L’écriture de la recherche: dimension heuristique et porosité entre écriture de la recherche et écriture littéraire (Journée d'étude les lundi 23 et mardi 24 mai 2022)
Ces journées d’étude partent d’un constat, celui d’un tournant actuel dans la manière d’écrire la recherche et de penser l’écriture de la recherche dans la plupart des sciences humaines et sociales, et notamment en histoire et en littérature, mais aussi en sociologie et, sans doute depuis plus longtemps, en anthropologie et en ethnologie.
On observe en effet une plus grande porosité entre écriture scientifique et écriture littéraire et cette observation nous amène à réfléchir à la place que prend l’écriture dans la recherche elle-même : est-elle consubstantielle à la recherche ? Peut-on parler d’une dimension heuristique de l’écriture de la recherche ? Il s’agira donc de vérifier cette hypothèse, d’en comprendre les causes et d’en analyser les enjeux.
Premiers constats
À la fin du XIXe siècle, l’histoire s’était séparée des belles-lettres pour se rallier à la science, tandis que les études littéraires tentent également de trouver une légitimité en se référant à la science. Dans ces deux disciplines, marquées par le contexte positiviste dans lequel elles se sont développées, l’écriture de la recherche a été marquée par l’exigence d’un mode objectif, un idéal de transparence excluant toute implication du sujet.
En littérature, la méfiance pour le style et sa mise à l’écart, notamment pour le travail de thèse, s’expliquent par le rejet la rhétorique, soupçonnée d’être contraire à l’esprit scientifique. Cette conception du travail de thèse touche notamment la place de l’écriture dans le processus de la recherche. Comme dans les sciences expérimentales, l’écriture ne peut commencer qu’une fois la phase de recherche achevée. Dans un tel contexte, l’écriture de la recherche en littérature ne saurait avoir de dimension heuristique.
En ce qui concerne l’ethnologie, si l’on se réfère à l’ouvrage de Vincent Debaene, publié en 2010, L'Adieu au voyage. L'ethnologie française entre science et littérature, il semble aussi que l’ethnologie se soit pensée dans les années 1920 comme une science. Mais l’auteur constate qu’un bon nombre d’ethnologues de l’entre-deux-guerres, quand ils revenaient du terrain, publiaient deux livres, l’un scientifique, l’autre littéraire, en commençant par Alfred Metraux qui dès 1941 publie L’ile de Pâques, quelques mois après un premier ouvrage « scientifique ». Ce deuxième livre est souvent pensé, explique Vincent Debaene, comme une compensation des insuffisances de la science. Mais les travaux plus récents d’Éléonore Devevey montrent que ce deuxième livre prend d’autres formes à partir de la seconde moitié du XXe siècle, avec d’autres implications.
En tout cas, ce clivage entre écriture de la recherche et écriture littéraire, au nom de l’exigence de scientificité, est actuellement remis en question dans diverses disciplines relevant des sciences humaines et sociales.
Ainsi, dans le domaine de l’histoire, Ivan Jablonka revendique fortement une dimension littéraire : dans L’Histoire est une littérature contemporaine, il défend l’idée qu’« écrire de l’histoire c’est écrire » et que « l’histoire produit de la connaissance parce qu’elle est littéraire, parce qu’elle se déploie dans un texte, parce qu’elle raconte, expose, explique, contredit, prouve, parce qu’elle écrit-vrai ». Cet ouvrage est à vrai dire un double plaidoyer, non seulement pour la dimension littéraire de l’écriture de l’histoire mais aussi pour la légitimité de la littérature à traiter du réel. Il imagine une « science sociale » qui serait « une forme hybride qu’on peut appeler texte-recherche ou creative history – une littérature capable de dire vrai sur le monde ». De son côté, un historien comme Philippe Artières explore aujourd’hui des « rêves d’histoire », en jouant sur les deux sens du mot histoire et les possibilités pour l’histoire comme science de se frotter à la fiction, par un autre usage de l’archive et de nouvelles manières d’écrire l’histoire.
En littérature aussi, le clivage entre écriture de recherche et écriture littéraire est mis à mal depuis quelques décennies, d’abord de manière marginale, par un certain nombre d’universitaires écrivains. Ainsi Barthes, pour qui l’écriture occupe une place cardinale, critique la tendance du discours scientifique à considérer le langage comme un véhicule transparent, neutre, « assujetti à la matière scientifique ». Le structuraliste, affirme Barthes, « doit se transformer en écrivain . » Dans son étude sur les écrivains thésards, Charles Coustille montre que, depuis 1975, des dialogues s’élaborent entre la thèse et l’œuvre littéraire, qu’il s’agisse de faire de la thèse une œuvre à part entière, comme Jean-Benoît Puech, ou bien de la concevoir comme un réservoir pour l’œuvre à venir, comme Michel Maulpoix.
Mais c’est surtout l’émergence des doctorats de « recherche-création », présents depuis longtemps au Canada mais beaucoup plus récemment en France, qui amène une prise de distance par rapport à l’approche académique de l’écriture de la recherche. En effet, la recherche-création repose sur un double postulat : la recherche en littérature peut devenir aussi une recherche par la littérature, par sa pratique. Et d’autre part la littérature elle-même est une forme de recherche, apportant un savoir spécifique. En abordant la recherche par l’expérimentation littéraire, un travail de recherche-création associe de manière dialectique écriture créative et théorisation, cette association amenant parfois à aborder différemment l’écriture théorique. Cette nouvelle approche touche donc aussi, en profondeur, au statut de l’écriture de la recherche. De fait, le volet théorique de certaines de ces nouvelles thèses de recherche-création relève davantage du genre de l’essai qui assume une certaine subjectivité et engage « un effort conjoint de style et de pensée », selon la définition qu’en donne Marielle Macé dans Le Temps de l’essai. En suivant le déroulement d’une pensée en acte, l’essai se rapproche aussi du récit.
On observe également de nouvelles formes de porosité entre écriture scientifique et littéraire chez un certain nombre d’anthropologues aujourd’hui. Éléonore Devevey parle de « virage littéraire » de l’ethnologie et d’inflexion littéraire au milieu des années 80. On pourrait multiplier des indices de ces changements depuis 2000. Dans un entretien avec Thierry Wendiling, Daniel Fabre confiait : « j’aime écrire des articles un peu comme des contes » et disait à ses étudiants qu’une thèse, c’est un roman. De même, l’ouvrage récent de Nastassjia Martin, Croire aux fauves, est un récit qui mêle ce qu’elle appelle ses « cahiers de couleur » et ses « cahiers noirs », l’enquête d’anthropologue d’un côté, l’aventure nocturne et personnelle de l’autre et ce récit est nettement à la jonction de la littérature et de l’anthropologie. En mêlant l’intime et la réflexion anthropologique, elle explore la métamorphose qu’entraine l’enquête de terrain pour elle-même dans son rapport à l’ours et à l’animisme.
On pourrait citer aussi les travaux actuels autour de la nouvelle écologie, avec Emanuele Coccia, ou la zoologie avec Vinciane Desprets, sensibles au fait qu’il faut inventer une nouvelle manière d’écrire et de décrire le monde. Ainsi, Vinciane Desprets utilise la fiction, on pourrait même parler de « science-fiction », dans son ouvrage au titre évocateur, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation.
Ainsi, aussi bien en littérature qu’en zoologie, en histoire qu’en anthropologie, la recherche aujourd’hui a recours à des modalités d’écriture littéraire, qu’il s’agisse d’éléments fictionnels ou autobiographiques et l’on observe une réelle implication du chercheur sous des formes différentes, écriture essayiste ou récits.
Quels processus d’écriture ?
C’est en partant de ce constat, la porosité actuelle entre écriture scientifique et littéraire, que nous souhaitons explorer de manière plus précise les processus d’écriture actuels dans la recherche en sciences humaines et sociales.
De fait, en littérature, la recherche-création déplace en partie la question de la recherche en littérature du côté des processus de création, elle amène donc à se poser la question de l’écriture dans sa dimension heuristique, comme opérateur de recherche.
Cette dimension heuristique de l’écriture est, on le sait, au cœur de la démarche créative d’un grand nombre d’écrivains, que l’on pense à Marguerite Duras, à Henry Bauchau ou même à Francis Ponge qui, retournant le précepte de Boileau présente l’écriture comme moyen d’explorer ce qui se conçoit mal : « rien n’est intéressant à exprimer que ce qui ne se conçoit pas bien .»
Parfois des chercheurs font le même constat. Ainsi pour Philipe Forest, écrivain et enseignant-chercheur en littérature, il existe une porosité entre son activité créatrice et son activité critique. Cette même conception de l’écriture comme outil d’approche de l’inconnu est défendue par l’anthropologue Jeanne Favret-Saada, quand elle explique que son travail consiste à explorer « mille aspects d’une opacité essentielle du sujet à lui-même » et qu’elle ne croit pas à la transparence du sujet à lui-même.
Peut-on néanmoins dans tous les cas parler d’écriture heuristique et n’y a-t-il pas des spécificités propres à chacune de ces disciplines ? Il s’agira donc de confronter des témoignages ou des analyses de chercheur.e.s dans diverses disciplines appartenant aux sciences humaines et sociales, sur la manière dont ils ou elles s’y prennent pour écrire : à quels moments l’écriture intervient-elle ? Est-elle consubstantielle à la recherche ou bien représente-t-elle une phase finale ? Dans quelle mesure l’écriture oriente-t-elle leur recherche, suppose-t-elle un travail réflexif ? Qu’apporte le fait d’avoir recours à la fiction pour rendre compte d’une découverte dans un domaine de connaissance ? Quelles sont les zones d’opacité qu’une écriture littéraire pourrait mieux approcher, voire éclairer ?
Quels enjeux ?
Cet ensemble de questions amène dans un second temps à s’intéresser aux raisons d’être et aux enjeux de ces changements dans la manière de penser l’écriture de la recherche. On peut relever trois pistes d’explications possibles qui demanderaient à être vérifiées et approfondies. Tout d’abord une porosité renforcée depuis quelques décennies entre les différentes sciences humaines et sociales, qui va à l’encontre de l’étanchéité habituelle entre les disciplines en France, sans pour autant que l’on revienne à l’époque des belles-lettres… Est-elle souhaitable
Se développe par ailleurs une autre « idée de la littérature » ouverte, comme l’a analysé Alexandre Gefen, à l’anthropologie culturelle, à la littérature écologique et à la littérature dite d’intervention. Cette idée contemporaine de la littérature ne répugne pas à assumer une fonction «cognitive, anthropologique et politique ».
Quels en sont les enjeux ou les dangers éventuels ? On peut se demander, à la suite d’Éléonore Devevey , si ces rapprochements ne reposent pas parfois sur des malentendus, en raison de logiques divergentes qu’il s’agirait d’explorer.
Enfin se met en place une relation nouvelle aux savoirs : un certain nombre d’écrivains aujourd’hui, notamment parmi les tenants de la littérature du réel et de l’enquête, revendiquent de contribuer à la production de savoirs par d’autres voies, tels Emmanuelle Pireyre, Hélène Gaudy ou Patrick Modiano. Ils entendent faire de la littérature un « protocole de savoir » comme l’a bien mis en lumière Laurent Demanze dans Un nouvel âge de l’enquête .
Il nous semble que les transformations de l’écriture de la recherche sont à analyser en tenant compte de cette relation nouvelle à la science et aux savoirs en général. Est-elle pertinente ? Quels en sont les enjeux ?
Trois axes seront donc privilégiés :
• Quels liens peut-on constater aujourd’hui entre écriture de la recherche et écriture créative ou littéraire dans les différentes sciences humaines et sociales ? Cette porosité est-elle une bonne chose ?
• Quelle place tient l’écriture elle-même dans la recherche ? A-t-elle une dimension heuristique ?
• Quels sont les enjeux des transformations actuelles de l’écriture de la recherche ? Faut-il s’en inquiéter ou s’en féliciter ?
Bibliographie
Artières, Philippe, Rêves d’histoire. Pour une histoire de l’ordinaire, Paris, Gallimard, coll. « Verticales », 2014.
Barthes, Roland, « De la science à la littérature », Œuvres Complètes II, Gallimard, Pléiade, p. 1267.
Coustille, Charles, Antithèses. Mallarmé, Péguy, Paulhan, Céline, Barthes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2018.
Debaene, Vincent, L'Adieu au voyage. L'ethnologie française entre science et littérature, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 2010
Demanze, Laurent, Un nouvel âge de l’enquête, Paris, Éditions Corti, 2019.
Despret, Vinciane, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Arles, Actes Sud, 2021.
Devevey, Eléonore, Terrains d'entente – Anthropologues et écrivains dans la seconde moitié du XXe siècle, Presses du réel, 2021
Devevey, Eléonore, « L’écrivain comme anthropologue ? pertinence, limites et valeurs d’une analogie », décembre 2018, https://webtv.univ-rouen.fr/videos/que-sait-la-litterature-4/.
Favret-Saada, Jeanne « Être affecté », Gradhiva, revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 8, 1990.
Gefen, Alexandre, L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, éditions Corti, 2021.
Houdart-Merot, Violaine, La création littéraire à l’université, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2018.
Houdart-Merot, Violaine & Petitjean, AMarie (dir.), La Recherche-création littéraire, Bruxelles, Peter Lang, 2021.
Jablonka, Ivan, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.
Macé, Marielle, Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006.
Martin, Nastassja, Croire aux fauves, Paris, Verticales, 2019.
Comité scientifique :
Dominique Casajus, CNRS, Institut des Mondes africains ; Violaine Houdart-Merot, CY Cergy Paris Université ; Chantal Lapeyre, CY Cergy Paris Université ; Christine Laurière, Chercheure CNRS ; Nancy Murzilli, Université Paris 8-Vincennes ; AMarie Petitjean, CY Cergy Paris Université ; Jean-François Puff, CY Cergy Paris Université ; Jean-Marc Quaranta, Aix-Marseille Université.
Les propositions de communication (1500 signes environ, ainsi qu’une brève bio-bibliographie) sont à envoyer avant le 25 janvier 2022 à l’adresse suivante :
Violaine.houdart-merot@cyu.fr