
Peut-être bien un universalisme de l’autre en soi
1Dans l’introduction à Qui a peur du genre ?, au moment d’analyser la « syntaxe incendiaire » qui anime le mouvement anti-genre à l’échelle mondiale, Judith Butler rappelle que « la syntaxe, de façon générale, est une manière d’agencer les éléments de la langue pour donner un sens au monde » (Butler, 2024, p. 22). Il faut noter que « penser queer » n’équivaut ni tout à fait à « penser queerly », car le calque lexical ici résiste en français (« penser queerement » ?), ni tout à fait à « penser le queer », car l’objectivation portée par l’article viendrait cette fois trahir ce qui, dans la pensée queer, veut dire autre chose. Qu’on choisisse d’en faire un substantif, un verbe, un adjectif ou, comme dans le titre du présent dossier, un mot qui hésite entre le statut d’adverbe et celui de complément d’objet, la proposition de « penser queer » commence par queeriser la grammaire.
2L’ambiguïté des usages théoriques du terme « queer » reste, comme on sait, indissociable des vicissitudes de sa circulation transatlantique. Est-il encore bien nécessaire de rappeler, à l’intention d’un public francophone, que dans l’argot new-yorkais des années 1920-1930, cet adjectif a perdu son sens général d’« étrange » pour devenir une injure adressée aux personnes dérogeant à la norme hétérosexuelle par leurs pratiques sexuelles ou par leur expression de genre ? Au tournant des années 1980-1990, le terme a pris un sens différent à mesure qu’il est devenu non seulement un outil d’auto-affirmation des minorités sexuelles, mais aussi un instrument de critique de la politique des identités, en somme une « arme vicieuse et ironique [a sly and ironic weapon] » que les activistes du groupe Queer Nation, formé au sein d’ACT UP New York en avril 1990, ont choisi de « voler des mains de l’homophobe [steal from the homophobe’s hands] » (Queer Nation, 1990, p. 9) pour la retourner contre lui. Contrairement au terme « gay », qui lui est alors concurrent et qui, s’étant lui-même substitué au terme d’origine médicale « homosexual », charrie un ensemble de connotations autrement positives, « queer » est encore à cette époque un « mot difficile [a rough word] » (p. 9), chargé d’une mémoire traumatique pour les individus qui tentent de se le réapproprier collectivement. Il a néanmoins pour mérite de prendre à contrepied les stratégies assimilationnistes dominantes au sein du mouvement gai et lesbien tout en invitant à serrer les rangs car, contrairement à « gay », « queer » « ne signifie pas “homme” [Queer, unlike GAY, doesn’t mean MALE] » (p. 9).
3La promotion du terme dans le champ académique américain semble s’être effectuée parallèlement et non sans conflictualité. Lors du colloque fondateur qu’elle organise en février 1990 à Santa Cruz et dans l’article qui en procède l’année suivante, Teresa de Lauretis prend soin de distinguer sa « queer theory » du militantisme de Queer Nation, alors même qu’elle ambitionne elle aussi, par un effort de resignification et dans une perspective intersectionnelle, de décentrer le sujet blanc cisgenre dominant des études gaies et lesbiennes. Bien qu’elle en ait fait par la suite l’un des points forts de sa réflexion sur l’interpellation et la violence verbale, Judith Butler a quant à elle reconnu, dans un entretien oral de 2004, sa réticence initiale vis-à-vis du terme :
Je me souviens que j’avais très peur de ce mot, je savais que j’étais susceptible d’être désignée ainsi ; je croyais que si jamais cette appellation me frappait, j’en serais marquée à vie et que ce stigmate me flinguerait complètement. Il y a dix ou vingt ans, quand le mot queer a commencé à être utilisé différemment, on m’a demandé : « Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce qu’il serait bien d’appeler notre revue Queer Theory ? » Je me suis dit : « Mon Dieu, pourquoi utiliser ce mot ? » J’étais encore sous son emprise. (Butler, [2004] 2005, p. 136.)
4Un tel aveu a pu prêter le flanc aux accusations de récupération institutionnelle régulièrement adressées aux universitaires par les espaces militants et communautaires. Une forme de « violence épistémique » (Spivak, [1988] 2009, p. 37) pourrait bien, en effet, être inhérente au geste théorique consistant à convoquer des corporéités minoritaires, et en particulier des corporéités de personnes transgenres, sur le devant de la scène des concepts pour les mettre au service d’une entreprise intellectuelle de déconstruction du « système sexe/genre » (Rubin, [1975] 1998) au détriment de la prise en compte de la parole de ces personnes et surtout de leurs conditions matérielles (au sens marxien : socio-économiques) d’existence (Namaste, 2000). Ces critiques matérialistes, qui dessinèrent à la fin des années 1990, aux États-Unis et au Canada, les orientations épistémologiques divergentes du champ des trans studies, ont été acclimatées assez tardivement au contexte académique français (Beaubatie, 2021 ; Clochec, 2023 ; Clochec et Grunenwald, 2021). L’accusation de violence épistémique a également été formulée à l’encontre de la queer theory et de sa réception française, à la faveur du « tournant décolonial » des études queers (Faure, Noukhkhaly et Sayegh, 2024), qui a mis en évidence le processus d’effacement des études queer of color et le « blanchiment des théories queers » (Back, 2024) dès la fin des années 1980. Les approches intersectionnelles actuelles militent au contraire pour restituer aux féminismes lesbiens noirs et chicanos leur rôle historique dans la construction d’une nouvelle pensée située du minoritaire, représentée notamment dans l’anthologie This Bridge Called My Back: Writings by Radical Women of Color (Moraga et Anzaldúa, [1981] 2021).
Existe-t-il un « queer à la française » ?
5Cette mémoire lexicale complexe se trouve forcément amoindrie, si ce n’est annihilée, quand on aborde la notion de « queer » depuis une autre aire linguistique que l’espace anglophone nord-américain, ce qui ne va pas sans ouvrir aussi d’autres possibilités. Dans son récit Espèces dangereuses, qui raconte en français les espoirs déçus d’une génération de gays russes avant le terrible retour de bâton (backlash) des années 2010-2020, Sergueï Shikalov (2024) évoque, parmi bon nombre de pratiques subculturelles empruntées à l’« Ouest », l’exemple du magazine Queer. Transcrit КВИР en lettres capitales cyrilliques, ce titre séduisant aux énigmatiques consonances étrangères pouvait fonctionner, sur la page de couverture du périodique, comme un véritable cheval de Troie – pour employer, quoique dans un sens différent, une métaphore chère à Monique Wittig ([1984] 2018) –, dans la mesure où il permettait de promouvoir et de mettre en partage des contenus communautaires « sans que la plupart de ses lecteurs sachent ce que cela voulait dire » (Shikalov, 2024, p. 175). Néanmoins, cet emprunt a pu également constituer un risque : celui de stigmatiser des minorités sexuelles, dont les pratiques venaient tout juste d’être décriminalisées par le législateur postsoviétique, en les présentant de nouveau comme des agents étrangers au corps national – ce que les lois russes de 2013 et de 2022 n’ont fait que confirmer.
6La conflictualité associée aux usages académiques du terme « queer » dans l’espace anglophone ne peut que s’en trouver elle aussi déplacée. C’est particulièrement vrai du français hexagonal, tout d’abord à cause de la circulation transatlantique des corpus théoriques sans lesquels il n’y aurait peut-être pas eu – ou, du moins, pas sous la même forme – de queer studies institutionnalisées. Bien documentés par les travaux d’histoire des idées (Cusset, 2003 ; Perreau, [2016] 2018), les allers-retours de la French Theory nous invitent, plus que jamais, à tirer les leçons d’une citation de Karl Marx reprise à son compte par Pierre Bourdieu ([1990] 2002) : « les textes circulent sans leur contexte », ce qui ne va pas sans générer de « formidables malentendus » (p. 4). Ainsi, à partir du début des années 2010, qui correspondent en France au lancement de la croisade « Manif pour tous », une grande partie de la droite française s’est révélée aveuglée par le fantasme d’une invasion idéologique étrangère. Celui-ci l’empêche encore aujourd’hui, dans la réalité hétérogène des pratiques qu’elle regroupe sous des catégories épouvantails comme « théorie du genre » ou « wokisme », de reconnaître les prolongements inattendus d’une histoire intellectuelle on ne peut plus « nationale ». Or, cette conflictualité tient surtout à l’extrême polarisation idéologique du champ culturel hexagonal, qui se divise entre, d’un côté, une critique de l’« universalisme » républicain et de son « humanisme », suspectés d’être fortement imbibés de colonialité et, de l’autre, une dénonciation inquiète du « communautarisme », voire du « séparatisme » qui entacherait toute expression identitaire ou toute organisation politique minoritaire, qu’elle soit de nature sexuelle, raciale ou religieuse.
7C’est du moins ainsi que cette conflictualité nous apparaît à nous, la première personne du pluriel ne renvoyant pas ici à la totalité universelle des humains, mais bien au duo qui écrit ces lignes et tente de construire l’objet de ce dossier à partir de deux visions « encorporées » (Haraway, [1988] 2007, p. 107), donc de deux positionnements dans l’espace de production des savoirs. Or, ce qui nous empêche d’adopter jusqu’au bout de cette introduction la fiction d’une vision émise de surplomb et, pour ainsi dire, au-dessus de la mêlée (fiction de centrisme théorique), c’est bien la conscience d’écrire à partir de deux corps blancs cisgenres, corps non marqués dont les expressions de genre, les orientations sexuelles, les vécus matériels peuvent certes différer, mais qui ont en commun un même ancrage disciplinaire (la littérature comparée qu’on dit « à la française ») et, surtout, une même position académique confortable, dans une institution pluriséculaire dressée au centre de Paris.
8Notre point de vue situé ne nous rend pas aveugles au privilège épistémique qui conditionne notre propre désir de théorisation, mais il nous rend sans doute plus sensibles aux tensions qui parcourent cette histoire de trafics transatlantiques. La théorie queer étasunienne des années 1990 se voulait avant tout une critique interne à la politique des identités, dont elle semblait suspecter un possible figement essentialiste, et, partant, cherchait à contrer le risque d’une renaturalisation de ces mêmes identités (de genre, de sexualité, de race, etc.). Comme l’écrit le théoricien Lee Edelman ([2004] 2016) au moment de l’articuler au concept de pulsion de mort, « la queerité ne peut jamais définir une identité, elle ne pourra toujours que la dérégler » (p. 28). Or, dans un premier temps, la subtilité de cette critique interne ne pouvait pas être rendue tellement audible en France, où le républicanisme ne laissait déjà que très peu de place à l’expression des minorités. Pour Sam Bourcier (2016), qui a largement contribué à son implantation avec les séminaires Q du Zoo1 à partir de 1996, le « queer made in France » devait se doter d’un projet politique paradoxal : développer enfin sur le territoire national français des « politiques de l’identité post-identitaires mais des politiques des “identités quand même” » (§ 11). Selon lui, cette implantation comportait en effet un risque, celui de « ré-importer un substrat anti-identitaire français » (§ 11) auquel le sociologue et activiste transféministe associe les travaux de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Jacques Derrida. Or ce sont les critiques post-métaphysiques de l’identité développées par ces auteurs qui avaient initialement séduit les théoricien·ne·x·s queers étasunien·ne·x·s. Dans le contexte français, cette réimportation pouvait néanmoins susciter des tentatives de « restraightisation » des théories et des pratiques militantes venues d’en haut, c’est-à-dire de l’Université. C’est pourquoi Sam Bourcier défend encore aujourd’hui l’inscription nécessaire des politiques et des théories queers dans des communautés minoritaires à partir desquelles il devient possible de véritablement queeriser les disciplines, les savoirs et les institutions académiques elles-mêmes.
9Loin d’y voir comme Bourcier la pente institutionnelle d’une dépolitisation non seulement des pratiques et des corps, mais aussi des corpus littéraires, l’auteur Guillaume Dustan (2005) a cru déceler dans la dynamique de cette réception française une autre stratégie :
Prendre en compte le fait que notre société est aussi une addition de minorités est contraire à l’idéologie de l’égalité devant la loi et surtout de l’impersonnalité de la loi. C’est probablement la raison pour laquelle le queer à la française déploie la bonne tactique, certes à long terme, en manifestant l’idée que nous sommes tous queer, que tout peut être queerisé, que la société straight peut et doit faire la place pour cette part humaine-là, sur l’exclusion de laquelle elle est cependant construite. La queer theory est la seule véritable ressource parce que son anti-essentialisme et son constructivisme permettent d’en faire un instrument non séparatiste. Parce qu’elle dessine ainsi face à l’humaniste matrixien de l’idéologie sociale classique un alter-humanisme, ou un humanisme de l’autre en soi. (Dustan, 2005, p. 174.)
10Le « queer à la française » se présente donc non pas comme l’antithèse de l’humanisme républicain – peut-être discrètement mis en cause ici par l’allusion polémique à l’univers cyberpunk du film The Matrix (1999)2 –, mais bien plutôt comme sa relève.
11Cette réception hexagonale, qui a pu consister, dans une large mesure, à reconsidérer le « devenir minoritaire de tout le monde » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 134) à partir d’une critique du système de sexe/genre, semble avoir également dessiné les lignes de tension qui traversent le présent dossier. Où poser la frontière censée séparer les « bons » et les « mauvais » corpus de la pensée queer ? Comment résister à la normalisation d’une pensée située du minoritaire out en consolidant son inclusion au « centre » des recherches en littérature ? La question d’un lien consubstantiel entre le mot « queer » et l’étude des minorités sexuelles et de genre au travers de leurs subcultures spécifiques ne se pose finalement plus en anglais, où l’histoire du mot a fini par imposer ce lien malgré les résistances notables de certaines figures éminentes du champ des gay and lesbian studies (Bersani, [1995] 1998 ; Halperin, 2003). Pour autant, en anglais comme en français, la théorie queer possède une portée épistémique transversale qui nous paraît engager, plus largement, la désidentification de toutes les formes d’assignations identitaires et la révocation en doute de tout ce qu’on croyait savoir dans le cadre des vieilles disciplines de la modernité. Aussi le dossier d’Acta fabula associé au présent numéro de Fabula-LhT a-t-il précisément pour visée de mettre en valeur la vitalité comme la diversité des questionnements et propositions touchant la dimension transversale du queer compris comme geste épistémique.
12Quant à penser queer en français, autant se l’avouer : dans notre langue, le mot « queer » n’a jamais tiré aucune puissance politique de ces « scènes d’humiliation qui remontent à l’enfance » auxquelles le rattache volontiers la théoricienne anglophone Eve Kosofsky Sedgwick (1993, p. 4 ; notre traduction) – contrairement à d’autres insultes ayant pu inspirer des tentatives de réappropriation ou de traduction militantes : « tapettes », « transpédégouines », « torduEs », « déviant·e·x·s », etc. Cette relative innocuité lexicale rend paradoxalement plus sensible la puissance d’ébranlement épistémique générale que portent en elles les théories queers, y compris en anglais et dans d’autres langues comme l’espagnol que manient Gloria Anzaldúa ou Paul B. Preciado. C’est cette même innocuité apparente qui invite à explorer la portée transversale d’une pensée queer en langue française, riche d’autres alliances, à la fois politiques et esthétiques, avec toute autre forme historique de subjectivation minoritaire3. Et pourtant, les articles réunis dans ce numéro montrent bien que, même en français, on ne peut pas tout bonnement se défaire des identités LGBTQIA+ et de la mémoire des luttes qui leur sont rattachées dès lors que l’on mobilise la boîte à outils des idées queers.
Promesses transversales d’un geste d’ébranlement épistémique
13Cette résistance s’explique facilement par le contexte de mondialisation des échanges médiatiques et culturels qui fait de l’anglais, peu ou prou, notre langue de communication scientifique et de consommation culturelle par défaut. Un exemple suffira : alors que le film Queer (2024), récit d’errance douloureuse, de passion érotique et d’exploration psychédélique adapté du roman autobiographique de William Burroughs, sort en France sous le même titre en 2025, penser queer en « oubliant » le sens et la charge historique du terme en anglais ne relève jamais, du moins en France, que d’une expérience… de pensée. S’agissant du mot « queer », la prégnance de sa signification insultante et de sa « resignification » (Butler, [2004] 2005) militante et théorique autour de 1990 est de toute façon inscrite dans sa réception en France, qui poursuit la dynamique d’allers-retours transatlantiques inhérente au « trafic queer » (Preciado, 2003, p. 794) et mobilise de nombreuses personnes qui se lisent et se parlent par-delà les frontières nationales, et le font principalement en anglais5.
14Jack Halberstam ([2018] 2023), dans son effort pour désigner une notion susceptible d’accueillir « toutes les formes d’existence qui excèdent les systèmes de classification », choisit d’ailleurs de substituer à « queer » le terme parapluie « trans* » en lui accolant un signe diacritique qui sert, en général, à formuler une recherche incomplète sur internet, manière de faire de la transidentité un « point de départ pour générer des formes élargies de rassemblement politique » (p. 213). Ce terme, qui rappelle un des sens étymologiques de « queer » (quer, « ce qui traverse »), touche d’assez près ce « queer en français » dont la portée excéderait les thématiques de la variabilité sexuelle ou de genre. Mais le geste transversal d’ébranlement épistémique revendiqué par Halberstam s’articule toujours à la problématique spécifique des luttes militantes trans, ce en quoi il contribue à déplacer le centre de l’énonciation théorique vers le « T » des communautés LGBTQIA+. La conceptualisation de la condition transgenre à la fois comme métaphore et comme catalyseur d’un bouleversement du regard se retrouve chez Paul B. Preciado, qui fait de son propre corps déviant, « monstrueux » (2020), l’opérateur fantasmatique d’une révolution épistémique généralisée. Au début de Dysphoria Mundi (2022), ouvrage qui renverse avec exaltation la prétendue « dysphorie de genre » en symptôme d’émancipation de tous les corps vivants minorisés par le système « capitaliste pétro-sexo-racial » que la crise du Covid pousse à l’agonie6, il écrit :
Je suis, disent mes contemporains, soit une âme malade, soit un corps erroné dont l’âme cherche à s’échapper, ils ne trouvent pas d’accord. Je suis une déchirure entre le corps qu’ils m’imposent et l’âme qu’ils construisent, une brèche culturelle béante, une catégorie paradoxale, une fêlure dans l’histoire naturelle humaine, un trou épistémique, un fossé politique, un casse-tête religieux, un business psychologique […]. (Preciado, 2022, p. 18-19.)
15L’énumération se poursuit sur une dizaine de lignes, faisant le tour des pratiques sociales. On constate que, dans le même temps, Preciado, qui avait activement contribué, en France comme en Espagne, à la réflexion sur une conception du queer considéré comme outil épistémique (Preciado, 2003 et 2008), renonce désormais à faire porter cette ambition par le mot « queer », lequel, dans Dysphoria Mundi, n’inclut même plus la condition transgenre ni le féminisme et semble renvoyer simplement à l’homosexualité. Exemple parmi de nombreux autres, il évoque « les pratiques qui prônent une transition écologique, féministe, queer, trans et antiraciste » (Preciado, 2022, p. 40).
16En revanche, la description qu’il donne de son corps vivant comme lieu et métaphore d’une « brèche culturelle géante », comme « déchirure » et « trou épistémique », a des accents qui rappellent Gloria Anzaldúa, la première penseuse d’une queerness qui s’affirmait, d’un même mouvement, comme subjectivation minoritaire de sexualité, de genre, de race et de classe, et dont l’écriture « est profondément liée à son corps et à sa psyché », comme le remarque Paola Bacchetta (2022) :
Elle vit son corps comme une plaie ouverte. Dans Borderlands/La Frontera, elle fait référence à la frontière entre le Texas et le Mexique comme une herida abierta (une plaie ouverte). […] Son propre corps saignant devient une métaphore des blessures, de ce qui blesse, de ce qui peut être guéri, mais aussi d’un espace-temps qui ouvre à des réflexions sur le corps, sur habiter son corps, et sur les multiples types et dimensions de frontières. (Bacchetta, 2022, p. 18.)
17Sous la plume d’Anzaldúa, qui fut en vérité la première à l’employer dans une intention d’élaboration théorique au début de la décennie 1980, le mot « QUEER », placé en majuscules au début de son essai « La Prieta7 » ([1981] 2021), n’a pas de rapport évident avec la question de l’orientation sexuelle. Il désigne d’abord le regard plein de honte que porte sur elle-même l’enfant racisée, mal aimée pour sa peau trop foncée, et soupçonnée d’accointances malignes pour sa puberté anormalement précoce :
Dans ses yeux [il s’agit de sa mère] et dans ceux des autres, je me voyais reflétée comme « étrange », « anormale », « QUEER » ; je ne voyais aucun autre reflet. Impuissante à changer cette image, je me suis réfugiée dans les livres et la solitude8. (Anzaldúa, [1981] 2021, p. 194 ; notre traduction.)
18À la fin du texte, au terme d’un long processus d’empouvoirement (empowerment 9) dont l’adhésion franche à une sexualité déviante – queer – fait partie, apparaissant de ce fait comme directement politique, la narratrice revendique son appartenance aux « groupes queers » (on note le pluriel). Cette expression recouvre alors une pluralité ouverte, hétérogène, dont le caractère foncièrement métis tient à la diversité des expériences de domination que subissent celles et ceux qui se reconnaissent dans cette « sorte de famille », ce « réseau d’âmes sœurs » :
Le rationnel, le patriarcal et l’hétérosexuel ont dominé et fait autorité pendant trop longtemps. Les femmes du Tiers-Monde, les lesbiennes, les féministes, et les hommes de toutes origines sensibles au féminisme s’unissent et se solidarisent pour rétablir l’équilibre. Ce n’est qu’ensemble que nous pouvons devenir une force. Je nous vois comme un réseau d’âmes sœurs, une sorte de famille. Nous sommes les groupes queers, les gens qui n’ont leur place nulle part, ni dans le monde dominant, ni pleinement dans nos propres cultures respectives. Ensemble, nous couvrons tant d’oppressions. Mais l’oppression la plus écrasante, c’est ce fait collectif : nous ne rentrons pas dans les cases, et parce que nous ne rentrons pas dans les cases, nous sommes une menace 10. (Anzaldúa, [1981] 2021, p. 201 ; notre traduction.)
19On note l’identification implicite du rationnel au straight, mais aussi à la « colonialité du pouvoir » (Quijano, 2001) occidental, capitaliste et blanc – paradigme décolonial que l’on retrouve aussi chez Preciado. C’est cet ordre hégémonique dans sa globalité que « menacent » celles et ceux qui ne suivent pas les chemins prescrits. Par la suite, Anzaldúa ([1987] 2022) s’attachera à proposer une conceptualisation originale de la pensée queer comme « nouvelle conscience mestiza » s’attachant à « dissoudre la dualité sujet-objet qui la tient prisonnière » afin de « résoudre le problème entre les races blanche et colored, entre les hommes et les femmes » (p. 200) :
Déraciner massivement la pensée dualiste de la conscience individuelle et collective marque le début d’une longue lutte, une lutte qui pourrait pourtant, c’est notre plus grand espoir, mettre fin au viol, à la violence, à la guerre. (Anzaldúa ([1987] 2022, p. 201.)
Théories et usages queers des textes littéraires
20Une telle articulation entre problématiques LGBTQIA+ et mise en évidence d’autres formes de domination, menant à une déstabilisation transversale de l’ensemble des rapports de « pouvoir-savoir » (Foucault, [1975] 2015, p. 288-289), se retrouve dans la « phénoménologie queer » de Sara Ahmed ([2006] 2022), qui développe le double sens sexuel et spatial de « straight » et de « queer », termes désignant des orientations sexuelles, mais également ce qui est « droit » et ce qui est « oblique », ainsi que, à mi-chemin entre les deux acceptions, ce qui est « conforme » ou « normal » et ce qui est « déviant » ou « étrange ». Ces doubles sens lui permettent de placer elle aussi plusieurs ordres de domination à l’origine de son effort théorique, à commencer par le féminisme et le regard décolonial, la question de l’orientation sexuelle apparaissant comme une façon parmi d’autres de s’écarter du « droit chemin ». Pour autant, l’autrice souligne la nécessité éthique de ne pas perdre de vue l’histoire des luttes militantes LGBTQIA+ au moment d’utiliser ce mot « qu’on nous a jeté, comme une pierre » (Sara Ahmed, [2017] 2024, p. 33). Au seuil d’une réflexion sur l’usage des mots et des choses, Sara Ahmed insiste : « si nous réutilisons le mot queer, nous le faisons en gardant son poids à l’esprit ; les valises qu’il traîne derrière lui. […]. Queer tire sa force et sa vitalité du fait que nous refusons justement de prendre l’histoire à la légère. » (p. 34-35.) Néanmoins, du même mouvement, elle rappelle la force de désidentification propre au queer en tant que geste, activité – qui dérange, dévie, s’écarte – et non pas comme identité ou qualité. Quel que soit le champ de relations sociales considéré, « [l]’usage queer est le travail que nous devons mener pour queeriser l’usage » (p. 91). Usage minoritaire, travail critique, effort d’émancipation, pratique artistique, le queer est d’abord mouvement – déviant, oblique, transversal.
21Or, ce geste transversal, à la fois poétique et théorique, tout ensemble épistémique et politique, nous paraît rejoindre une conception de la littérarité énoncée par Monique Wittig. On sait que cette dernière, à travers le concept de « pensée straight » ([1980] 2018), a choisi d’ancrer sa pratique de l’écriture dans une critique de l’épistémologie dominante, plus ou moins associée au structuralisme, à ses concepts universels et totalisants, tout en insistant sur les effets matériels d’une telle domination. Cette contestation des universaux revendique la voie d’une sémiologie politique ouverte par Roland Barthes dans ses Mythologies (1957) dont Wittig loue le travail de dénaturalisation des mythes de la bourgeoisie. Or une telle pensée critique s’avère indissociable d’une pratique de l’écriture dont Monique Wittig résume la théorie dans l’« Avant-note » à sa traduction de La Passion de Djuna Barnes (Wittig, [1982] 2018). Dans ce texte, la théoricienne souligne l’existence d’un danger propre à la situation de l’écrivain qui s’aventure dans l’expression d’un point de vue minoritaire : celui de réduire cette perspective à une « thématique » qui n’intéressait que les groupes concernés. Ce faisant, l’écrivain risque d’être détourné de la véritable opération politique qu’il est en mesure d’accomplir, à savoir « introduire dans le tissu textuel du temps par la voie de la littérature ce qui lui tient à corps » (Wittig, [1982] 2018, p. 116). Et l’autrice de choisir un exemple on ne peut plus canonique qui résume sa conception d’un nouveau rapport entre l’universel et le minoritaire, sur lequel tient en équilibre sa définition exigeante de la littérarité :
Car nous le savons depuis Proust : la recherche littéraire constitue une expérience privilégiée pour faire advenir un sujet au jour. Cette recherche est la pratique subjective ultime, une pratique cognitive du sujet. Après Proust, le sujet n’a plus jamais été le même, car pour la durée de la Recherche du temps perdu, il a fait d’« homosexuel » l’axe de catégorisation à partir duquel universaliser. Historiquement, le sujet minoritaire n’est pas autocentré comme l’est le sujet logocentrique. Son extension dans l’espace pourrait se décrire comme le cercle de Pascal dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Le sujet minoritaire peut se disperser en bien des centres, il est par force dé-centré, a-centré. (Wittig, [1982] 2018, p. 115.)
22Cette analyse reste vraie pour d’autres points de vue minoritaires en littérature, par-delà celui de la déviance sexuelle. Elle explique que, pour Wittig, « tout écrivain minoritaire (qui a conscience de l’être) entre dans la littérature à l’oblique » (p. 115), autrement dit que les problèmes généraux qui occupent ses contemporains lui apparaissent de biais. L’écrivain minoritaire se retrouve en effet tout autant travaillé par sa matière, par l’expérience à la fois intime et sociale qu’elle contient, que par la nécessité d’opérer au niveau de la forme elle-même, en redisposant les éléments qui sont les siens à un moment donné de l’histoire littéraire. Sa stratégie consistera dès lors – et c’est aussi celle de notre introduction – à « rendre universel le point de vue minoritaire » (p. 117).
Troubles dans la « différence des sexes » avant la théorisation queer
23Ce qu’on a appelé « queer theory » à partir de Teresa de Lauretis et Judith Butler a consisté à approfondir une démarche de désessentialisation de la différence sexuelle, entreprise par Beauvoir et poursuivie par le féminisme matérialiste, notamment avec Christine Delphy, Colette Guillaumin et Monique Wittig. L’analyse des relations genrées comme effets d’une construction sociale du genre, voire du sexe (la catégorie du « sexe biologique » étant comprise elle aussi comme naturalisation, par le regard social, d’un faisceau de caractères physiques dépourvus de signification en eux-mêmes), a donné un champ de possibilités inédit à l’identification de subjectivations hors normes – queers – qui s’éprouvent en dehors de l’opposition binaire « homme » vs « femme » constitutive de la société capitaliste et patriarcale.
24La difficulté de nommer les chemins de traverse, les échappées du désir hors des lois « naturelles » de l’hétérosexisme, est manifeste dans l’écriture d’une autrice de la fin du xixe siècle comme Rachilde, prisonnière d’une épistémologie de la différence sexuelle alors triomphante et dont la contribution de Valentine Bovey analyse les inévitables ambivalences idéologiques. Près d’un siècle plus tard, tandis que les lesbiennes radicales tracent les chemins qui mèneront à la théorisation queer, une féministe pourtant étiquetée « différentialiste », Hélène Cixous, élabore dans Le Rire de la Méduse (1975) une conception de la bisexualité résolument antinormative, dont les accents queers avant la lettre seront revendiqués comme tels par l’autrice, une fois la théorie queer développée et mondialement diffusée, proposant en 2010 de voir en Méduse « la queen des queers » – proposition qu’Aurore Turbiau évalue dans ses nuances pour mettre en lumière la place à la fois originale et ambiguë de Cixous dans l’histoire des théories féministes et queers.
Penser queer : trouble dans la classification
25Ainsi, le terme « queer » arrive en France comme une « utopie sémantique », comme le montre Inès Liotard dans son article : non genré, ce qui est précieux dans une langue comme le français, le mot « queer » s’installe en France dès la fin des années 1990 par la voie non seulement de l’activisme gai et lesbien, mais aussi des études littéraires et artistiques, pour signifier ce qui jusque-là ne pouvait être exprimé ou décrit de manière satisfaisante dans l’expérience et la représentation des minorités sexuelles et de genre.
26C’est ici que la disponibilité néologique du terme qui, étymologiquement, désigne l’action de traverser ou d’aller en biais (de l’allemand quer : « à travers », ou du vieux haut allemand twerh : « oblique ») incite à mettre l’accent sur ce sens littéral : si la pensée queer traverse les binarismes du système de sexe/genre pour troubler les autres systèmes de domination, notamment de classe et de race, le geste queer traverse également les frontières qui séparent les genres littéraires, les pratiques artistiques, les champs disciplinaires, les territoires linguistiques ou nationaux, les espèces et les règnes du vivant. C’est ce que montre Flavia Bujor, qui analyse trois œuvres autofictionnelles, voire « autothéoriques11 », au prisme de la notion – qu’on peut qualifier de queer dans le sens ici défini – de « porosité visqueuse », notion élaborée par Nancy Tuana (2008) pour déjouer l’opposition binaire entre nature et culture et qui se trouve ici étendue. Comme concept, la « porosité visqueuse » trouve une traduction formelle dans les récits d’Ocean Vuong, Kim de l’Horizon et Al Baylac, qui le reflètent, mais à l’oblique, en le modifiant, tandis que, devenue geste méthodologique, cette même porosité vient interroger les limites entre les disciplines, les textes littéraires et théoriques, les théories queers et les féminismes matérialistes.
27Cette compréhension du queer comme transgression ou comme traversée des frontières en tout genre (notamment entre théorie et pratique, mais aussi entre texte et image) se retrouve dans la lecture proposée par Mercedes McGrath du court-métrage de Chantal Akerman Saute ma ville (1968), œuvre que l’artiste considérait rétrospectivement, en 2011, comme son « film le plus queer ». Cette lecture tient à la prise en compte, dans le film d’Akerman, de deux écrits, plus ou moins lisibles à l’écran, qui mettent en question l’orientation sexuelle, la jouissance et, partant, la lisibilité d’une « histoire d’amour » cachée au sein des images. Or ce que la destruction de l’espace de la cuisine, dans le film, et l’autodestruction finale de l’unique personnage viennent mettre en scène, c’est peut-être la négativité du désir queer lui-même, ou plutôt son « anti-relationnalité », qui l’associe, chez un théoricien comme Lee Edelman ([2004] 2016), inspiré par la psychanalyse lacanienne, à l’hypothèse de la pulsion de mort et à la puissance désorganisatrice de la jouissance.
Géographies queers fictionnelles
28La tension entre une acception négative, antisociale et une acception optimiste, voire utopiste, de la queerité (queerness) parcourt l’histoire des théories queers. La première, fortement influencée par les réflexions d’un Leo Bersani sur l’érotisme anal gay ([1987] 2011) et par sa lecture anticommunautaire d’auteurs français comme André Gide, Marcel Proust ou Jean Genet, insiste sur l’éphémère de la relation, sur la non-réciprocité des jouissances et sur le refus d’investir le fantasme politique d’un futur désirable en préférant se soustraire aux normes de l’hétérosexualité reproductive. La seconde s’appuie au contraire sur la théorie de l’utopie concrète d’Ernst Bloch pour « faire une brèche dans la pensée queer » (Muñoz, [2009] 2021, p. 21), de façon à imaginer, à partir des archives de la mémoire queer, un « nous » érotique et politique qui n’existe pas encore. C’est dans cette brèche qu’une pensée queer en français peut à son tour venir s’engouffrer pour reconnaître, dans leur portée transversale, les effets d’ébranlement épistémique du geste queer. En l’occurrence, ce que José Esteban Muñoz appelle le « sentiment d’utopie », identifiant la queerness 12 au fait de « rejeter un ici et maintenant pour souligner la puissance ou la possibilité concrète d’un autre monde » (p. 20), pourrait être le dénominateur commun des fictions politiques qui, dans la longue histoire des utopies littéraires, de Thomas More à Ursula Le Guin, se donnent pour tâche d’inventer les chemins et les voix d’« un peuple qui manque » (Deleuze, 1985, p. 288).
29Comme le montre l’étude d’Alexandra Fradique-Gorichon-Herren, c’est peut-être déjà une pensée queer avant la lettre qui se déploie dans une fiction du xviie siècle comme Les États et Empires de la Lune et du Soleil (1657-1662) de Cyrano de Bergerac, où la subversion des normes de genre et de sexualité s’articule à une remise en cause radicale des savoirs, de l’anthropocentrisme et de leur arrière-plan théologique. Les deux contributions suivantes sont consacrées à des œuvres de science-fiction qui, aujourd’hui, dramatisent les éléments théoriques de la pensée queer pour penser l’utopie d’une émancipation politique généralisée : Vincent Jordan étudie, dans Melmoth furieux (2021) de Sabrina Calvo et Maraude(s) (2022) de dilem & Bri, les affinités entre la queerité et la pensée utopique contemporaine, les coordonnées de l’espace fictionnel se distribuant entre « hétérotopie », « eutopie » et « outopie ». Puis Thomas Muzart montre comment Wendy Delorme, dans Viendra le temps du feu (2021), met en fiction la proposition théorique, formulée par Muñoz, de l’« advenir queer [queer futurity] » ([2009] 2021), en imaginant les luttes progressivement convergentes d’un groupe de femmes – inspiré des Guérillères (1969) de Monique Wittig – et d’hommes autoproclamés « uraniens » – en référence à l’essai de Paul B. Preciado Un appartement sur Uranus (2019) – contre une société dystopique au nationalisme et à l’hétéronormativité exacerbés.
Subjectivations queers ou la désidentification à l’œuvre
30C’est notamment pour prolonger la conception wittigienne de l’écriture comme pratique excentrique du sujet que Teresa de Lauretis a forgé le concept de « désidentification » ([2003] 2007, p. 73). Celui-ci fut également employé par José Esteban Muñoz (1999) pour décrire les techniques performatives que des artistes queers noir·e·x·s et latin·e·x·s mirent en œuvre pour refuser que leur art soit estampillé par les institutions au moyen de catégories identitaires sexuelles ou raciales. Les affinités entre littérature et art performatif se retrouvent au cœur de l’« esthétique de l’existence » telle que la développe Michel Foucault dans ses derniers écrits et dans ses cours au Collège de France. Assumant le risque de donner matière aux accusations d’élitisme et d’individualisme qui ont été souvent adressées au philosophe, Martin Mees choisit d’inscrire ce concept dans une généalogie littéraire et de le rattacher, plus précisément, à la tradition dix-neuvièmiste du dandysme à travers la figure de Baudelaire. Parce qu’elle tend à revaloriser des formes de vie marginales et à tisser de nouveaux liens entre les domaines de l’art et de la politique, l’esthétique de l’existence rejoint la pensée queer, qu’elle contribue à intégrer dans une histoire longue de la « critique ». La réflexion finale d’Isabelle Boisclair s’intéresse à la dynamique post-identitaire qui parcourt l’essai Notre désir (Wie wir begehren) de Carolin Emcke ([2013] 2018). Le « nous » employé par Emcke renvoie, dès l’ouverture de son texte, à une expérience traumatique partagée : celle de deux enfants harcelés pour leur homosexualité présumée. Néanmoins, la référence de cette première personne du pluriel paraît, une fois de plus, osciller sous la plume de l’essayiste entre le particulier du point de vue minoritaire et l’universel inclusif d’une destination du texte ouverte sur l’infinité des lectures possibles. Face à la violence des assignations identitaires et sans oublier l’histoire des alliances politiques qu’elles ont pu engendrer, cette dernière contribution essaie donc d’interroger les modalités d’une désidentification radicale, appuyée sur une décatégorisation du désir lui-même, par-delà le paradigme de l’orientation sexuelle.
Coda : une petite fée traversée d’obliques, proposition de l’artiste Gral pour « Penser queer en français »
Gral, Fée, 2021.
© Gral.
31Appartenant à la série des « objets magiques » créée par l’artiste Gral en 2021, l’image photographique de la petite fée pensive que nous avons choisie pour illustrer ce dossier nous paraît résumer merveilleusement ses enjeux scientifiques. Sa posture méditative, les symboles qui l’accompagnent (la rose, les ailes et surtout les clous qui la traversent), les curieuses taches rondes sur ses jambes, évoquent à la fois le sens étymologique du mot « queer » (« oblique », « transversal »), son sens littéral (« bizarre », « bigarré ») et, plus largement, les tensions de la post-identité que les autres contributions n’ont eu de cesse d’explorer. C’est une image qui peut aussi indiquer l’ouverture des possibles offerte par les modifications corporelles, lorsque celles-ci parviennent à convertir la douleur en plaisir et le plaisir en fierté. Cette représentation, qui articule en son sein plusieurs catégories ontologiques (animal, végétal, autre, etc.), contient l’idée d’une violence que l’on retourne à l’envoyeur (les clous sont à l’envers). Avec son clair-obscur légèrement dramatique et baroque, cette fée exprime enfin l’urgence de faire advenir l’irréel ou le pas encore réel dans notre réalité de façon à pouvoir reconstituer, avec tout·e allié·e de bonne volonté, la texture d’un monde commun qui serait non seulement pensable mais surtout désirable.


