
Transitude, transsexuation : une alternative matérialiste à la « transidentité »
1Depuis environ cinq ans, un certain nombre de chercheureuses et militant‧es participent au développement et à la structuration d’un courant matérialiste au sein des études trans : en 2019, Pauline Clochec et Noémie Grunenwald organisent la journée d’études « Matérialismes trans » à l’ENS de Lyon1, qui a donné lieu en 2021 à la parution des actes de cette journée dans un recueil du même nom2 ; la même année, le sociologue Emmanuel Beaubatie publie Transfuges de sexe 3 — enquête dans laquelle les transitions de genre sont étudiées comme des trajectoires de mobilité sociale semblables à certains égards à celles des « transfuges de classe ».
2Cette volonté de recentrer les études trans sur les dimensions matérielles et sociales de la transitude4 est aussi au cœur du travail de Clochec dans Après l’identité. Transitude et féminisme. Comme le titre l’indique, ce « recentrement » intervient en opposition à la focale identitaire qui prévaut aujourd’hui dans les discours sur la transitude — qui est d’ailleurs le plus souvent pensée comme « transidentité5 ». Pauline Clochec est maîtresse de conférences en philosophie morale et politique à l’Université de Picardie Jules Verne et spécialisée en philosophie allemande et en philosophie féministe. Ses recherches portent, entre autres, sur Marx ainsi que sur la critique du marxisme par le féminisme matérialiste. Son implication dans l’organisation de la journée d’études du printemps 2019 ainsi que la parution en 2023 d’Après l’identité font d’elle une figure centrale de ce courant matérialiste au sein des études trans en France.
3Le recueil qui nous intéresse ici est constitué de quatre chapitres, issus de conférences données par Pauline Clochec entre 2018 et 2021. Le premier chapitre (« Transition et mouvement trans : s’émanciper du genre ou par le genre ? ») interroge la position des personnes trans au sein du système de genre à partir de la question de la reconduction ou de la subversion de ce système ; le deuxième chapitre (« Nos identités sont-elles politiques ? ») est une critique de la mise au centre de l’identité dans les luttes trans depuis les années 1990 ; le troisième (« Savoirs trans et savoirs médicaux : le cas des hormones ») s’intéresse au conflit d’expertise entre les médecins et les personnes trans autour des traitements hormonaux de substitution ; le dernier (« La métamorphose pensable : trois théories du changement de sexe ») présente les trois paradigmes ayant façonné la prise en charge médicale des transitions, des années 1910 à nos jours : le paradigme transvestite, le paradigme transsexualiste et le paradigme transidentitaire. La critique de ces trois paradigmes entraîne la proposition d’un quatrième modèle : celui du consentement éclairé. L’ensemble de ces textes permet donc à la philosophe d’élaborer une théorisation et une politique matérialistes de la « transsexuation » et d’ainsi concevoir le changement de sexe comme une trajectoire sociale plutôt que comme un fait psychologique. Un matérialisme, donc, qui rompt véritablement avec le paradigme « transsexualiste » qui domine encore aujourd’hui les pratiques médicales et dont la dimension psychologiste s’est aussi installée dans les discours militants trans depuis les années 2000.
Le paradigme transvestite (1910-1950)
4La quatrième et dernier chapitre est peut-être le plus important de ce recueil : on y trouve en effet une histoire critique des trois paradigmes de prise en charge médicale des transitions, qui révèle les continuités idéologiques et pratiques qui les caractérisent. Cette histoire, souvent peu ou mal connue, est essentielle puisqu’elle permet de comprendre la généalogie des revendications contemporaines des mouvements trans.
5Pauline Clochec commence ainsi par présenter le « paradigme transvestite » (p. 88), élaboré en particulier par l’endocrinologue et sexologue allemand Magnus Hirschfeld dès les années 1910. Hirschfeld définit le « transvestisme » — néologisme dont il est à l’origine — comme « le besoin psychique de se présenter dans le costume, le comportement et les habitudes de l’autre sexe6 ». À une époque où les méthodes hormonales ou chirurgicales de changement de sexe n’ont pas encore été développées, le vêtement semble en effet constituer le moyen privilégié de changer de catégorie de sexe. Hirschfeld considère par ailleurs que ce « besoin » ou désir de changer de sexe non seulement est inoffensif (p. 95) mais relève aussi d’une certaine naturalité biologique dans la mesure où, selon lui, il n’existe pas seulement deux sexes distincts mais plutôt un continuum de variations dont les hommes et les femmes constituent les extrémités7. Le sexologue place donc dans ce continuum ceux qu’il appelle les « intermédiaires sexuels8 », dont font partie les transvestites. Cette naturalisation du désir d’appartenir à l’autre catégorie implique qu’il est inutile de chercher à soigner ou à éradiquer ce désir par le biais de la psychothérapie (p. 95) ; pour Hirschfeld, le transvestisme relève non pas de la pathologie mentale mais d’une simple expression de la « personnalité individuelle9 » et il convient donc d’accéder aux demandes de changement de sexe. Les progrès chirurgicaux nécessaires à la mise en œuvre médicale de telles demandes permettent à Hirschfeld d’organiser les premières chirurgies de réassignation sexuelle à l’Institut de sexologie de Berlin dans l’entre-deux-guerres (p. 95). Si Hirschfeld semble poser les jalons précoces d’une dépsychiatrisation du changement de sexe, Clochec souligne le caractère « inné10 » du transvestisme dans les travaux du sexologue. Celui-ci va même jusqu’à affirmer que, de manière générale, les caractéristiques des intermédiaires sexuels sont « déjà naturellement formées et sont dormantes chez l’individu bien avant qu’elles ne soient éveillées11 ». On trouve donc dès cette première conceptualisation l’idée d’un « toujours-déjà-là » suggérant une origine psychologique de la transitude qui pourrait même être de l’ordre de l’inconscient chez les personnes trans.
Le paradigme transsexualiste (1950-2000)
6Bien qu’une large partie des travaux de Hirschfeld et de l’Institut de sexologie de Berlin aient été perdus dans l’incendie perpétré par les nazis en 1933, certains éléments du transvestisme peuvent être retrouvés dans le paradigme du transsexualisme (p. 96). Il émerge dans les années 1950, en particulier sous l’impulsion de Harry Benjamin et Robert Stoller, respectivement endocrinologue et psychiatre étasuniens. Si Benjamin milite — comme Hirschfeld — pour la mise en œuvre chirurgicale et hormonale des demandes de changement de sexe, il s’appuie non pas sur sa théorie des intermédiaires sexuels mais sur la distinction théorisée par Stoller entre le sexe et le genre. Le psychiatre considère en effet que le sexe correspond aux caractéristiques biologiques « déterminant si l’on est mâle ou femelle12 », tandis que le genre correspond aux « phénomènes psychologiques13 » qui se rapportent aux idées de féminité et de masculinité. Cette distinction l’amène également à affirmer que le sexe et le genre peuvent diverger14. Ainsi, là encore — bien que pour des raisons différentes —, l’appartenance à l’une ou l’autre des catégories de sexe est assignée au champ psychologique. Cette description des travaux de Stoller permet donc à Clochec de montrer que le « transsexualisme » repose sur un dualisme corps-esprit (p. 102) : le sexe dit biologique et le sexe dit psychologique seraient alors disjoints dans le cas des personnes transsexuelles et la transition médicale interviendrait comme moyen de re-joindre les deux « sexes » par la modification du corps (p. 100-101).
7La particularité de Stoller et Benjamin est qu’ils cherchent à identifier les transsexuels « vrais » ou « primaires » (p. 105-106). Cette volonté de différenciation donne lieu à l’établissement d’un certain nombre de critères qui doivent pouvoir être vérifiés par les psychiatres avant d’accorder l’accès aux hormones et aux chirurgies. Pauline Clochec relève ainsi quatre critères principaux (p. 107) : la personne doit avoir la conviction d’être (intérieurement) de l’autre sexe15 ; cette conviction ne doit pas être le fait d’une psychose et la personne doit faire preuve d’une certaine « stabilité » psychologique ; la permanence de cette conviction dans le temps et, plus précisément, depuis l’enfance ; un comportement correspondant au sexe désiré, incluant entre autres l’hétérosexualité dans le sexe d’arrivée. L’importance de ces critères est double : premièrement, Clochec indique justement que Benjamin prétend formaliser des critères descriptifs, alors qu’ils sont normatifs (p. 106) ; deuxièmement, ce sont ces critères ainsi que les protocoles médicaux élaborés par Benjamin qui « ont fixé le cadre du traitement des demandes de changement physique de sexe jusqu’au début des années 2000 — et restent encore parfois en vigueur » (p. 97).
Le paradigme transidentitaire (depuis les années 2000)
8Dans les années 1990 et 2000, le paradigme transsexualiste est remis en question, en particulier par les critiques et résistances des personnes trans et des mouvements trans16. Ces critiques portent notamment sur la « normalisation stéréotypique » (p. 112) des transitudes imposée par le paradigme transsexualiste. Ainsi, des groupes queers et transgenres17 revendiquent la pluralité de leurs identités de genre en dehors des catégories normatives du protocole médical. Plus particulièrement, ils insistent sur la dimension intime et personnelle de l’identité de genre, dimension qui justifie la revendication d’un droit à l’autodétermination sans dépendance à l’avis des psychiatres (p. 113).
9Bien qu’elle critique ensuite la « conceptualité psychologique commune de l’identité » (p. 114) entre le paradigme transsexualiste et les mouvements transgenres, Pauline Clochec reconnaît que l’incorporation de certaines revendications émanant des sphères militantes au sein des protocoles médicaux a entraîné une transformation positive du paradigme transsexualiste en ce qu’elle appelle le « paradigme transgenre » (p. 111). Elle identifie alors des évolutions non négligeables dans la pratique médicale telles que l’acceptation des demandes partielles18 et, plus généralement, une individualisation des parcours de soins, le raccourcissement de la phase d’évaluation psychiatrique ou encore l’ouverture de l’utilisation des bloqueurs de puberté (p. 116-117). Ainsi, progressivement, les personnes trans semblent gagner en autonomie dans leurs parcours médicaux. Mais, si la transitude n’est plus officiellement considérée comme un « transsexualisme » devant être présent depuis l’enfance, le vocabulaire de l’identité intérieure se maintient avec l’intégration dans les pratiques médicales de termes tels que « identité de genre », « dysphorie de genre » et « transidentité » (p. 29).
10La description que fait Clochec de ces paradigmes montre donc la construction historique de ce que nous appelons aujourd’hui « transidentité », c’est-à-dire du fait trans comme identité intérieure. Face aux importantes continuités conceptuelles concernant notamment la psychologisation du genre à l’œuvre dans ces trois paradigmes, il convient de s’intéresser à présent aux critiques qu’elle adresse à une telle psychologisation depuis une perspective matérialiste.
Critique du modèle identitaire : dépsychiatrisation et culture de l’intériorité
11Pauline Clochec identifie ainsi une certaine continuité entre les trois paradigmes — continuité qui peut remettre en question l’efficacité des demandes de dépsychiatrisation des transitions par les mouvements transgenres. Ces mouvements ont soutenu une compréhension de la transitude comme transidentité — c’est-à-dire en tant que ressenti personnel et intérieur d’une discordance avec le sexe assigné — dans le but d’opposer à la mainmise des psychiatres l’expertise des personnes sur leur propre identité (p. 34). Cependant, cette opposition est limitée par le fait qu’elle partage avec la sphère médicale le socle idéologique d’une conception identitaire et intérieure de la transitude :
En effet, le vocabulaire et le fondement théorique subjectiviste et psychologique propre aux interprétations transgenres et queers du fait trans en termes d’identité intérieure sont ce qui justifie le rôle diagnostique de la psychothérapie (au sens large). La théorie et le paradigme médical transgenres reposent sur la définition de la transitude comme identité intérieure, et c’est cette définition qui légitime le recours à une procédure d’identification de celle-ci, les praticien‧ne‧s de santé ne pouvant se limiter à la demande et aux pratiques manifestes des patient‧e‧s mais devant remonter à une identité qui leur serait sous-jacente et qui nécessiterait donc un travail d’évaluation (p. 120).
12Si cette interprétation « subjectiviste et psychologique » de la transitude semble être « hérité[e] du paradigme transsexualiste » (p. 113), sa reprise par les mouvements transgenres rend inefficace une tentative de dépsychiatrisation des parcours trans. Cette inefficacité constitue la première critique de Clochec, mais elle s’oppose plus généralement et d’un point de vue théorique à ce fondement identitaire du fait trans.
13Au-delà de la seule sphère médicale, la notion de transidentité semble dominer les discours sur la transitude, y compris dans les milieux trans (p. 36). La philosophe indique que cette notion repose sur une certaine définition du concept de genre, dans laquelle « les genres désignent les identités et expressions de genre des individus (femme, homme ou autres) qui à la fois seraient déterminées par le patriarcat mais pourraient aussi y échapper ou le subvertir » (p. 17). Or, s’inscrivant dans un héritage du féminisme matérialiste19, Clochec retient plutôt une définition du genre (au singulier) comme « le système socioculturel de division et de hiérarchisation des sociétés en deux classes inégales » (p. 16-17). Cette définition rend d’office caduque la notion d’identité de genre dans la mesure où le genre est un système dans lequel l’appartenance à l’une ou l’autre des catégories se joue non dans l’intériorité des individus mais dans la pratique sociale. Dans une perspective matérialiste, cette appartenance est une question non pas d’identité intérieure, mais de perceptions et de traitements sociaux (p. 46). Ainsi, le fait d’être trans ne peut plus reposer sur une identité de genre différente du sexe d’état civil, mais implique l’appartenance sociale à une catégorie de sexe différente de celle assignée à la naissance. Puisqu’être un homme ou une femme n’a de réalité que matérielle (donc sociale), le passage d’une catégorie à l’autre n’est pas introspectif : il s’agit pour Clochec d’une « question pratique, à savoir une question sociale, juridique et corporelle, celle de l’accès aux moyens matériels pour vivre pleinement dans le sexe revendiqué » (p. 49).
14Dans la continuité de cette réflexion, la philosophe souligne que le paradigme de l’identité suggère que les personnes seraient « déjà » des hommes ou des femmes avant tout processus de transition (p. 104). La transition aurait donc pour but de faire reconnaître cette appartenance, déjà réalisée dans l’intériorité. L’étude que mène Clochec sur les travaux de Harry Benjamin permet à ce titre de démontrer que ce « déjà-là » que serait l’identité de genre des patient‧es est en fait le résultat d’un recodage de leurs récits par les médecins. S’appuyant sur les récits recueillis par Benjamin, Clochec affirme alors :
Ces témoignages font état de pratiques, d’actes (par exemple le fait de se vêtir des vêtements du sexe désiré), de désirs explicites et de préférences sociales (comme avoir une sociabilité féminine) : ils sont donc le plus souvent l’affirmation du désir d’une appartenance sociale et corporelle à un sexe (distinct du sexe d’assignation) et de pratiques visant cette appartenance (p. 103).
15Ces récits qu’évoque Clochec semblent donc traduire un « vouloir-être » ou un « vouloir-appartenir » plutôt qu’un « être-déjà » ou qu’un « sentiment d’appartenance ». C’est l’interprétation imposée par Benjamin qui change « l’expression explicite du désir ou de la volonté d’être de l’autre sexe en la croyance ou conviction d’être (déjà et intérieurement) de cet autre sexe » (p. 104). Cette interprétation psychologiste supposant une identité de genre qui serait sous-jacente aux pratiques s’inscrit selon Clochec dans un contexte socioculturel plus général d’une « culture de l’intériorité individuelle » (p. 125) que la philosophe identifie comme un aspect « théorique et culturel » des sociétés capitalistes (p. 124). Par cette critique matérialiste de la notion d’identité de genre, Clochec invite également à reconsidérer les luttes trans dans leur articulation avec les luttes féministes contre le patriarcat.
Les luttes trans au sein des luttes féministes
16Pour Pauline Clochec, la définition identitaire de la transitude qui prévaut dans les revendications des mouvements transgenres occasionne une lutte en faveur d’une certaine « prolifération » des identités de genre (p. 18). Dans le recueil, ces revendications sont régulièrement associées à la théorie queer, en particulier aux travaux de Judith Butler et de Sam Bourcier. Mais il convient de préciser que Bourcier comme Butler s’opposent aussi à la vision psychologiste de l’identité que critique Clochec. Sam Bourcier mobilise une conception de l’identité comme une position construite et variable dans le temps et affirme par exemple qu’« [i]l n’y a pas d’identité de genre derrière les expressions de genre20 ». C’est également ce que propose la notion de performativité du genre chez Butler21. La prolifération des identités chez Bourcier appelle d’ailleurs non pas à la reconnaissance des intériorités des individus, mais plutôt à la diversification des positionnements au sein du système de genre et au rejet de la binarité22. L’idée, suggérée par Clochec, que Butler et Bourcier feraient leur une définition intérieure et personnelle du genre semble donc contestable.
17Pauline Clochec émet tout de même des critiques à l’égard de la prolifération des genres telle que conçue dans la théorie queer. Les deux auteurices semblent en effet indiquer que, puisque le système patriarcal repose sur la stabilité et l’exclusivité des catégories « homme » et « femme », la multiplication des genres permettrait une certaine subversion de ce binarisme23. Clochec oppose deux arguments à ce type de politique. D’une part, elle considère que cette approche se concentre sur des pratiques individuelles au détriment du caractère systémique du genre (au singulier). Cet « individualisme » donnerait donc lieu à une forme d’émancipation que la philosophe qualifie d’illusoire, « dans la mesure où elle laisse subsister une domination patriarcale et hétérosexuelle collective » (p. 20). D’autre part, Clochec rappelle qu’avoir une pratique subversive du genre ne permet pas d’échapper au traitement social réservé à la classe de sexe dans laquelle les individus sont « socialement perçus » (p. 20).
18Ces deux critiques amènent Clochec à formuler une politique matérialiste de lutte qui repose sur la conception des catégories de sexe comme classes sociales. Dans ce cadre, les personnes trans ne vivent pas en dehors de ces classes mais passent de l’une à l’autre (p. 56). C’est précisément ce passage qui fait l’objet de limitations ; celles-ci découlent directement du système hétéropatriarcal selon deux modalités. Premièrement, le contrôle juridique et psychiatrique des transitions ainsi que les sanctions sociales qui en résultent (accès discriminé à l’emploi, au logement et aux prestations sociales) sont opérés par le biais des « institutions et des pratiques de contrôle et de maintien du genre telles que l’industrie pharmaceutique, le corps médical, les viols et agressions “correctives”, le harcèlement sexuel, etc. » (p. 22). À ce titre, ces obstacles sont une des manifestations — appliquées aux transitions — du système de genre. Pauline Clochec indique ainsi :
Par tous ces procédés, les trans en transition sont objets de la domination patriarcale générale sur la classe des femmes, c’est-à-dire dépossédé‧es de tout pouvoir de décision vis-à-vis de leur corps, de son usage et de sa présentation publique (p. 22).
19Deuxièmement, les discriminations spécifiques subies par les personnes trans sont subies soit « en tant que femme[s] et perçue[s] comme telle[s] » (p. 47) dans le cas des femmes trans qui passent et des hommes trans et personnes non binaires qui peuvent être perçu‧es comme femmes, soit en tant que personne « visiblement trans » (p. 47), et procèdent donc d’une réassignation à la classe des femmes ou d’une sanction liée à une trajectoire de féminisation. Ainsi, ces deux cas démontrent que la raison de ces violences est « une stigmatisation de la féminité comme étant inférieure à la masculinité en tant qu’elle est hégémonique, en tant que la classe des hommes est, socialement et symboliquement, la classe dominante » (p. 47).
20Les deux arguments déployés par Clochec indiquent que la transphobie — ou cissexisme — dépend du sexisme. Cette dépendance implique que « les luttes trans sont une partie des luttes féministes plus larges contre le patriarcat » (p. 24). L’articulation des luttes trans aux luttes féministes invite à se détourner des revendications identitaires qui seraient de l’ordre de la reconnaissance, de la représentation des identités ou de la subversion des codes pour se focaliser sur des revendications matérielles contre le contrôle des corps des femmes, que subissent également les personnes trans.
Pour une véritable dépsychiatrisation des transitions
21Pour autant, Pauline Clochec ne s’éloigne pas des problématiques et besoins spécifiques des personnes trans. Un des intérêts majeurs de son travail consiste justement en l’élaboration d’un modèle de soins appuyé sur une théorie permettant d’envisager des transitions médicales non psychiatrisées. Derrière la critique du paradigme transidentitaire, la philosophe critique plus généralement les conceptions de la transitude qui cherchent à en déterminer l’origine (p. 125) : c’est le cas du modèle transidentitaire, puisqu’il localise l’origine d’un désir de transition dans l’intériorité des individus qui seraient déjà, au fond d’eux, de l’autre sexe. Ainsi, le mot « transitude » constitue déjà un premier geste critique dans la mesure où le terme permet de penser le fait trans en dehors d’une quelconque hypothèse ou idéologie étiologique. Mais Clochec propose une terminologie plus spécifique mettant l’accent sur la transition comme trajectoire sociale de sexuation :
Une telle approche suppose de reconceptualiser la transitude, non plus selon les concepts trop psychologiques de transvestisme, de transsexualisme et de transgenre, mais simplement comme transsexuation, c’est-à-dire non pas comme une condition permanente définissant l’identité d’un individu, mais simplement comme passage, le plus souvent médiatisé par l’administration de procédés et de techniques médicales […], d’un sexe à un autre (autant comme catégorie sociale que comme catégorie partiellement biologique — d’où l’aspect médical). […] Elle relève alors non pas d’une identité de genre préalable dont il faudrait faire la preuve, mais d’une trajectoire de sexuation factuellement minoritaire dans les sociétés contemporaines (p. 127-128).
22Il s’agit donc de penser le fait trans de manière descriptive et non étiologique. En tant que trajectoire de sexuation, la transsexuation décrit simplement la façon dont une personne en vient à appartenir à une catégorie de sexe. En ce sens, elle n’est différente de la cissexuation qu’en pratique, et non en nature, dans la mesure où tout processus de sexuation « est à la fois physique et social » (p. 134). Cette terminologie permet ainsi de se centrer non pas sur les dispositions psychiques des personnes trans mais sur leurs pratiques, leurs conditions sociales et leurs intérêts communautaires.
23Puisque le paradigme transidentitaire repose sur une idéologie de l’intériorité, l’abandon de cette idéologie implique l’abandon de l’évaluation psychiatrique servant aujourd’hui à faire la preuve de cette identité intérieure (p. 125-126). La notion de transsexuation permet ainsi de penser la prise en charge médicale à partir d’une position théorique débarrassée de l’identité. Plus encore, si la transitude est un ensemble de pratiques physiques et sociales — et non un état intérieur —, il devient alors difficile de justifier un rôle prépondérant des psychiatres au sein de ce processus. Au-delà donc d’une reconfiguration théorique, le travail de Clochec ouvre aussi la porte à une reconfiguration clinique sur le modèle du consentement éclairé. Il s’agit d’une relation médicale décrite de la façon suivante :
Dans ce modèle, le rôle du ou de la soignant‧e est de donner à la patiente ou au patient les informations sur les produits ou procédures médicales existantes, sur leurs risques, leurs conséquences, leurs éventuels effets secondaires, ainsi que sur son expérience dans le suivi de patient‧es suivant ces traitements ou procédures (p. 131-132).
24L’expertise professionnelle des médecins ne sert donc plus à diagnostiquer mais à informer et accompagner. Si ce fonctionnement est parfois appliqué en France, il n’est pas encore généralisé, et encore moins institutionnalisé. Plus particulièrement, ces pratiques sont souvent permises dans la médecine libérale et non au sein des hôpitaux publics. Cela implique par exemple que des personnes trans consultant des chirurgien‧nes dans le privé pourront parfois être prises en charge selon le modèle du consentement éclairé, mais que leur opération sera onéreuse puisqu’elle sera souvent considérée, dans ce cas, comme chirurgie esthétique — classification qui justifie que l’opération ne soit pas couverte par la sécurité sociale.
25Cette dernière remarque suggère que la justification tout à fait convaincante de ce modèle clinique que propose Clochec pourrait être complétée par un ou des arguments en faveur d’une prise en charge par la sécurité sociale des traitements fournis sur cette base du consentement éclairé. Si cette justification n’est pas présente dans le recueil, la philosophe semble s’en approcher lorsqu’elle explique avoir milité pour la défense et l’extension du droit à l’avortement auprès d’une section du planning familial (p. 128-129). Dans le cas de l’IVG, l’un des — nombreux — arguments pour sa prise en charge par la sécurité sociale est le fait que son coût non remboursé, d’une part, constituerait un frein au droit à disposer de son corps et, d’autre part, encouragerait également les pratiques non médicales d’avortement potentiellement moins chères mais pouvant avoir des implications sanitaires dangereuses. Cette réflexion pourrait être étendue à la transsexuation : si la transition médicale n’intervient plus en réponse à un diagnostic, il devient envisageable pour la sécurité sociale de ne plus en proposer le remboursement, même partiel. Cependant, incontestablement, les personnes souhaitant changer de sexe continueront de le faire, puisqu’elles l’ont fait et le font encore avec ou sans accompagnement médical. Mais, sans prise en charge, elles seront plus nombreuses à recourir à des pratiques hormonales, voire chirurgicales, dites « clandestines » et seront donc plus nombreuses à mettre leur santé en danger. La prise en charge d’une transition médicale sous le régime du consentement éclairé répond donc directement à des enjeux de prévention des risques sanitaires et sociaux.
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26Si le modèle du consentement éclairé est déjà au cœur des revendications des collectifs trans depuis de nombreuses années24, le recueil de Pauline Clochec est important dans la mesure où il fournit une assise théorique à un tel modèle. La philosophe conteste ainsi la tutelle psychiatrique des personnes trans en articulant des arguments théoriques à des propositions pratiques. La richesse de ce travail peut cependant rencontrer certaines résistances auprès des publics trans25. Ces résistances viennent en partie d’une adhésion à un modèle identitaire en ce que celui-ci peut sembler plus libérateur au niveau individuel ; ce modèle est par ailleurs très largement relayé tant dans les médias grand public que dans les contenus produits par les personnes trans aussi bien en littérature que sur les réseaux sociaux, par exemple.
27Les propositions de Clochec — et plus largement du courant matérialiste dans les études trans — semblent ouvrir la possibilité d’une véritable reconfiguration de la façon dont est pensée et vécue la transitude en insistant sur sa dimension matérielle et sociale plutôt que psychique. Cette insistance permet d’occuper un terrain théorique et pratique invitant à une dépsychiatrisation des transitudes et à une lutte trans participant pleinement aux luttes féministes.
28La nécessaire diffusion du matérialisme trans — dans le champ universitaire et ailleurs — dépend de nos capacités à répondre aux résistances qui lui font face. Deux pistes apparaissent déjà à ce stade. La première consisterait à mener un dialogue moins conflictuel entre théories queers et matérialistes : les critiques parfois virulentes que s’adressent les deux courants résultent souvent de déformations des théories des un‧es et des autres. Les tentatives d’articulation que proposent par exemple Sophie Noyé ou Maxime Cervulle26 entre les deux courants permettent de reconnaître qu’ils partagent a minima une critique de l’ontologie du sujet. La deuxième repose sur la nécessité de permettre aux personnes de penser et de dire leur transitude en d’autres termes que ceux de l’idéologie de l’identité personnelle. En effet, la transition étant saturée de la notion et de la pratique du récit de soi, décorréler la transitude de l’intériorité doit aussi impliquer un travail au niveau de ces configurations discursives et narratives dont se saisissent largement les personnes trans.

