Sémiotique et critique
Dossier dirigé par Fabien Richert, Simon Levesque & Emmanuelle Caccamo
Les premières théories modernes du signe, celles de Charles S. Peirce et de Ferdinand de Saussure, s’inscrivaient dans la mouvance positiviste et souhaitaient contribuer à l’étude des sciences et de la connaissance objective des signes en tant que composants du monde phénoménologique ou linguistique. Saussure a posé l’existence d’un système universel, la langue, dégagé de toute dimension pratique. Ce modèle s’avérera décisif au mitan du vingtième siècle, moment fort du structuralisme (lequel fera assez rapidement l’objet de vives critiques). Mais chez Peirce, déjà, se faisait jour l’idée de critique au sens logique, fondamentale à l’examen des signes dans leur fonctionnement effectif et pratique. La critique, que Peirce appelle aussi tout simplement logique, a pour rôle d’évaluer la validité des signes (au regard de leur forme et en accord avec les lois gouvernant leur assemblage) selon la médiation que ceux-ci performent et le savoir qu’ils produisent ou la conduite qu’ils informent[1]. Cette vision de la critique implique une première réflexivité sémiotique. Il faudra toutefois attendre l’entre-deux-guerres et la théorie critique de l’École de Francfort pour que l’activité intellectuelle et scientifique soit examinée de manière véritablement critique, c’est-à-dire au regard de l’idéologie entendue au sens marxiste de fausse conscience. Dans le sillage de Karl Marx, de Max Weber et de Georg Lukács, l’École de Francfort défend l’élaboration d’un outillage et d’une méthode dialectique capable de nourrir une théorie critique de l’industrie culturelle avec, pour concept-clé, la rationalité. Elle replace le processus de domination technoscientifique de la nature à l’intérieur d’un cadre qui permette de le réfléchir sociologiquement. Ce faisant, elle cherche à dépasser la théorie dite « traditionnelle », caractérisée notamment par un imaginaire de neutralité scientifique. Conformément au programme énoncé par Max Horkheimer[2], pour dépasser la théorie traditionnelle, la théorique critique doit tenir compte des conditions de sa genèse et de sa détermination par des intérêts sociaux dont l’influence est prépondérante dans la production de connaissances. Parce qu’elle méconnait les multiples facteurs qui concourent au développement de son appareillage conceptuel, la théorie traditionnelle manque de réflexivité. Elle se révèle ainsi idéologique malgré elle et contribue à normaliser et à reproduire la société existante. De ce point de vue, la construction du sens arrimée à la théorisation traditionnelle participe inévitablement du pouvoir ; mais cela implique-t-il que sa déconstruction s’inscrive automatiquement de façon oppositionnelle et qu’elle réponde à une exigence de transformation de la réalité?
En parallèle au projet critique de l’École de Francfort et dans un contexte plus spécifiquement français, Roland Barthes et Louis Althusser ont respectivement critiqué les lieux communs de l’idéologie bourgeoise et les appareils idéologiques d’État[3]. Autour d’eux et à leur suite, une série de chercheurs se sont mis à examiner les institutions du sens, leur fonctionnement, les dynamiques de pouvoir et l’aliénation qui en découlent, notamment Jacques Derrida, Julia Kristeva, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari ou Jean Baudrillard. À ceux que la « French Theory » – ce slogan issu de l’université étatsunienne – a fini par réunir, se sont éventuellement greffés, de façon plus ou moins cohérente, Judith Butler, Stuart Hall, Gayatri Chakravorty Spivak, Edward Said ou Donna Haraway. Ces chercheurs ont en commun d’avoir remis en cause des catégories sociologiques dépendantes des institutions du sens, des médiations de masse et des imaginaires formatés au moyen de la philosophie du langage, du marxisme de la psychanalyse ou de la sémiotique. Ainsi la sémiotique apparait-elle capable de contribuer à une critique du pouvoir[4], de la construction des discours[5], de la structuration des concepts et des systèmes de connaissances[6], de l’aliénation et de l’assujettissement[7], de l’oppression des signes, de la détermination des genres[8] et plus généralement de l’idéologie[9] en s’appuyant sur diverses approches qui lui sont compatibles (matérialiste[10], dialectique[11] ou féministe[12], par exemple).
Dans l’un de ses derniers ouvrages, Gary Genosko a proposé d’envisager la sémiotique comme critique à partir du moment où s’opère un recadrage des problématiques relatives à la construction du sens : il ne s’agit plus seulement de savoir comment la signification est produite à travers une analyse des systèmes de signes mis en jeu, de leurs articulations et des modalités de leur manipulation, mais plutôt pourquoi à tel état de choses est associé tel état de signes[13]. Le travail d’analyse sémiotique serait alors sous-tendu par une exigence de dévoilement pouvant se doubler d’une dénonciation. Cette exigence a été formulée par Jacques Rancière récemment ; pour lui, la théorisation se politise dès lors qu’elle révèle ou engage des rapports de sens entraînant une contestation de la frontière entre ce qui est considéré comme politique et ce qui ne l’est pas[14]. Une sémiotique spécifiquement critique implique-t-elle nécessairement une forme d’engagement ou de politisation de la recherche? Ou alors, comme le suggère Lane Kauffman et, après lui, Gianfranco Marrone, peut-elle être simplement assimilée à toute forme « motivée » de critique de la culture[15]? Encore faut-il savoir reconnaître cette motivation.
Ainsi, une définition minimale de la sémiotique critique (ou sémiocritique) pourrait être qu’elle a le devoir de prendre en compte de façon réflexive la position de l’observateur en tant qu’interprète des agencements sémiotiques sur lesquels porte son analyse, et ce, afin d’expliciter les fins de l’analyse et le rôle entrevu pour celle-ci dans la chaîne des discours où elle s’insère. Une sémiotique critique se définirait donc non seulement par l’objet sur lequel elle élabore son analyse (l’hégémonie ou les industries culturelles, les systèmes d’oppression, l’autoritarisme, l’occultisme, les discriminations larvées, l’aliénation technicienne, etc.), mais aussi par un projet socialement engagé visant avant tout l’émancipation humaine et la transformation de la société pour contrer les effets néfastes de l’économie capitaliste. À tout le moins faudrait-il refuser d’œuvrer au maintien du statu quo et à l’encontre d’une légitimation de l’ordre établi. Or, cette manière de définir la dimension critique possible de la sémiotique apparaîtra sans doute prohibitive à plusieurs, car il est clair que de nombreux·ses chercheurs·euses ne se reconnaissent pas dans ce programme ; la prétention au caractère apolitique de l’activité de la recherche ou le rabattement sur l’argument de scientificité de la méthode permettant la défense d’un idéal de neutralité.
Il est vrai que la sémiologie, en France en particulier, a flirté un temps (sinon encore) avec l’idéal positiviste, s’inscrivant ainsi en filiation avec le projet scientifique envisagé par Saussure. La politisation d’une part des études sémiotiques – non pas souhaitée, mais déjà réalisée – entache-t-elle l’aura de scientificité dont l’autre part voudrait se parer? En tout état de cause, il semble douteux, en premier lieu, de croire en la possibilité d’une théorisation de la société ou de toute analyse du social (aussi bien que du travail et de ses produits) qui soit exempte d’intérêts « et dont la valeur de vérité pourrait être jugée dans une attitude de réflexion prétendument neutre et non pas dans un effort de pensée et d’action en retour, intégré précisément dans une activité historique concrète[16] », comme le pense Horkheimer. Or, les études sémiotiques se rapportent-elles toutes à une analyse du social? Certes non, mais force est d’admettre qu’une bonne part des signes et des médiations qui l’intéressent sont de nature anthropique. Comment, dès lors, concilier la réfutation, par l’École de Francfort, de l’attitude scientifique désintéressée avec la prétention à l’objectivité dont use le discours scientifique et que vise la rationalité? L’engagement du chercheur, de la chercheuse est-il compatible avec la distanciation conceptuelle valorisée par la recherche[17]? Implication et objectivité génèrent-elles nécessairement une tension insoluble? Enfin, l’injonction à la critique devrait-elle forcer un dépassement des seules affaires humaines pour alimenter une éthique de la recherche qui se préoccupe de la place des sociétés humaines parmi les autres formes de vie sur cette planète, en vue d’atteindre un meilleur équilibre – ce qui, en définitive, revient à opposer à la forme capitaliste un refus d’ordre écologique[18]? En somme, l’attitude critique commanderait une éthique de la recherche, elle-même arrimée à une axiologie qu’il s’agit d’expliciter à chaque fois.
L’idée de ce numéro n’est pas tellement de définir ou de circonscrire les limites ou les possibilités d’une sémiotique critique que d’interroger les rapports de sens installés ou possibles entre, d’une part, la notion de critique, ses implications, et la théorie critique ou les « savoirs critiques[19] » et, d’autre part, les études sémiotiques, la réalité de leur pratique et la finalité de leur production signifiante. Ainsi, trois axes peuvent guider les chercheuses et chercheurs dans l’élaboration de leur contribution :
1. Études de cas, explorations : analyse de tout objet, phénomène ou événement vectorisant l’aliénation sociale ou, au contraire, s’inscrivant de façon proprement oppositionnelle. Interrogations sur la prise en charge possible du geste politique au prisme de la sémiotique, ou inversement : influence de la sémiotique sur le façonnage de gestes politiques concrets.
2. Conciliations théoriques : observations sur l’histoire des échanges et des croisements entre les études sémiotiques et la théorie critique (au sens large : marxismes, École de Francfort, voire Internationale situationniste, mais aussi pensées féministes, postcoloniales, technocritiques, écocritiques, etc.). En quoi l’outillage sémiotique peut-il faciliter l’analyse critique des formations de pouvoir, des idéologies, de la réification, de l’hégémonie culturelle, mais aussi des institutions du sens, de la valeur et des médiations qui les perpétuent? Mise à l’épreuve de modèles interprétatifs au regard de l’exigence critique.
3. Tensions de la recherche : quelle place la théorie critique tient-elle ou peut-elle tenir au sein des études sémiotiques aujourd’hui? Inversement, quelle place la sémiotique a-t-elle vis-à-vis de la théorie critique? Quelle analyse critique de la spécificité historique du contemporain peut être menée au moyen de la sémiotique? En quoi une telle analyse améliore-t-elle la compréhension de la société, voire l’agentivité en son sein? En distinguant critique au sens logique et critique au sens idéologique, que signifie adopter une posture critique de recherche en études sémiotiques et quelles conséquences cela entraîne-t-il? Quelle éthique pour la recherche peut être défendue, selon quelle axiologie, et comment cela se traduit-il dans les modèles interprétatifs et la production disciplinaire des études sémiotiques?
Ces trois axes ne sont pas limitatifs et toute combinatoire entre eux est aussi possible.
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· La publication est prévue pour la fin de l’année 2022.
Notes
[1] C. S. PEIRCE, The Collected Papers of Charles Sanders Peirce, C. Hartshorne & P. Weiss (dir.), vols 1‑6, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1931-1935 ; A. W. Burks (dir.), vols 7‑8, même éditeur, 1958, § 1.191.
[2] M. HORKHEIMER, « Théorie traditionnelle et théorique critique » (1937), Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. de l’allemand par C. Maillard & S. Muller, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 15‑92.
[3] R. BARTHES, Mythologies, Paris, Seuil, 1957 ; L. ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1970), Positions (1964-1975), Paris, Éd. Sociales, 1976, p. 67‑125.
[4] M. FOUCAULT, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
[5] J. DERRIDA, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
[6] G. DELEUZE, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, 1968 ; M. FOUCAULT, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.
[7] G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980 ; F. GUATTARI, L’inconscient machinique : essais de schizo-analyse, Fontenay-sous-Bois, Éd. Recherches, 1979 ; Cartographies schizoanalytiques, Paris, Galilée, 1989 ; M. LAZARRATO, Signs and Machines. Capitalism and the Production of Subjectivity, Los Angeles, Semiotext(e), 2014.
[8] J. BUTLER, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1989 ; Le pouvoir des mots : discours de haine et politique du performatif, trad. de l’anglais par C. Nordmann. Paris, Éd. Amsterdam, 2008.
[9] A. PONZIO, Signs, Dialogue, and Ideology, trad. de l’italien par S. Petrilli, Amsterdam/Philadelphie, J. Benjamins, 1993 ; W. NÖTH, « Semiotics of ideology », Semiotica, no 148, 2004, p. 11‑21 ; W. KEANE, « On Semiotic Ideology », Signs and Society, vol. 6, no 1, 2018, p. 64‑87.
[10] J. BEETZ, Materiality and Subject in Marxism, (Post-)Structuralism, and Material Semiotics, Londres, Palgrave MacMillan, 2016.
[11] P. ZIMA (dir.), Semiotics and Dialectics: Ideology and the Text, Amsterdam, John Benjamins, 1981.
[12] L. E. DONALDSON, « (Ex)Changing (Wo)Man: Towards a Materialist-Feminist Semiotics », Cultural Critique, no 11, 1988-1989, p. 5‑23 ; B. GODARD, « Towards a Critical Semiotics: Feminist Interventions in Semiotic Theories », dans S. Petrilli (dir.), Approaches to Communication: Trends in Global Communication Studies, Madison, Atwood Press, 2008, p. 161‑190.
[13] G. GENOSKO, Critical Semiotics, Londres, Bloomsbury, 2016, p. 1.
[14] J. RANCIÈRE, Les mots et les torts : dialogue avec Javier Bassas, Paris, La fabrique, 2021.
[15] L. KAUFFMANN, « Toward Critial Semiotics », Semiotics, 1991, p. 122 ; G. MARRONE, Sémiotique et critique de la culture, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2017, p. 4.
[16] M. HORKHEIMER, « Théorie traditionnelle et théorique critique », loc. cit. , p. 57.
[17] J. A. ALDAMA et al. (dir.), Sémiotique impliquée. L’engagement du chercheur face aux sujets brûlants, Paris, L’Harmattan, coll. « Sémioses », 2021.
[18] S. PETRILLI, « Semiotics as semioethics in the era of global communication », Semiotica, no 173, 2009, p. 366 (trad. libre) : « La sémiotique critique […] c’est-à-dire une sémiotique sujette à la responsabilité en un double sens […], doit se préoccuper de la vie sur la planète – non seulement sur le plan cognitif, mais aussi d’un point de vue pragmatique. En d’autres mots, la sémiotique doit prendre soin de la vie. »
[19] C. GAUTIER & M. ZANCARINI-FOURNEL, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, Paris, La Découverte, 2022.
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Publié le par Marc Escola (Source : Emmanuelle Caccamo)