Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Novembre 2025 (volume 26, numéro 10)
titre article
Pierre Niedergang

Un traité des alignements

A treatise on alignments
Sara Ahmed, Queer Phenomenology. Orientations, objets et autres [Queer Phenomenology: Orientations, Objects, Others, 2006], trad. Laurence Brottier, Paris : Le Manuscrit, 2022, 350 p., EAN 9782304052824.

1L’année 2024 a été une année exceptionnelle pour la réception du travail de Sara Ahmed en France. Deux livres ont été traduits en français, Vivre une vie féministe et Manuel rabat-joie féministe, ainsi que deux recueils d’articles, Vandalisme queer et Obstinées 1. Étant donné le rayonnement international de cette philosophe féministe, queer et antiraciste, il était temps que le lectorat francophone ait accès à ce travail.

2Ce ne sont pourtant pas les premiers livres de Sara Ahmed à paraître en français. En 2022, l’un de ses ouvrages les plus convaincants, Queer Phenomenology (2006), avait été traduit tout en restant relativement inaperçu. Dans ce texte laboratoire, dans lequel la philosophe entend proposer à la fois une lecture phénoménologique des expériences queers et une relecture queer de la phénoménologie, se développent des thèmes et des analyses qui constitueront la matrice intellectuelle de ses travaux plus tardifs. C’est également un texte essentiel pour comprendre les tentatives des théories queers anglo-saxonnes, à partir des années 2000, de s’arracher à la conceptualisation psychanalytique de nos expériences en termes de pulsion ou d’identité (sexuelle ou de genre). Pourquoi donc ce désintérêt apparent pour la parution en français d’un travail si important ?

3Plusieurs facteurs expliquent la quasi-absence de réception de l’ouvrage en France. Du point de vue des théories queers, d’abord, une certaine déception a été causée par la publication du livre dans une maison d’édition, Le Manuscrit, spécialisée dans les impressions à la demande (si bien qu’encore aujourd’hui, le livre n’est pas disponible en librairie…), ainsi que par une traduction maladroite et très littérale. Dès le titre et le sous-titre, l’un non traduit, l’autre mal traduit, le malaise ressenti tout au long de la lecture commence. Assez cher, mal traduit, indisponible et laid, Queer Phenomenology en français n’a donc pas trouvé son public. Le caractère encore très universitaire de l’ouvrage, style dont Ahmed s’éloignera petit à petit après son départ de l’université2, a pu également être un obstacle pour le lectorat queer. Du côté de la philosophie, c’est plutôt la sclérose d’une phénoménologie française enferrée dans un travail de recyclage infini des théories de Sartre, Merleau-Ponty, Heidegger ou Levinas qui explique le désintérêt pour ce travail, lequel a pourtant beaucoup à dire à la phénoménologie, et non seulement aux (théories) queers3.

4Mon objectif ici est de sauter par-dessus ces obstacles, afin de rendre compte du rôle de Queer Phenomenology dans le parcours philosophique et intellectuel de Sara Ahmed, et de son importance dans le champ plus général des théories queers. Quelles sont les raisons qui doivent nous faire passer outre les défauts de cette édition française pour nous plonger dans cette proposition pour une phénoménologie queer ?

Une philosophie orientée objet

5Queer Phenomenology est, à plus d’un titre, un travail matriciel où s’élaborent un certain nombre de concepts, mais surtout une méthode. Les travaux plus récents de la philosophe frappent par sa capacité à penser à partir des objets. La philosophie de Ahmed est une philosophie au monde, dont les concepts naissent ou transpirent à partir des objets que rencontre le corps. Ahmed parle, dans Vivre une vie féministe, de « concept moite » pour décrire ces outils théoriques qui naissent de l’expérience du corps4. Une boite aux lettres dans laquelle nichent des oiseaux devient l’occasion de penser la manière d’habiter les institutions en tant que queer, car « il peut arriver qu’[une] chose se retrouve utilisée par celleux pour qui elle n’a pas été faite »5. Tandis qu’une boite aux lettres vide sur laquelle est affichée « birds welcome ! » restera vide, permettant ainsi de penser l’inefficacité des politiques d’affichage de la diversité6.

6Cette philosophie orientée objet, ou, plutôt, orientée par les objets, il me semble qu’elle prend racine dans Queer Phenomenology et commence par la rencontre d’un objet particulier, un objet qui, justement, oriente : la table. En partant de cet objet banal, quotidien, sur lequel à cet instant même je suis en train d’écrire, Ahmed opère un mouvement réflexif par lequel l’objet remet en question la théorie (et non plus la théorie, l’objet). Cela commence par une réflexion sur le type de table qui apparait aux philosophes : « le fait que ce soit la table de travail qui apparaisse, et non un autre type de table [par exemple, la table de la cuisine], pourrait révéler quelque chose à propos de l’“orientation” de la phénoménologie, voire de la philosophie elle-même » (p. 19). Comment et par qui la table est-elle vidée et nettoyée, afin de laisser la place au philosophe de penser cette table vide comme « surface pour écrire » ? Qui débarrasse la table pour que le philosophe (Husserl, en l’occurrence) puisse en parler ?

7Ahmed tire, pour elle-même et pour nous, cette leçon de la table : « ce à partir de quoi nous pensons est un dispositif d’orientation » (p. 20). Elle vaut pour l’histoire de la philosophie aussi bien que pour la philosophie en train de se faire : quels objets orientent la philosophie que je suis en train d’étudier ? Quels objets orientent ma propre philosophie ? Mais, l’objet ne révèle sa richesse philosophique qu’à celle ou celui qui se penche sur elle : il oriente, certes, mais cela suppose d’abord de s’orienter vers lui, sans s’en détourner. C’est le reproche que Ahmed adresse à Husserl, lequel aurait placé la table « à l’arrière-plan » (p. 20). Au contraire, Ahmed s’y arrête et c’est à ce moment où elle s’arrête sur l’objet que se révèle un certain « matérialisme » de Ahmed. Refusant le fétichisme qui, chez Marx comme chez Freud, est déni de l’origine (que cette origine soit dans le travail ou dans le traumatisme), Ahmed entend faire « l’histoire de ce qui apparait et [de] la manière dont [ce qui apparait] est façonné par les histoires de travail » (p. 80). Encore une fois : qui fait la table, la nettoie, la débarrasse, pour qu’elle puisse se trouver ici devant moi ? Quelles sont les conditions de possibilité pour que les choses m’apparaissent comme elles m’apparaissent ?

8L’objet dont on déploie la matérialité (et donc, l’histoire) gonfle d’un pouvoir réflexif : qu’est-ce que la théorie met « entre parenthèses » (la fameuse épochè phénoménologique) ? Qu’est-ce que le philosophe place à l’arrière-plan de sa philosophie ou carrément derrière (à l’instar de la chaise, qui soutient le corps sans être l’objet d’une attention spécifique) ? Autrement dit, l’objet remet en question les limites et les présupposés d’une philosophie. Il se retourne, se rebelle.

9La phénoménologie queer de Sara Ahmed consiste ainsi à explorer ce qui a été mis entre parenthèses ou rejeté derrière, en dehors du champ de perception, à déployer la force de rébellion potentielle des objets à la marge. C’est une phénoménologie basée non sur la mise entre parenthèses (épochè), mais sur une anti-épochè, pourrait-on dire, une manière de questionner le geste même de mise entre parenthèses. La phénoménologie queer fait venir à la lumière ce qui était rejeté dans l’ombre, par exemple, lorsqu’on considère la table sur laquelle s’écrit la philosophie, l’espace domestique et les normes de genre qui le structurent. Car il ne faut pas oublier la norme dans cette affaire : ce qui oriente dicte également une ligne de conduite qu’il convient de suivre.

De la pulsion à l’orientation

10Philosophe queer, Sara Ahmed met au cœur de son travail la question du désir et l’articulation entre le désir et le pouvoir. C’est l’objet du deuxième chapitre, « Orientation sexuelle ». À ce sujet, l’intérêt théorique principal du travail de Ahmed consiste à nous faire sortir du cadre de pensée psychanalytique, largement dominant au sein des théories queers jusqu’au début des années 20007. Elle participe ainsi à ce qu’on peut appeler le « tournant affectif » des théories queers initié notamment par Eve K. Sedgwick et deux théoriciennes qui en furent proches, Lauren Berlant et José Esteban Muñoz8. Tandis que Sedgwick se tournait vers la psychologie des affects de Silvan Tomkins, Ahmed fit le choix, comme Muñoz le fera également en 2009 dans Cruiser l’utopie, de se tourner vers la phénoménologie. Déjà centrale dans The Cultural Politics of Emotion, qui étudiait la mobilisation politique des affects, notamment par la droite anglaise, la référence à l’affect gagne une importance particulière lorsqu’il est question du désir. Le désir, pris comme un affect orienté, fournit une alternative à la notion psychanalytique de pulsion9. Quelles sont les conséquences de ce déplacement ?

11Cette libération par rapport à l’approche psychanalytique de la subjectivité permet notamment à Ahmed d’approcher la question de la sexualité et du désir à partir de l’espace. Penser le désir en termes d’affect permet de sortir de la dualité sujet-objet qui, malgré les tentatives de subversion (chez Lacan, par exemple), reste au cœur des conceptions psychanalytiques. Il devient ainsi possible de penser la sexualité comme « une formation spatiale, non seulement dans le sens où les corps habitent des espaces sexuels, mais aussi dans le sens où les corps sont sexualisés à travers leur manière d’habiter l’espace » (p. 116). La phénoménologie queer peut donc continuer le travail engagé par les géographies queers10 à partir des années 1990 autour de la manière dont les espaces produisent et accueillent certaines sexualités plutôt que d’autres : comment l’espace familial, par exemple, et les différents dispositifs d’orientation qu’il réunit orientent-ils notre désir selon une ligne straight ?

12Le décollement (relatif) par rapport à la psychanalyse (Ahmed fait tout de même appel à Freud) permet aussi de comprendre le rapport désir-pouvoir non plus comme le rapport du désir à la loi, comme c’est souvent le cas dans le cadre théorique psychanalytique, mais à partir de la notion de norme. C’est ici qu’entre en jeu la dimension spatiale des termes « straight » (hétéro ou droit) et « queer » (déviant) : ce qui est straight est ce qui est aligné à d’autres lignes. Le straight est donc relatif et défini par la répétition. Est straight non pas ce qui est droit « de nature », mais ce qui apparait droit parce qu’il s’aligne avec les autres lignes. À l’inverse, apparaitront bancales ou queers les orientations qui ne suivent pas ce processus d’alignement (p. 115).

13Le résultat principal de cette approche du queer en termes d’orientation est un formidable élargissement du queer : queer désigne non seulement un désir vers le même sexe, ou une identité de genre troublée ou trans, mais aussi une orientation dans le monde, une orientation du corps ou une orientation désirante, « ne suivant pas la ligne straight » (p. 121). En retour, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre sont conçues comme une manière d’être orienté·e dans le monde.

14Parce que certaines orientations sexuelles et de genre sont rendues obligatoires, ce sont donc des manières d’être au monde qui sont rendues obligatoires. L’anglais possède le terme de « compulsive », qui renvoie à la fois à l’obligation et à la répétition d’une poussée, d’une orientation, donc. Onze ans plus tard, dans Vivre une vie féministe, Ahmed réaffirmera que « le pouvoir agit comme un mode directionnel, une manière d’orienter les corps de certaines façons […] les normes apparaissent sous la forme d’objets palpables »11.

15La thématique de la répétition est importante, et ambivalente chez Ahmed. D’un côté, et il faut ici sentir l’influence de l’approche que propose Judith Butler dans Ces corps qui comptent, la répétition des lignes ou des orientations est le mode d’existence des normes12. Les normes ne préexistent pas aux orientations alignées qui les font exister. D’un autre côté, l’écriture de Ahmed est une écriture de la répétition : les images, les concepts, les analyses se répètent d’un livre à l’autre, se reconfigurent. C’est particulièrement manifeste lorsqu’on considère la ressemblance entre Vivre une vie féministe et Manuel rabat-joie féministe, mais c’est également le cas des outils forgés dans Queer Phenomenology. L’ambivalence tient au fait que la répétition est ce qui permet de tracer un chemin. Ceci vaut pour le chemin d’une pensée en train de se constituer, de s’orienter, en repassant par des endroits similaires, en posant des balises. Ceci vaut également pour nos désirs, nos corps, nos orientations dans le monde, qui suivent les chemins tracés par d’autres corps.

L’inhabitable espace blanc

16Depuis sa naissance, qu’on la fasse remonter à Gloria Anzaldúa ou à Teresa de Lauretis, la théorie queer — c’est ce qui la distingue de certaines théories gaies et lesbiennes — entend articuler la question des normes de genre ou sexuelles avec les rapports sociaux de race. La phénoménologie queer de Sara Ahmed, qui met au centre la question de l’orientation et de l’espace, propose également une approche de la blanchité13 et du racisme. L’altérisation raciale est, en effet, une manière de considérer qu’un corps vient d’ailleurs, qu’il « ne vient pas d’ici », de considérer qu’un corps n’appartient pas à cet espace « là », et le lui faire ressentir : « Et toi, tu viens d’où ? »

17Le corps « racisé » est donc un corps queer au sens de Ahmed, c’est-à-dire un corps perçu comme n’étant pas bien aligné avec les autres lignes. Ces lignes qui déterminent la blanchité comme norme, ce sont non seulement les corps blancs, mais aussi les espaces eux-mêmes qui les tracent, notamment les espaces institutionnels. Ces espaces sont pensés pour être habités par certains corps et leur être confortables, tandis que, sans leur en interdire explicitement l’accès, ils sont tellement inconfortables à habiter pour d’autres corps qu’ils les en excluent de fait. Ce confort institutionnel des corps blancs et l’inconfort des personnes racisées concernent à nouveau cette logique de l’alignement straight :

Les institutions supposent également des dispositifs d’orientation qui maintiennent les choses en place. L’affect [lié à cette situation] pourrait être décrit comme une forme de confort. […] Les corps blancs sont à leur aise, car ils habitent des espaces qui prolongent leur forme. […] Autrement dit, la blanchité peut fonctionner en tant que forme de confort public en permettant aux corps de s’étendre dans des espaces qui ont déjà pris leur forme. Ces espaces sont vécus comme étant confortables, car ils permettent aux corps d’entrer en adéquation ; la forme de ces corps s’est déjà imprimée sur les surfaces de l’espace social. (p. 218-219)

18La blanchité est un straightening device, un dispositif de redressement (p. 198). Elle épuise les possibles des corps non blancs dans l’espace, en leur rendant impossible d’habiter confortablement ces espaces. Elle interdit à certains corps certaines orientations : la blanchité paralyse, engourdit. « Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel »14, dit Frantz Fanon, et Ahmed de reformuler : « le racisme arrête les corps noirs, qui ne peuvent plus habiter l’espace[, il] restreint les capacités d’action » (p. 182).

19Dans le troisième et dernier chapitre de Queer Phenomenology, quatre grands axes structurent les analyses de Ahmed autour de cette logique du (dés)alignement racial :

  1. La transition avec les analyses autour du désir dans le chapitre précédent est assurée par une réflexion sur l’orientalisme. Edward Saïd désignait, en 1978, l’orientalisme comme un fantasme occidental, celui d’un Orient, à la fois monstrueux et attirant, radicalement « autre » et pour cela désirable, lieu hors norme de tous les possibles15. Que le terme « orientation » renvoie à l’idée d’être tourné·e vers l’est (l’Orient) n’est, comme l’explique Ahmed, pas un hasard dans la mesure où le point de vue à partir duquel on s’oriente est supposé appartenir à l’ouest, autrement dit, à l’Occident. Les discours orientalistes construisent non seulement l’idée d’un Orient vers lequel être tourné·e, mais aussi la présupposition d’un espace occidental autour duquel nous sommes rassemblé·es et à partir duquel nous nous orientons.

  2. La logique des lignes, lorsqu’on en considère la dimension raciale, renvoie aussi à la lignée, à l’hérédité. Déjà évoquée à propos de l’orientation sexuelle, cette dimension temporelle est aussi celle de l’héritage : hériter en droite ligne, c’est hériter de l’hétérosexualité comme ce qui reproduit, continue la lignée familiale. À l’inverse, il n’est pas impossible de penser des héritages de travers. Qu’on songe, par exemple, à Laure Murat qui évoque, dans Proust, roman familial, la rupture avec son héritage straight et son intérêt pour sa tante queer et opiomane16, Violette Ney d’Elchingen. La blanchité, elle aussi, « devient un héritage social », un « don », comme s’il s’agissait d’une chose, « un attribut partagé » (p. 204). Et, dans la mesure où, je l’ai dit, Ahmed conçoit la blanchité comme l’extinction de certains possibles pour le corps, « nous héritons de la possibilité d’atteindre certains objets » (p. 205) ou d’habiter certains espaces, certaines institutions.

  3. Déjà évoquées, les réflexions sur le monde blanc, sur l’inconfort qu’il crée pour les corps auxquels il n’offre aucune place seront d’une importance capitale pour les travaux, plus tardifs, de Ahmed autour de l’institution. Dans son Manuel rabat-joie féministe, elle parle par exemple de la manière dont les espaces sociaux peuvent fonctionner comme « ces fauteuils qui sont d’autant plus confortables qu’ils sont utilisés par les personnes qui ont l’habitude de les utiliser […] Quand des espaces deviennent confortables pour certaines personnes à force d’usages répétés, ils deviennent moins confortables pour d’autres. »17 Cette image puissante, déjà présente dans Queer Phenomenology, illustre la manière dont les espaces eux-mêmes peuvent acquérir des habitudes qui produisent des phénomènes d’exclusion.

  4. Tout comme il existe des lignes désalignées, des orientations queers lorsqu’on considère les orientations sexuelles, il existe aussi des processus de désalignement lorsqu’il est question de la race. Là encore, suivant la trace de sa propre expérience, Ahmed étudie les « orientations mêlées » du métissage. Tout comme Gloria Anzaldúa comprenait l’expérience de la mestiza à partir de la « queerness », Ahmed comprend l’expérience métisse comme une expérience queer, celle de « ceux qui ont échoué à hériter de la blanchité » (p. 231).

20La réflexion sur l’orientation permet donc à Ahmed de mêler, à partir d’une perspective intersectionnelle, des réflexions sur les normes de la sexualité et de genre, et des analyses concernant les rapports sociaux de race. Sexualité et race ont en commun d’être le résultat de dispositifs d’orientation qui dictent des formes d’alignement : alignement des désirs et alignement des corps.

Collectifs et alignements, questions conclusives

21Peut-être faut-il, pour conclure cette rapide présentation des enjeux et de l’intérêt de Queer Phenomenology, évoquer l’ambivalence de cette logique des lignes décrite par Sara Ahmed. Tout alignement consiste-t-il en une normalisation qui renforce, en la réitérant, la puissance d’une norme dominante ? N’y a-t-il pas des alignements, révisables et opérés sur un mode réflexif, qui, plutôt que de servir le renforcement des normes dominantes, permettent de faire exister des collectifs et de proposer des alternatives aux formes d’alignement straight ? N’y a-t-il pas des manières paradoxalement queers de s’aligner ?

22Pour Sara Ahmed, « des collectifs tels que la famille et la nation impliquent des orientations partagées vers et autour des objets. Le collectif serait un effet de la répétition de cette orientation au fil du temps […] » (p. 193). N’est-ce le cas que de la famille et de la nation ? Tout collectif n’implique-t-il pas, ne serait-ce que sous une forme minimale, certains alignements qui permettent aux sujets du collectif de se réunir, de constituer un être-ensemble ? L’existence de certaines normes en commun n’est-elle pas nécessaire à l’existence du collectif et de l’agir-ensemble ?

23Comme je l’ai montré ailleurs18, il faut distinguer, a fortiori dans le cadre des collectifs, entre deux processus : la normalisation (qui consiste à s’aligner sur des normes préexistantes) et la normativité (qui consiste, au contraire, à inventer de nouvelles normes). Cette distinction est importante si l’on veut comprendre le rôle que joue l’invention de normes alternatives dans les politiques queers. Or, dans quelle mesure l’approche de Ahmed dans Queer Phenomenology permet-elle de prendre en compte la distinction entre les deux processus ?

24C’est dans le caractère relatif de la « verticalité » que se trouve, je crois, la réponse. Toute manière de prendre la tangente par rapport aux normes dominantes qui prescrivent des formes d’alignement trace, à son tour, un chemin alternatif. Plus ce chemin alternatif est foulé, plus il trace une route visible et prescriptive, il creuse une norme. Cette norme, qui désigne bien un chemin à suivre, constitue une norme alternative en train de se faire (normativité), et non pas un alignement (normalisation). On pourrait ainsi le formuler : la répétition d’une voie antinormative (critique de la norme) constitue un processus normatif (créateur de norme). Cela explique, par exemple, le paradoxe des « injonctions à l’antinormativité » dans lesquelles nous nous trouvons parfois pris·es.

25Dans cette logique queer dans laquelle toute critique des normes peut devenir elle-même normative, la question est donc moins : suis-je, ou non, aligné·e ? Mais, comment suis-je aligné·e ? Autour de quoi, à partir de quoi, vers quoi ? Et comment cet alignement repose-t-il et renforce-t-il (ou non) des processus d’exclusion et d’altérisation ? C’est, entre autres, parce qu’il nous permet de poser ces questions que Queer Phenomenology de Sara Ahmed est un livre essentiel.