« Évolutions et situations de la chanson au xixe siècle »
Appel à articles pour la revue Romantisme (2023)
« La chanson » est souvent présentée par commodité comme une entité stable et spécifique, qui se distinguerait de ce qui n’est pas elle avec la force de l’évidence. Cependant cette stabilité et cette autonomie sont des effets de discours, et la pluralité que recouvre le singulier est évidente.
Chanson populaire, chanson nationale, chanson républicaine, chanson sociale, chanson réaliste, chansonnette, chanson de café-concert, chanson comique troupier, chanson des rues, chanson de revue, romance, mélodie, hymne, chanson poétique, vaudeville… : toutes ces sous-catégories (dont certaines sont sans doute plutôt des catégories parallèles) font apparaître simultanément la mobilité et les évolutions de la chanson au xixe siècle et les relations entretenues par la chanson avec d’autres genres ou d’autres arts qui en constituent à la fois les limites et les extensions virtuelles.
Dans les discours critiques d’époque, le consensus touchant la profusion des chansons au xixe siècle se fonde souvent sur la seule prise en compte d’un critère formel très élémentaire – des paroles chantées ou destinées à l’être – et laisse de côté la variété des fonctions, des sources, des supports, des acteurs, des lieux, des genres qui affectent la pratique chansonnière. Pourtant, des chansons anciennes et anonymes recueillies par Nerval, par le comité Fortoul, par Weckerlin ou par divers enquêteurs dans les provinces de France, aux chansons composées pendant le siècle, les œuvres mises en jeu ressortissent à des traditions radicalement différentes. Cette hétérogénéité fondamentale est encore accrue par la diversité existant au sein des productions contemporaines elles-mêmes et que présuppose Nisard, en 1863, derrière les deux métaphores de la « muse pariétaire » et de la « muse foraine » :
[…] parce que la condition de ce genre de poésie est la même que celle de certaine plante qui croit dans les lieux humides et voisins des habitations, envahit les vieux murs et fleurit jusque sur les gravois, j’ai dû lui donner le nom de cette plante et l’appeler Muse pariétaire.
La Muse foraine est sa sœur jumelle, transplantée dans un autre terrain. Elle végète dans les cafés-concerts, les casinos, les cabarets, où le débitant l’offre comme appoint au consommateur ; elle rit sous l’archet joyeux du ménétrier dans les fêtes de village, ou pousse des cris rauques par la gorge avinée des chanteurs de rue.
De même, au début de son étude sur Les Refrains de la rue, de 1830 à 1870, Gourdon de Genouillac signale avec insistance la complexité de son objet :
Si la chanson des rues était considérée comme le thermomètre de l’esprit public, il serait juste de reconnaître que cet esprit-là subit des variations aussi brusques qu’inexplicables.
À de très rares exceptions près, le refrain à la mode, dont les oreilles parisiennes sont rebattues, n’est ni le résultat d’un fait politique, ni une satire ; encore moins un enseignement.
Il naît on ne sait comment et s’envole soit du théâtre, soit de l’atelier, soit de la rue. C’est, le plus souvent, un couplet banal qu’une heureuse phrase musicale met en évidence ; quelquefois c’est un vers burlesque qui prête au double sens ; enfin ce n’est la plupart du temps qu’un mot, une rime, que sais-je ! quelque chose d’indéfinissable, d’explosible comme la poudre, de prompte comme l’éclair et surtout de communicatif comme le mauvais air.
Ça gagne de proche en proche, et après avoir été fredonné par tout le monde, moulu par tous les orgues de Barbarie, tapoté sur tous les pianos, râclé sur tous les violons ; […] cet air, ce refrain, cette scie […] disparaît sans laisser aucune trace.
De « la chanson des rues » et du « refrain à la mode », Gourdon de Genouillac en arrive à ça, après avoir envisagé divers types de sources, de mutations, de formes et de modes de diffusion. La variété chansonnière excède en effet la question des thèmes et des motifs. Cela étant, contrairement à ce qu’affirme l’extrait qui précède à propos des refrains de la rue, cette existence protéiforme a laissé des traces. Elle peut être au moins partiellement reconstituée, analysée, interprétée. Les manifestations de la chanson au xixe siècle peuvent être étudiées à travers des productions spécifiques ayant une forme stable, mais aussi à travers les transformations et les continuités qui s’observent dans le passage d’un texte à un autre, d’un médium à un autre, d’un espace à un autre, d’une fonction à une autre.
Par ailleurs, la place de la chanson dans les représentations collectives est elle-même profondément ambivalente, puisque la catégorie chanson peut mettre en jeu le mineur comme le majeur, l’esthétique comme le politique, le conservatisme comme le progressisme, la sociabilité comme la sociologie, l’individuel comme le collectif, voire l’anthropologique : ces changements de statut ou de valeur peuvent coïncider avec des ruptures historiques (ou résulter de ces ruptures) ; ils peuvent aussi coexister les uns avec les autres et être actualisés en fonction des contextes.
Les multiples formes que prend la chanson et qui en font la richesse au xixe siècle sont donc encore à examiner. Cette exploration suppose moins un travail de définition, condamné à l’aporie, qu’une entreprise de cartographie et de mise en contexte, visant à redonner aux œuvres chansonnières la complexité de leur(s) fonctionnement(s) sémiotique(s) et de leur(s) situation(s) artistique(s). C’est la raison pour laquelle le présent numéro de Romantisme se propose de prendre en compte les évolutions que connaît la chanson dans le siècle, mais aussi la multiplicité de ses réalités en synchronie.
Il s’agirait d’insister sur le dynamisme du phénomène chansonnier tout au long du xixe siècle, notamment en faisant émerger des ruptures ou des moments charnières dans plusieurs domaines. Les approches limitées à un auteur ou à un objet singulier appartenant à une seule composante sémiotique (un texte, un air, une performance) doivent être écartées.
Les propositions d’article pourront par exemple s’inscrire dans un des champs suivants :
- d’un point de vue générique, on pourra s’intéresser aux différentes traditions chansonnières et aux frontières plus ou moins mouvantes et évolutives entre « la chanson » et les genres environnants (chansonnette, vaudeville, romance, mélodie, etc.), mais aussi à la manière dont la chanson peut être transmise par d’autres genres d’expression artistiques, comme le théâtre ou la poésie (la chanson étant utilisée comme patron poétique par de nombreux poètes du xixe siècle), voire médiatiques, comme le journal ou l’affiche publicitaire ;
- d’un point de vue thématique et/ou stylistique, on pourra s’interroger sur les éléments qui justifient, accompagnent, ou suivent un changement de désignation générique et au passage d’un éventuel sous-genre à un autre ; on pourra également étudier les constantes et variations d’un type de discours chansonnier dans ce qui le distingue d’autres types coexistants ; on pourra encore analyser les évolutions d’un ensemble de chansons devenant sources pour d’autres, etc.
d’un point de vue formel et musicologique, on pourra questionner les évolutions qui touchent le rapport texte/musique et les sources imprimées (textes, partitions) : développements éditoriaux, histoire des partitions, histoire des airs, autonomisation vis-à-vis des airs préexistants, remplacements de certains airs par d’autres, éventuels changements de paradigmes dans la provenance des airs, développement ou non des musiques originales, mention ou suppression des indications d’air dans les versions imprimées des textes, mutations possibles des chansons dans le temps, évolution du rapport à la mélodie (carrée ou non, par exemple), modification à travers la performance vocale et/ou gestuelle, etc.
- d’un point de vue historique et sociologique, on pourra prendre en compte le changement des sociabilités et la réinvention de modes de sociabilités antérieures, le statut des textes chansonniers dans les représentations communes, notamment politiques, et leur prise en compte par le pouvoir ; concernant la poétique des supports, on pourra interroger les modes de diffusion de la chanson, en étudiant les entreprises de collection et d’édition de la chanson folklorique et traditionnelle, ainsi que les processus de diffusion orale de la chanson des rues, que sa plasticité rend apte à prendre en charge l’actualité à partir d’airs préexistants ; à propos des mediums et des lieux, on pourra observer les changements de modes de consommation des productions chansonnières, les différents lieux où se déploie la chanson, du cercle intime aux diverses salles de spectacle en passant par la rue et les bals, ou l’espace rural, les liens entre goguette et guinguette, le statut du public, celui des auteurs, des compositeurs et des interprètes, la rémunération des différents acteurs, les évolutions historiques menant vers le spectacle et la professionnalisation, mais aussi la place prise par la chanson dans les mouvements politiques collectifs, etc.
Calendrier :
- propositions d’article à envoyer avant le 30 avril 2022 ;
- articles à rendre pour le 15 septembre 2022 ;
- parution du numéro en juin 2023.
Les propositions doivent être envoyées à Romain Benini (romainbenini@gmail.com) et Marine Wisniewski (marine.wisniewski@gmail.com),
Orientations bibliographiques :
BENINI, Romain, « La chanson, voix publique », Romantisme, n° 171, 2016, p. 40-52.
BUFFARD-MORET, Brigitte, La Chanson poétique au XIXe siècle : origine, statut et formes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2006.
CHEYRONNAUD, Jacques, Des airs et des coupes. La Clé du Caveau, bréviaire des chansonniers. Introduction à une histoire de la chanson en France au xixe siècle, Belaye, R. Viénet, 2007.
DARRIULAT, Philippe, La Muse du peuple. Chansons politiques et sociales en France (1815-1871), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2010.
DUTHEIL-PESSIN, Catherine, « Chanson sociale et chanson réaliste », Cités, n° 19, mars 2004, p. 2742.
DUTHEIL-PESSIN, Catherine, La Chanson réaliste : sociologie d’un genre, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2004.
HIRSCHI, Stéphane, PILLET, Élisabeth et VAILLANT, Alain (dir.), L'Art de la parole vive : paroles chantées et paroles dites à l'époque moderne, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2006.
Instructions pour un recueil général des poésies populaires de la France : 1852-1857, éditées et introduites par Jacques Cheyronnaud, Paris, Éditions du CTHS, 1997.
KLEIN, Jean-Claude, La Chanson à l'affiche : histoire de la chanson française du café- concert à nos jours, Paris, Du May, 1991.
LETERRIER, Sophie-Anne, « Musique populaire et musique savante au XIXe siècle. Du peuple au public », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 19, 1999, p. 89-103.
LETERRIER, Sophie-Anne, Béranger. Des chansons pour un peuple citoyen, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2013.
PILLET, Élisabeth et THÉRENTY, Marie-Ève (dir.), Presse, chanson et culture orale au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012.
PLANTÉ, Christine, « Une bergère déjà savante. Pour une anthropologie et une poétique historiques de la romance », Orages, n° 11, mars 2012, p. 99-128.
WISNIEWSKI, Marine, « Les voix sans grain de café-concert : paradoxe d’une réception critique », Romantisme, n° 192, 2021, p. 57-66.