Montesquieu, Charles de Secondat, De l'Esprit des Lois, 1748, Livre XIV à XVIII.
11 Herder, Johann Gottfried et Rouché, Max, Une autre philosophie de l’histoire, pour contribuer à l’éducation de l’humanité: contribution à beaucoup de contributions du siècle, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, coll. « Collection bilingue des classiques étrangers », 1964, 369 p.
12 Gabriel Sagard, Le Grand Voyage aux pays des Hurons, [1632], éd. J. Warwick, Les Presses de l'Université de Montréal, Montréal, 1998, p.157.
13 Lejeune, Paul, Relations de ce qui s'est passé en la Nouvelle-France en l'année 1634, [1635], Thwaites, Reuben Gold, The Jesuit relations and allied documents : travels and explorations of the Jesuit missionaries in New France, 1610-1791, vol. 6, Cleveland, Burrows, 1896, p.162.
14 « Génie », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, [1757], vol. 7, p. 584, Édition Numérique Collaborative et Critique de l’Encyclopédie, en ligne, http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v7-913-0/
 15 Guichard, Charlotte. « La signature dans le tableau aux xviie et xviiie siècles : identité, réputation et marché de l'art », Sociétés & Représentations, vol. 25, no. 1, 2008, pp. 47-77.
16 Mignot, Claude, Rabreau, Daniel et Bajard, Sophie, Temps modernes, xve-xviiie siècles, [Nouv. éd.], Paris, Flammarion, coll. « Histoire de l’art Flammarion », 2011, 603 p.