Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Novembre 2025 (volume 26, numéro 10)
titre article
Ulysse Caillon

Inventer des communs queers

Inventing queer commons
Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, Toulouse : Blast, coll. « Relief », 2023, 176 p., EAN 9782492642104.

Réhabiliter la normativité

1Paru en 2023, l’ouvrage de Pierre Niedergang intrigue dès son titre. L’expression « normativité queer » étonne, et même tend à l’oxymore : les discours queers sont plutôt perçus comme méfiants, si ce n’est opposés, voire allergiques aux normes et à tous ses dérivés linguistiques. Le sentiment de curiosité que suscite le titre est accru par la préposition qui l’ouvre, elle aussi peu habituelle : ni « pour », ni « contre », mais « vers ». Ce « vers » semble promettre une éclosion tranquille et nécessaire dont l’auteur prend le parti. Il inscrit l’essai dans un horizon utopique, héritier revendiqué de José Esteban Muñoz, qui, le rappelle Pierre Niedergang, déclarait dans Cruiser l’utopie : « [N]ous ne sommes pas encore queers1. » Vers la normativité queer propose une thèse originale et stimulante à l’image de son titre à rebours de nos attentes : partant de cette notion centrale de « normativité », l’essai peut être envisagé comme une longue justification et revendication de son emploi. En axant sa réflexion sur les concepts de norme, de normalisation et de normativité, Niedergang ravive d’importants et animés échanges critiques entre penseureuses queers et féministes, au sujet des stratégies politiques et critiques à adopter entre transgression individuelle et militantisme communautaire, utopisme et matérialisme, survie concrète et subversion citationnelle des normes dominantes. Il explique ainsi que la rédaction de l’ouvrage a été motivée par des débats récents dans le milieu queer au sujet du traitement des violences sexuelles, en particulier à l’aune du mouvement #MeToo.

2Dès l’introduction, l’auteur annonce son intention de « clarifier les choses » (p. 21) en commençant par une distinction fondamentale entre « normalisation » et « normativité ». La confusion des deux termes est en effet le point de départ d’un dissensus qu’il est nécessaire d’identifier, sans le minimiser en le ramenant à un malentendu ni tenter de l’escamoter. En prônant une normativité critique, qui ne fige pas ses normes, l’auteur défend la nécessité d’inventer des règles, des cadres, pour orienter les vies queers, dont la caractéristique principale serait la disponibilité à la critique et à la redéfinition. Alors que la normalisation renvoie à la dynamique de préservation de normes définies en amont, en particulier par des dispositifs de contrainte et de punition des écarts, la normativité désigne le travail de création des normes, travail donc réflexif et en mouvement, qui encourage la pensée critique et l’inventivité. S’il semble aller de soi que les pensées queers se définissent dans l’opposition à la normalisation, car elle menace et blesse les vies queers, Pierre Niedergang pointe au contraire qu’il n’y a pas d’évidence à ce qu’elles se réclament antinormatives, et que la position antinormative de certaines théoricien·nes queers vient de cette confusion entre normalisation et normativité. Cette erreur théorique s’avère alors dangereuse, en ce qu’elle empêche d’imaginer une structure sociale qui permette aux existences queers d’être vivables. De là découle la critique des postures théoriques queers antinormatives qui occupe la majeure partie de l’introduction et est au cœur de la première partie — la plus longue de l’ouvrage — intitulée « Pièges de l’antinormativité ». La deuxième partie, « La stratification historique des matrices normatives », analyse ensuite les racines de cette antinormativité en s’arrêtant sur les mécanismes historiques d’émergence et de succession des matrices normatives, en insistant sur leur tuilage plutôt qu’en les envisageant comme les différentes perles d’un collier, distinctes absolument l’une de l’autre. Enfin, la dernière partie, « Le double travail normatif des théories et politiques queers », définit les contours de la normativité queer appelée par les vœux de l’auteur, à partir de trois qualités : critique, communautaire et vitale.

Le problème avec l’antinormativité

3La critique des postures antinormatives, dont les jalons sont posés dans l’introduction, se poursuit ainsi dans la première partie. Après avoir défini le queer en introduction comme « un ensemble de pratiques et de théories hautement conscientes de notre engoncement dans des normes, conscientes du fait que ces normes fabriquent les subjectivités corporelles que nous sommes » (p. 11), il s’attelle désormais à rappeler le contexte de son émergence, tout comme son exportation et son adaptation dans le contexte français. Une place importante est donnée à Trouble dans le genre de Judith Butler, justifiée par Pierre Niedergang du fait de la fréquentation très régulière qu’il entretient de l’ouvrage. Pour mieux comprendre la confusion relevée en introduction entre normalisation et normativité, l’histoire du queer qu’il retrace met l’accent sur trois notions clés : l’hétéronormativité 2, « qui sécrète et répète les normes de genre à partir du modèle du désir hétérosexuel » (p. 27), l’homonormativité 3, « qui fonctionne en alignant les intérêts de certain·es gays et lesbiennes avec les intérêts immobiliers et économiques néolibéraux, avec les institutions construites pour l’hétérosexualité, et avec la morale conservatrice » (p. 34), et l’homonationalisme 4, « alignement des corps queers avec les intérêts de la nation […] afin de les faire participer à la lutte contre l’Autre » (p. 35). En redonnant leur origine et leur définition, Niedergang met en garde contre un parallèle erroné entre les deux premières : l’homonormativité n’est nullement le pendant ou le miroir de l’hétéronormativité, au point de préférer pour plus de clarté l’expression de « normalisation gay » d’Alain Naze5 à celle d’homonormativité.

4Les notions d’alignement et de désalignement reviennent sans cesse dans ce chapitre pour aider à mieux saisir les dynamiques normatives et les résistances qui y sont faites. Ainsi, désaligner (le genre et le sexe, le genre et la sexualité, la sexualité et les idéologies néolibérales et nationalistes) apparaît comme le geste critique queer par excellence, un tordre qui n’est cependant pas briser. Les postures queers antinormatives qui opèrent le parallèle entre hétéronormativité et homonormativité se fourvoient donc lorsqu’elles établissent le postulat que toute normativité sexuelle serait aussi néfaste que l’hétéronormativité et sa violence. Pierre Niedergang souligne ainsi les limites de postures d’intellectuels comme Michael Warner6, Leo Bersani7 ou Lee Edelman8, mais aussi de celles d’écrivains queers comme Guillaume Dustan (peut-être trop rapidement abordé à notre goût pour en analyser toutes les ambiguïtés discursives sur le Soi et la communauté). À partir des fondements posés dans l’introduction, Niedergang pointe chez ces auteurs les limites du rejet de la relationnalité et de la promotion de l’hypersingularité, paradoxalement nourrie par l’appel à l’abandon de soi. De même, il souligne le danger d’un rejet absolu de penser un futur queer en fétichisant pulsion de mort et antireproductivisme. Au final, sa description des postures antinormatives dessine à quel point elles produisent des exclusions et des fétichisations problématiques, à travers une romantisation de la subversion et de la radicalité. Avec prudence néanmoins, Niedergang anticipe et tient à distance les postures moralisatrices que pourrait engendrer sa critique de tels auteurs qui remettent en cause les normes sexuelles, reproductives et familiales, et qui valorisent et revendiquent en conséquence une sexualité sans attaches incarnée par le cruising ou la multiplicité des partenaires. À cet égard, il précise bien qu’il ne s’agit pas de rejeter l’entièreté de leur travail négatif, mais d’en souligner l’incomplétude. En délaissant le champ de la famille ou de l’enfance, certaines postures queers antinormatives comme celle d’Edelman laissent le champ libre à la perpétuation de rapports de domination intrafamiliaux et entre adultes et enfants. On signalera en écho la parution de Politiser l’enfance, ouvrage édité par Vincent Romagny aux éditions Burn~Août en 2023, auquel Niedergang fait référence à plusieurs reprises, et l’ouvrage posthume de Tal Piterbraut-Merx La Domination oubliée, à l’édition duquel Niedergang a contribué9.

5En conséquence, l’antinormativité queer manque sa rencontre avec le féminisme, voire l’antagonise, démontre Pierre Niedergang dans le dernier temps de ce chapitre. Sa définition de toute sexualité comme violence (qu’elle soit latente ou ouvertement exprimée) rapproche ainsi paradoxalement l’antinormativité queer des impasses de certains mouvements féministes condamnant unilatéralement le travail du sexe ou associant tout rapport sexuel au viol, dont les cheffes de file sont entre autres Catharine MacKinnon10 et Andrea Dworkin11. Niedergang appelle ainsi à maintenir une distinction nécessaire entre pouvoir et violence et en conclut à la nécessité de penser la sexualité à partir du désir plutôt que de la jouissance et de l’extase. Il propose alors une définition de la violence comme « affectivité historiquement construite » (p. 70) en réponse aux critiques contre un prétendu tournant « victomologique » des milieux militants queers, comme celle de Jack Halberstam, sur laquelle il revient plus tard12.

Défendre une politique de l’affect

6Le deuxième chapitre de l’ouvrage s’occupe ensuite à démontrer l’importance d’une nouvelle normativité bien qu’insatisfaisante et imparfaite. Pierre Niedergang y part d’une analyse historique du processus d’émergence de nouvelles normativités sexuelles, qui ne se succèdent pas de manière étanche, mais se « stratifient » et coexistent. Ainsi, la matrice de la légalité cède la place à celle de la normalité, puis à celle de la non-violence. Niedergang reprend ici Michel Foucault pour parler de la transition entre légalité et normalité. Il rend compte des limites de sa réflexion et des critiques qui lui ont été opposées, notamment sur les questions coloniales et sur l’existence de matrices concurrentes que le philosophe tend à occulter. En effet, en privilégiant l’archive institutionnelle, Foucault a minimisé certaines inventions normatives des milieux interlopes, qui, tout en s’opposant à la matrice de la légalité, contribuaient non pas à l’émergence de la matrice de la normalité, mais plutôt à d’« autres manières de juger de la sexualité » (p. 86), comme celle du camp, « forme d’humour et esthétique propre à certains milieux queers […] qui fut un critère normatif de jugement produit au sein d’une culture subalterne », décrite notamment par George Chauncey dans Gay New York 13.

7La description suivante de la transition récente vers la matrice de la non-violence, qui distingue les pratiques sexuelles dites safe des pratiques violentes plutôt qu’elle n’oppose pratiques sexuelles normales et anormales, est une étude plus inédite, qui attire d’autant plus notre attention. Le chapitre s’appuie alors en particulier sur les philosophies de Sarah Schulman, d’Elsa Dorlin et d’Eve K. Sedgwick, et poursuit une critique de Jack Halberstam entamée au premier chapitre. En mettant en avant l’affect, la matrice normative de la non-violence a opéré un tournant fondamental pour les théories et politiques queers, sur différents plans, qu’il s’agisse des discours, des comportements (sexuels ou non) ou des espaces. Pierre Niedergang restitue alors les débats que ce tournant a suscités et notamment la critique de Halberstam, qui le qualifie de « victimologique » et reproche aux queers une police du langage, à travers la notion de « trigger warning », les réduisant à la docilité. Contrairement à Halberstam, Niedergang invite à considérer l’affect non comme obstacle à l’analyse de la domination, mais comme point de départ de cette analyse, dans la continuité des réflexions de Sedgwick dans Touching Feeling 14, qui défend un « tournant affectif » des théories queers. Il résume ainsi :

Une politique matérialiste queer ne sera pas une politique désaffectée, mais une politique de l’affect qui en saisira l’ambivalence et, par-là, la force politique. […] Les rapports sociaux de domination ne se jouent pas derrière l’affect qui ferait écran, ils se jouent à même l’affect. (p. 105)

8Pierre Niedergang pointe également l’ambiguïté problématique de la notion de « sécurité », souvent utilisée comme synonyme de la « non-violence », et relevée par Elsa Dorlin dans Se défendre 15, ainsi que ses accointances avec la « gentrification » dénoncée elle par Sarah Schulman16. Toutes deux ont ainsi démontré de quelle manière la norme de la non-violence peut être instrumentalisée à des fins racistes ou de domination économique ou morale, par exemple en condamnant certaines pratiques sexuelles comme en soi non safe. Tout en reconnaissant l’importance des critiques des deux penseuses qui mettent en garde contre les dérives excluantes du safe, Niedergang invite à ne pas rejeter unilatéralement la matrice de la non-violence et l’importance qu’elle accorde aux affects, en particulier aux affects tristes.

9Le dernier temps du chapitre est en ce sens l’occasion d’une réflexion sur le traumatisme et sur sa réappropriation politique. Bien que la psychanalyse soit une discipline dont la pratique a été amplement critiquée par la théorie queer, c’est vers elle que Niedergang se tourne pour lui emprunter le concept de perlaboration et les définitions théoriques du traumatisme de Jean Laplanche17 et Jacques Lacan18. La perlaboration, méthode thérapeutique consistant à répéter inlassablement le traumatisme refoulé jusqu’à le faire basculer du psychisme inconscient au psychisme conscient, peut devenir un acte politique, revendique Niedergang à travers la répétition dans des espaces collectifs queers des prises de parole et des témoignages de violences sexuelles. Cette répétition, davantage qu’un travail individuel de dépassement du traumatisme, se transforme en travail politique d’empuissancement19, encouragement continu à l’agir et non enfermement sur la souffrance individuelle. La répétition des récits de traumatismes prend ainsi tout son sens comme pratique politique, là où elle pouvait sembler exténuante, voire décourageante, dans le travail psychanalytique individuel. Ce plaidoyer en faveur d’une politique du traumatisme souligne donc la nécessité de transformer les cadres normatifs sans les abolir : le maintien et la redéfinition de la notion de perlaboration sont politiquement plus justes et efficaces que son rejet et sa dissolution.

La normativité queer : critique, communautaire, vitale

10Une fois sa nécessité prouvée, il s’agit enfin pour Pierre Niedergang de dessiner dans un dernier chapitre les trois caractéristiques principales de cette normativité queer. La première est d’être critique, ce qui découle des démonstrations précédentes. La normativité queer se donne comme tâche autant d’inventer de nouvelles normes que d’en penser les limites et les failles, dans un mouvement pendulaire continu. Le deuxième trait déterminant de cette normativité est d’être communautaire. C’est celui que Niedergang décrit le plus longuement. Il reprend la critique commencée au premier chapitre de l’idée de stylisation de l’existence menant à la jouissance et à l’extase, identifiée chez Foucault, Bersani ou Edelman, et propose de penser à la place un « communisme queer », à partir des pistes esquissées par Gianfranco Rebucini20, José Esteban Muñoz21 et Paul Guilibert22. Pierre Niedergang justifie l’emploi qui peut sembler inattendu du terme de « communisme » par la volonté de se distinguer du « communautarisme », terme désormais teinté de connotations néolibérales. Il précise aussi son choix de vocabulaire en raison d’une méfiance vis-à-vis de l’idée d’une communauté queer unie et sans contradictions ou débats. Il s’agit non pas de choisir un camp pour toujours ou de trancher à titre d’exemple sur l’utilité et la centralité de la subversion comme cadre normatif dans le militantisme queer, mais d’en considérer à la fois la défense, comme « manière de s’opposer aux normes de l’intérieur, en les faisant dérailler », et la critique, lorsque sa survalorisation entrave la prise en compte des difficultés quotidiennes de celleux qui vivent à la marge des normes, comme les femmes trans23. Il n’est pas besoin d’unité dans la normativité queer, mais de « dualité » (p. 139), défend-il. Néanmoins, cette absence d’unité ne doit pas être un frein à penser et agir en commun, selon une « conscience de classe » queer à laquelle l’auteur appelle (p. 141), contre l’éclatement et la fragmentation qu’encourage le néolibéralisme sous couvert de tolérance à l’égard de la pluralité des identités. Pierre Niedergang définit les modalités de cette action politique communiste à partir des interstices, des « fissures » que les queers peuvent investir et créer pour fendiller les machines néolibérales, bourgeoises et étatiques. Sans être réformiste, car elle aspire avant tout au renversement et au dépérissement des systèmes en place, la normativité queer met en œuvre des pratiques concrètes de résistance qui travaillent à ces fendillements.

11Enfin, la dernière caractéristique définitionnelle de la normativité queer est d’être « vitale ». Plus rapidement définie par Pierre Niedergang, elle est aussi la moins évidente conceptuellement. C’est cette fois-ci en s’appuyant sur Bin Kimura24 et Georges Canguilhem25 que l’auteur appelle à un « vitalisme queer », qui est non pas une essentialisation de la vie, mais un cadrage politique des relations, à partir d’une pensée de l’« entre [aida] », définie comme attention à ce qui relie et éloigne les corps vivants individuels, débordement de l’individualité vers la relation. Butler est à nouveau convoqué·e, dans sa réflexion sur la vulnérabilité, afin de souligner la dépendance ontologique des vivant·es entre elleux et la nécessité de la reconnaissance et de la représentation de cette dépendance. Ce « vitalisme queer » est donc avant tout, selon Niedergang, une redéfinition de l’extase, non pas comme stylisation de l’existence, mais comme « reconnaissance que nous sommes tissé·es et constitu·és par ce qui est hors de nous-mêmes » (p. 155).

Vers l’imaginaire queer

12Après une efficace synthèse, la conclusion de l’ouvrage s’achève par une réflexion sur l’imaginaire et son potentiel normatif, bien que Pierre Niedergang reconnaisse ne pas être spécialiste de ce sujet et qu’il mette en garde contre une démarche normative qui se limiterait à l’imaginaire érotique en délaissant les pratiques queers concrètes. Par l’exemple de représentations écosexuelles et des dessins queers de Deej Amago, il insiste sur le doublet extase-vulnérabilité et sa capacité à générer de nouveaux modèles sexuels contre-hégémoniques. Ce crochet final par le champ de l’imaginaire permet d’entrevoir les multiples usages passionnants auxquels pourrait se prêter l’essai. S’il est de manière évidente une lecture fort stimulante dans le domaine de la théorie critique, ses propositions sur le communisme queer et ses réflexions sur l’usage politique du traumatisme ouvrent des chantiers enthousiasmants tant pour la pratique politique queer concrète que pour l’étude des différents mouvements militants queers et plus largement LGBTI+. Si certaines applications au réel dans des remarques de Niedergang peuvent paraître quelque peu attendues, par exemple une pointe acerbe contre la présence du char Mastercard à la Marche des fiertés, signe grossier de l’empiètement néolibéral sur les luttes queers, on peut tout à fait imaginer se fonder sur son analyse pour penser les circulations entre contre-culture(s) queer(s) et culture(s) mainstream. Des normativités au départ contre-hégémoniques, inventées par certaines pratiques artistiques comme le drag, se sont ainsi hybridées avec des normativités hégémoniques néolibérales comme celle des concours télévisuels, dans le cas très médiatisé de l’émission puis franchise de télé-réalité créée par la superstar drag RuPaul. L’antinormativité de certaines pratiques artistiques queers, mais aussi le refus de prêter attention aux critiques de sa propre normativité chez un certain nombre d’artistes queers peuvent être ainsi analysées et repensées grâce à Vers la normativité queer. Au cours de notre lecture, nous nous sommes ainsi laissé aller à rêver à ce à quoi une normativité littéraire, dramaturgique, cinématographique ou encore plastique queer pourrait emprunter à cette théorie critique et politique. Littératures, scènes, arts visuels et sonores queers gagneraient-ils en conséquence à repenser leurs modèles de création et de réception à partir d’une nouvelle normativité, à être politiques non uniquement du fait de leur existence ou de leur irrévérence subversive, mais aussi grâce à une pensée du lien et du tissage entre le soi et le hors-de-soi ? Revenons cependant aux principaux points forts de l’ouvrage après ces considérations sur ces prolongements.

Pédagogie, intimité, affectivité : queeriser l’écriture

13Synthétique, relativement court et limpide dans sa structure, Vers la normativité queer se veut avant tout une réflexion « pénétrable » (p. 22) pour ses publics, désamorçant les critiques adressées à la théorie queer sur la complexité de son langage et de son style grâce à sa quête constante de clarté et sa fine pédagogie. En ce sens, il est déjà une belle réponse aux détracteurs des théories et ouvrages queers ayant décrété leur illisibilité. Le style adopté par l’auteur répond à une exigence de précision, qui se traduit par le choix d’un langage frontalement conceptuel, passant par l’usage de néologismes philosophiques que Pierre Niedergang travaille subtilement à rendre moins intimidants (« futurité », « subjectivités corporelles », etc.), et par un goût rigoureux de la définition. L’ouvrage est pourtant aussi parsemé d’usages linguistiques plus spécifiques de la culture queer, comme l’usage sans détour du verbe « baiser », sans qu’aucune justification, qui aurait pu sonner comme une excuse, n’en soit posée comme nécessaire. En outre, la pensée philosophique côtoie une écriture intime, lorsque Niedergang convoque son expérience autobiographique, notamment l’histoire de son corps meurtri par les violences homophobes et nourri aux pains au lait réconfortants. Au langage abstrait des concepts s’adjoint en conséquence l’expérience concrète d’une vie queer, l’auteur piochant dans ses propres expériences émancipatrices, comme celle des WEP (« Week-Ends Pédés »). Cette écriture mêlant rigueur et liberté nous a procuré une expérience agréable et familière, rappelant la navigation d’une vie universitaire queer entre recours au langage savant et revendication d’un savoir incarné par la vie et par des parlers plus populaires et argotiques. Cette écriture incarnée se lit avec d’autant plus d’émotion que Niedergang place son ouvrage sous le patronage de son ami décédé Tal Piterbraut-Merx, dont le suicide donne à la nécessité de l’émergence d’une normativité queer un caractère d’autant plus urgent. Écriture incarnée, mais aussi écriture hantée par cet ami dont on n’a pas sauvé la vie, mais également une écriture qui révèle un goût des images sans en abuser, rendant d’autant plus réussies et parlantes certaines métaphores, comme celle très camp du « collier de perles » pour illustrer le concept de discontinuité historique, ou la populaire « jeter le bébé avec l’eau du bain » lorsqu’il s’agit justement de décrire la façon dont la critique du « futurisme reproductif » hétérosexuel a jeté un désaveu général sur les désirs de famille et de parenté d’un grand nombre de queers.

14Tout au long de son ouvrage, Pierre Niedergang donne accès à l’essentiel des ouvrages majeurs de la pensée queer, construisant un panorama dynamique de ses auteurices, de ses concepts et des débats en son sein, tout en évitant de se réduire à leur catalogue. Il passe autant par les grands noms immanquables de la pensée queer — Butler, Foucault, Sedgwick, entre autres — que par des points de vue critiques moins célèbres ou mis plus récemment au-devant de la scène queer bien qu’écrivant depuis longtemps, comme Sarah Ahmed. L’auteur cite en particulier un nombre important d’ouvrages anglophones non traduits en français, permettant d’avoir accès à des extraits de textes moins lus par le public francophone. Malgré tout, il porte une attention particulière au contexte français et aux adaptations spécifiques de la pensée queer en France : l’introduction s’ouvre d’ailleurs sur une analyse du discours de l’ancien président d’Act Up-Paris, Didier Lestrade. S’il ne peut être exhaustif, Pierre Niedergang s’efforce de mettre en regard des références incontournables, souvent occidentales et produits d’auteurices cisgenres, et un corpus critique de leurs angles morts, tiré de la pensée décoloniale ou d’approches matérialistes trans.

15Si l’introduction et la première partie démontrent avec brio les limites des positions antinormatives de certains discours queers, la troisième partie, plus courte, peut légèrement frustrer les lecteurices par sa trajectoire, certes dialectique, mais sans forte dimension spectaculaire de renversement. Cela vient probablement du fait que ce renversement est établi dès les premières pages de l’ouvrage, qui prennent à cœur de déconstruire les préconceptions d’un imaginaire queer de l’affranchissement de toute norme. On peut aussi l’attribuer au souci de Pierre Niedergang de la transition et de sa méthode d’entrée progressive dans les concepts et les pensées, qui appellent autant d’échos, de reprécisions et de retours à des auteurices et des textes précédemment cités. Si notre goût personnel pour le coup de théâtre rhétorique s’en est trouvé quelque peu déçu, il faut y reconnaître le bénéfice d’une familiarité de plus en plus confortable pour les lecteurices avec les objets discutés et l’assise d’une pensée qui privilégie l’avancée tranquille à l’accumulation frénétique d’épiphanies conceptuelles. De l’oxymore apparent du concept de « normativité queer », on avance vers l’évidence de sa nécessité. Ni provocatrice, ni consensuelle, la position de Niedergang apparaît simplement comme la plus — si ce n’est la seule — vivable.