Nicolas Bouvier dans le monde : traductions et réceptions
Colloque international
ENS de Lyon, les 6-7 octobre 2022
resp. Sarga Moussa, CNRS, UMR THALIM
et Liouba Bischoff, ENS de Lyon, CERCC
Nicolas Bouvier est devenu, en quelques décennies, un auteur de tout premier plan, à la fois en Suisse et en France, et en dehors de l’aire francophone. Ses récits de voyage ont connu une large diffusion grâce à de nombreuses traductions qui n’ont pourtant jamais été recensées ni étudiées de manière détaillée. Ce colloque vise à combler cette lacune, en partant de la réception de Bouvier en Suisse – et en différenciant la réception romande et alémanique – pour voir ensuite comment ses textes ont circulé à travers le monde entier, et quels sont les enjeux de cette réception. En 2017, la revue en ligne Viatica avait publié un numéro « hors-série » intitulé « Bouvier, intermédiaire capital » (https://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=276), dont l’introduction retraçait brièvement une histoire de la réception européenne de L’Usage du monde. Mais il reste à explorer plus avant la réception à travers le monde de ce récit désormais tenu pour un classique de la littérature de voyage, ainsi que celle d’autres textes de Bouvier, qu’il s’agisse de sa production viatique (Japon ; Chronique japonaise ; Le Poisson-Scorpion), poétique (Le Dehors et le dedans) ou iconographique (L’Art populaire en Suisse ; Les Boissonnas, une dynastie de photographes).
Quel rôle les traductions ont-elles joué dans la diffusion de l’œuvre ? Il s’agirait aussi de comprendre quelles représentations sont issues de ce processus de traduction : Bouvier n’a certainement pas fait l’objet de la même lecture en Angleterre, en Iran ou en Chine, par exemple. La première traduction de L’Usage du monde en langue européenne semble avoir été l’allemande (Die Erfahrung der Welt, 1980), dont le titre même met l’accent sur la dimension phénoménologique du voyage ; puis la traduction anglaise (The Way of the World, 1992, réédition 1994 avec une préface du grand écrivain voyageur Patrick Leigh Fermor), dont le titre choisi joue sur le double sens de « voie » et de « manière » ; il existe aussi une traduction italienne, La Polvere del mondo (2004), superbe expression (« la poussière du monde ») qui charrie tout un imaginaire ambivalent de la matérialité terrestre, ou encore, plus récemment, en espagnol, Los Caminos del mundo (2019), « les chemins du monde », très proche du titre anglais mais porteur d’une pluralité ouvrant sur la diversité du réel – mais aussi, sans doute, sur une pluralité des lectures du monde, sur une réception dont il s’agirait de dégager des spécificités.
Ces différents titres constituent, en eux-mêmes, des choix herméneutiques, des orientations de lecture, qui témoignent tout à la fois, peut-être, de certaines traditions culturelles véhiculées par les différentes langues concernées, mais aussi des moments où ces traductions sont parues et des préoccupations qu’elles reflètent (philosophiques, ethnologiques, écologiques...) – on connaît l’histoire de la réception lente de l’œuvre de Bouvier, en Suisse et en France, mais on connaît beaucoup moins la chronologie des différentes traductions, qu’il faudrait pour commencer recenser de manière systématique, et pas seulement en langues européennes : la traduction japonaise s’imposait tant Bouvier a tissé de liens avec ce pays (voir Olivier Salazar-Ferrer et Saeko Yazaki, Chronique japonaise de Nicolas Bouvier, Bienne, Infolio éditions, coll. Le Cippe, 2018, p. 20-25) : Nikola Buvie, Sekai no tsukaikata [L'usage du monde], Hiroyuki Yamada trad., Tokyo, Eiji shuppan, 2011. Il existe par ailleurs deux traductions récentes en chinois de L’Usage du monde, dont l’une est publiée à Hong-Kong : il pourrait être extrêmement intéressant de les comparer et de voir si l’on peut y déceler des différences, notamment sur un plan idéologique. Il existe aussi des traductions partielles, par exemple en Iran. D’autres restent à identifier.
Pour prendre un autre exemple, Le Poisson-Scorpion a fait l’objet d’une traduction anglaise (The Scorpion Fish, 1987, rééd. 2014), allemande (Der Skorpionfisch, 1989, rééd. 2002), et italienne (Il Pesce-scorpione, 1991, rééd. 2006) : comment est lu ce « petit conte noir tropical » dans chaque contexte de traduction ? Que peut-on dire, également, des rééditions : la réception est-elle différente, à quelques décennies d’intervalle, dans un même pays ?
Le choix de tel éditeur, l’insertion dans telle collection, la présence ou non d’un discours d’accompagnement, la présentation matérielle de l’ouvrage traduit, l’utilisation d’illustrations, voire d’enregistrements sonores – tout ce paratexte doit évidemment être pris en compte dans cette entreprise de transferts qui, à chaque fois, modifie le sens de l’œuvre dans son nouveau contexte de réception. Bien entendu, les traductions elles-mêmes doivent faire l’objet d’une étude attentive par des spécialistes venus de France et de l’étranger, de même que les recensions de ces traductions et les articles ou ouvrages sur Bouvier parus dans différents pays.
Le fonds Bouvier conservé à la Bibliothèque de Genève doit permettre de revenir sur la réception de l’œuvre en Suisse et en France, mais aussi et surtout à l’étranger, notamment grâce aux recensions parues du vivant de l’auteur. Si L’Usage du monde s’est peu à peu imposé comme un livre culte pour des générations de lecteurs et de voyageurs francophones, ce texte bénéficie-t-il de la même aura dans les autres aires culturelles où il a été traduit ? Quelle est la place de Nicolas Bouvier dans le panthéon international des travel writers, à la fois auprès du grand public et dans la sphère universitaire ? Depuis que L’Usage du monde a été inscrit au programme de littérature française de l’agrégation de lettres modernes (2018), il jouit d’une forte reconnaissance institutionnelle dans l’aire francophone, qui n’empêche pas une réévaluation critique de son œuvre : au-delà de l’émerveillement suscité par son art de voyager, l’on commence à pointer les limites de son rapport aux femmes ou les paradoxes de son positionnement éthique – celui d’un Européen privilégié faisant le choix de la réduction (voir Guillaume Bridet, « L’Usage du monde : Nicolas Bouvier contre le capital ? », Roman 20-50, vol. hors-série 8, n°1, 2018, p. 243-256). Qu’en est-il de la réception critique dans d’autres sphères culturelles, notamment anglophone ? Comme l’a montré Claire Keith (« Un dialogue globalisé. L’Usage du monde et les cultural studies », Roman 20-50, op. cit., p. 257-269), une lecture de Bouvier au prisme des postcolonial studies anglo-saxonnes ne manquerait pas de relever son dandysme, son néo-romantisme ou sa recherche d’une fraternité virile, autant d’aspects que souligne assez peu la critique francophone de son œuvre, qui se renouvelle cependant dans d’autres directions comme l’écopoétique (voir Sara Buekens, « L’Usage du monde. Une sensibilité environnementale avant la lettre », Roman 20-50, op. cit., p. 271-282). La réception académique varie donc fortement selon les cadres théoriques de chaque aire culturelle, mais elle ne correspond pas nécessairement à l’image de Bouvier auprès du grand public, telle qu’elle a été façonnée notamment par le festival Étonnants Voyageurs. Dans quelle mesure cette image s’est-elle exportée à l’étranger, et quels ont été les rôles respectifs des traductions et du prix Nicolas Bouvier dans cette diffusion ?
Les propositions de communication d’une demi-page à une page sont à envoyer, avec un CV, d’ici le 30 septembre 2021, aux deux organisateurs : liouba.bischoff@ens-lyon.fr / smoussa@free.fr