Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Novembre 2025 (volume 26, numéro 10)
titre article
Ombre Tarragnat

Trouble dans la relationnalité multispécifique : le « Manifeste Chthulucène » de Donna Haraway

The trouble with multispecies relationality: Donna Haraway’s Chthulucene Manifesto
Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble [Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, 2016], trad. Vivien García, Vaulx-en-Velin : Les Éditions des mondes à faire, 2020, 400 p., EAN 9782955573846.

1Vivre avec le trouble, le dernier ouvrage en date de Donna Haraway (paru en 2016 en langue originale et en 2020 en français), était initialement conçu sous la forme d’un « Manifeste Chthulucène », qui devait faire suite au Manifeste cyborg 1 — avec ses discussions sur la technologie — et au Manifeste des espèces compagnes 2 — avec ses réflexions sur les relations entre espèces. Dans ce texte, l’historienne, philosophe et biologiste féministe s’attache à penser et investir la crise écologique et les relations de parenté entre humains et non-humains. Le sous-titre de l’édition originale, Making Kin in the Chthulucene, indique la volonté de reconfigurer la parenté (au sens anthropologique) d’une manière « plus-qu’humaine ».

Du trouble dans le genre au trouble multispécifique

2L’ouvrage s’ouvre justement sur une discussion des « temps troublants et troublés » (p. 7) que nous vivons sur la Terre, une référence explicite à la crise écologique. Le terme même de « trouble », dont Haraway retrace l’origine dans l’ancien français, signifie « “remuer”, “obscurcir”, “déranger” » (p. 7). Il renvoie aussi bien aux troubles à l’ordre public qu’à la perte des repères et la désorientation (théorisée par Sara Ahmed3), qui requièrent que nous développions de nouvelles manières de penser et d’agir, que nous habitions les tours et les détours de la pensée et du « faire-monde [worlding] » avec les autres bestioles terrestres.

3Dans Trouble dans le genre 4, Judith Butler constatait que le trouble à l’ordre du genre était inévitable et qu’il convenait par conséquent d’apprendre à s’attirer les ennuis de la meilleure façon possible. Dans un geste analogue, Donna Haraway rejette les postures d’évitement du trouble écologique par la posture fataliste du game over — qui considère que la partie est déjà jouée et déjà perdue — et celle de l’accélérationnisme technologique — qui cherche à éviter la crise en précipitant l’effondrement. Tout au contraire, Haraway nous propose de vivre avec le trouble, c’est-à-dire d’habiter des positions intermédiaires et de non-innocence qui bousculent nos certitudes et nous obligent à continuer à penser. Il s’agit, en d’autres termes, de rejeter les zones de confort au profit des zones de contact.

4Donna Haraway serait-elle donc une penseuse queer ? Alors même que l’engagement féministe de Haraway est largement documenté, il n’est pas rare d’entendre que Haraway aurait délaissé les questions de genre pour les questions animales et écologiques. Pourtant, la penseuse prend le queer à sa racine, qui fonctionne, selon son étymologie, par « l’oblique », « de travers », « en diagonale ». Plutôt qu’un gender trouble, Haraway nous propose ainsi une autre forme de queerness : le « multispecies trouble », ou « trouble multispécifique » en français (p. 74, p. 263, p. 267).

5L’approche multispécifique développée par Haraway s’attache aux relations entre espèces, et prolonge ainsi la réflexion entamée dans le Manifeste des espèces compagnes et dans Quand les espèces se rencontrent 5. Les figures écoqueer6 du jeu et du plaisir plus-qu’humains, centrales dans ces deux ouvrages, font ainsi l’objet du premier chapitre de Vivre avec le trouble, qui s’intéresse aux potentiels récupérateurs et transformateurs du jeu sur le plan écologique. Il s’agit notamment pour Haraway de déployer de nouveaux récits et de nouvelles figures de l’enchevêtrement entre les êtres, à l’image des jeux de ficelle qui nouent ensemble matérialité et signification7. Plus encore, Haraway s’attache à décrire de nouvelles formes de jeu et de partenariat entre espèces recelant des enjeux écologiques critiques, comme PigeonBlog, un dispositif où « les pigeons voyageurs, les artistes, les ingénieurs et les colombophiles » (p. 38) s’assemblent dans un projet de démocratisation des informations sur la qualité de l’air dans l’État de Californie.

6Critique de l’anthropocentrisme, Haraway ne conçoit pas que la parenté puisse être pensée en l’absence des vivants non humains. Dans le Manifeste des espèces compagnes, déjà, elle écrivait sur sa relation de parenté avec la chienne Cayenne Pepper, qu’elle ne souhaite ni œdipienne ni familialiste et décrit de manière provocatrice en des termes tirés du lexique de la romance et de l’érotisme. Dans Vivre avec le trouble, Haraway rassemble les figures cyborg et chienne8 sous l’égide de la « litière queer » (p. 236), une forme de « parenté dépareillée [oddkin] » dans laquelle la différence entre les partenaires est célébrée. Cette différence n’empêche pas de développer des formes de plaisirs partagés et de « respons(h)abilité »9, c’est-à-dire notre capacité à répondre à l’appel de l’autre et à répondre de notre implication dans certaines relations et certains mondes plutôt que d’autres.

7Dans le dernier chapitre de l’ouvrage (chapitre 8), Haraway développe justement un récit de fabulation spéculative tiré d’un atelier d’écriture créative tenu à Cerisy-la-Salle, qui consistait à imaginer le devenir d’une communauté future sur cinq générations. Haraway y façonne l’histoire de « communautés du compost » où des êtres humains développent des formes multispécifiques de parenté. La reproduction sexuée est réduite et décidée collectivement, et les enfants sont élevés par plusieurs parents sans favoriser les liens du sang ou du patrimoine génétique. Les enfants du compost sont également associés à une espèce symbiote dont ils adoptent certains organes par xénotransplantation. L’enrichissement du sensorium de ces humains « sym » (c’est-à-dire « symbiotiques ») génère de nouvelles formes de plaisir et de (dés)identifications de genre et d’espèce, et doit surtout leur permettre de contribuer à la survie de l’espèce en question.

8Avec ce récit et le slogan « faites des parents, pas des enfants » (chapitre 4)10, Haraway formule une proposition antinataliste très critiquée (notamment par Sophie Lewis11) pour sa proximité avec le malthusianisme, mais qui vise avant tout à dépasser l’hégémonie de la parenté cishétérosexuelle12 et son entrelacement avec la généalogie patrilinéaire et le primat de la reproduction sexuée.

9En déployant une réflexion située sur les nouveaux horizons de la parenté multispécifique à l’heure du trouble écologique, Haraway se rattache ainsi à ce que Cecilia Åsberg appelle « des études de genre sur plus que le genre [more-than-gender gender studies 13] ».

Former des mondes

10Que ce soit dans les jeux de ficelle (string figures), la fabulation spéculative (speculative fabulation), la science-fiction féministe ou l’étude des faits scientifiques (science facts), l’approche science-fictionnelle développée dans Vivre avec le trouble est résolument performative : il s’agit de former des mondes.

11En effet, l’écriture de Donna Haraway n’est jamais seulement constative, elle se révèle aussi performative ou fictionnelle, au double sens du processus du faire et de la création littéraire. Lorsque Haraway nous parle du trouble écologique, elle n’adhère pas à l’histoire dominante de l’Anthropocène, qui, tout en dénonçant le rôle de l’humain dans la crise environnementale, ne rompt en rien avec l’anthropocentrisme (chapitre 2). Certes, la respons(h)abilité humaine figure en bonne place dans l’éthique harawayienne, mais réduire la conversation à l’humain reviendrait à invisibiliser l’agentivité des non-humains. Haraway s’intéresse bien plutôt au rôle que les bestioles non humaines jouent dans les devenirs terrestres et écologiques. Avec la figure du Chthulucène, métaplasme qui tisse ensemble l’araignée Pimoa chtulhu et les Chthoniens, créatures divines de la terre et des Enfers dans la mythologie grecque, Haraway nous invite à prêter attention aux forces terreuses et terrestres qui agissent malgré nous et résistent au primat de l’agentivité humaine.

12Si Haraway ne renonce jamais à la critique — par exemple celle de la biopolitique développée par les industries pharmaceutiques à destination des humains comme des non-humains (chapitre 5), ou encore celle du système esclavagiste des plantations comme moteur du système industriel et donc de la crise écologique (chapitre 4) —, sa pensée se tourne constamment vers l’imagination de nouveaux mondes. La figure du Chthulucène n’est que la première d’une longue liste d’exemples-théories que Haraway manipule avec respons(h)abilité et ironie. Le langage, l’écriture et l’histoire (dans ses acceptions diverses, scientifique, fictionnelle et biographique) y forment le terrain d’une reconfiguration de la réalité matérielle (chapitre 6). Planter des graines, ensemencer des mondes, est donc une affaire aussi bien matérielle que sémiotique :

Quelles questions nous permettent de réfléchir à d’autres questions ? Quelles histoires racontons-nous lorsque nous racontons d’autres histoires ? Quels nœuds nouent d’autres nœuds ? Quelles pensées pensent des pensées ? Quelles descriptions décrivent des descriptions ? Quels liens lient des liens ? Tout cela compte. Quelles histoires font des mondes ? Quels mondes font des histoires ? (p. 25)

13Or, si la (science-)fiction et la fabulation ouvrent la voie à d’autres mondes possibles, nos relations incarnées avec les autres vivants font aussi l’objet de nouvelles histoires, de nouvelles théories et de nouvelles pratiques de création artistique. Le dernier chapitre s’attache ainsi à développer une conception éthique inspirée du compost, une pratique dans laquelle la coprésence de bestioles humaines et non humaines cristallise les enjeux du vivre-avec et du mourir-avec. Le compost est certes une activité humaine, associée au jardinage, mais il implique également des agentivités non humaines : les champignons, les insectes et autres animaux y collaborent pour permettre la décomposition des végétaux et leur transformation en humus, une matière organique qui en vient à signifier, pour Haraway, le futur plus-qu’humain du genre Homo. Comme l’explique la jardinière-philosophe14, il suffit d’un parasite ou d’un pathogène pour que le compost soit contaminé et qu’à la vie succède la mort de tous les partenaires. Le compost représente en ce sens plus qu’un enjeu de jardinage : il donne à voir le caractère laborieux et non innocent de la relationnalité multispécifique15.

14De manière similaire, le chapitre 3 relie (et relit) l’histoire de la biologie de l’évolution avec les pratiques de recherche-création environnementalistes. La théorie de la sympoïèse, forme de coévolution biologique fondée sur le partenariat entre (micro)organismes plutôt que sur leur compétition, éclaire les nouvelles façons de former des mondes et de nouvelles parentés au sein de partenariats multispécifiques. Le corps humain, par exemple, nous apparaît bientôt plus-qu’humain, constitué notamment par des micro-organismes intestinaux dont il dépend pour sa survie. Plus encore, inspirée de la théorie de l’endosymbiose de Lynn Margulis, Haraway retrace les origines de la cellule eucaryote dans une scène originaire d’entre-dévoration. En effet, selon cette hypothèse, des bactéries autonomes auraient été absorbées par d’autres cellules hôtes, établissant ainsi une relation symbiotique au lieu d’être digérées. Cet exemple particulier de symbiogenèse, tiré de l’histoire de l’évolution, conduit Haraway à formuler une nouvelle histoire, sinon même une nouvelle ontologie queer de la vie :

Les bestioles s’interpénètrent, elles se tournent autour et passent des unes aux autres, elles se mangent, se digèrent, ont des indigestions et s’assimilent partiellement. Elles établissent ainsi des arrangements sympoïétiques aussi connus sous le nom de « cellule », d’« organisme », et d’« assemblage écologique ». (p. 116)

15En s’appuyant sur des travaux de biologie, des textes de science and technology studies et des pratiques militantes et artistiques situées dans des espaces affectés par les dérèglements climatiques, Haraway se positionne ainsi comme une représentante majeure du champ des posthumanismes et néomatérialismes féministes, qui s’intéressent au codevenir de bestioles humaines et non humaines aux échelles biologiques, écologiques et technologiques.

Trouble dans la relationnalité multispécifique

16En effet, la relationnalité multispécifique — c’est-à-dire le champ des relations entre espèces — constitue l’un des objets principaux des féminismes posthumanistes et néomatérialistes, auxquels Haraway contribue si grandement bien qu’elle ne s’en revendique pas. Si le Manifeste cyborg développait avant tout une figure de l’hybridité (entre l’humain et le non-humain, l’organique et le technologique), le Manifeste des espèces compagnes et Vivre avec le trouble explorent davantage celle de la relation entre les êtres. Qu’il s’agisse de la question de la parenté multispécifique, celle de la biologie symbiotique ou celle de notre façonnement par les nouvelles technologies, l’enjeu est d’explorer les nouvelles manières de faire relation entre espèces pour générer des espaces de récupération écologique.

17Plus encore, dans Vivre avec le trouble, la relationnalité multispécifique acquiert une dimension ontologique. Avec le concept d’intra-action, développé par læ physicienxe féministe Karen Barad16, Haraway s’intéresse ainsi à des « relations constitutives » qui précèdent l’individuation (p. 124) plutôt qu’elles ne lui succèdent. Autrement dit, la relation, plutôt que l’individu, en vient à être considérée comme la plus petite unité d’analyse possible. La notion d’espèce, traditionnellement définie en circuit fermé, est ainsi décentrée au profit de celle d’espèces compagnes, nécessairement pensée au pluriel, c’est-à-dire sous un angle multispécifique. S’il est vrai que chaque individu ou chaque espèce n’existe que parce qu’elle est relation avec d’autres, alors son devenir nous apparaît inextricablement lié à celui de ses compagnons. La relationnalité multispécifique témoigne en ce sens d’enjeux aussi bien ontologiques qu’épistémologiques ou éthico-politiques.

18Dans « Une pratique curieuse » (chapitre 7), Haraway examine entre autres les pratiques scientifiques d’enquête et de recherche auprès d’animaux non humains. Guidée par les travaux de la philosophe de l’éthologie Vinciane Despret, elle décrit les formes de respons(h)abilité épistémique développées par les chercheureuses à partir de la notion de politesse. Observer et raconter poliment les animaux non humains requiert, selon Despret, que nous apprenions à leur poser les bonnes questions17. De la même manière, Haraway décrit les pratiques de collaboration entre éleveureuses humainx et animaux élevés dans les fermes non industrielles. Un éleveur témoigne : « Nous n’arrêtons pas de parler avec nos animaux. » (p. 278) Haraway perçoit dans cette pratique curieuse d’une respons(h)abilité humaine dans la mise au monde et dans la mise à mort des animaux un horizon éthique qu’elle juge inspirant. Cette pratique témoigne en effet d’une capacité à répondre constamment aux autres non humains, à « viv[re], et [mourir], à leur côté » (p. 279).

19Ce faisant, l’éthique de la respons(h)abilité développée par Donna Haraway s’inscrit dans un cadre théorique nécessairement relationnel. Si le fondement de l’éthique multispécifique réside dans la capacité à répondre à l’autre, il présuppose ainsi une proximité physique et affective entre humains et non-humains, et exclut par là même tout horizon d’abolition (de l’élevage ou du carnisme, notamment) ou de distanciation entre espèces18. Il en va de même pour la symbiogenèse, qui, en positionnant la relationnalité biologique au fondement de l’évolution et de l’ontologie du vivant, vient justifier la consommation de la chair animale par les humains sur le plan de l’éthique.

20La question de la relationnalité multispécifique, centrale dans l’appareil théorique de Donna Haraway, suscite pour cette raison les foudres des études animales critiques et des antispécistes19, qui redoublent d’accusations toujours plus incisives sur la violence conceptuelle exercée par Haraway à l’encontre des animaux non humains20. La proximité de Haraway avec les éleveureuses anti-antispécistes (à l’instar de Jocelyne Porcher, qu’elle cite et remercie dans Vivre avec le trouble), et notamment avec leurs théories sur la collaboration avec les animaux d’élevage, lui attire également les bonnes grâces des penseureuses du vivant21. Celleux-ci trouvent en effet dans l’œuvre de Haraway un fondement théorique au poncif spéciste sur le cycle de la vie et de la mort, qui tente de justifier le carnisme à partir du constat qu’il existe de la violence dans la nature ou encore que les animaux se mangent entre eux.

21Le rapport troublant de Donna Haraway à l’animalisme a depuis fait l’objet de critiques au sein même du champ des études posthumanistes féministes. Dans des commentaires récents sur l’œuvre de Haraway, la relationnalité multispécifique y est ainsi réévaluée22. Elle apparaît non plus comme une simple observation onto-épistémologique — nous n’existons que par la relation — dont découlerait inévitablement un horizon éthique — comment mieux habiter nos relations avec les animaux —, mais plutôt comme un lieu commun, une abstraction ontologique, une forme de modération politique ou encore la source d’une paralysie de l’action.

22En effet, ce fétichisme de la relationnalité, comme j’aime à l’appeler, constitue chez Donna Haraway un horizon normatif qui tend presque à dissiper le trouble et à naturaliser l’exploitation animale. Eva Haifa Giraud regrette ainsi, dans What Comes After Entanglement? 23, que le constat d’une non-innocence de nos relations aux animaux, plutôt qu’un préalable pour discuter de la pertinence et des modalités de ces dernières, semble être devenu, à la suite de Haraway, le point final de la conversation. Dans Vivre avec le trouble, déjà, Haraway reconnaît à demi-mot les limitations de son approche lorsqu’elle admet que « [s]on avidité d’histoires dans lesquelles des bestioles collaborent avec leurs humains me rend parfois aveugle aux aspérités et aux troubles incessants » (p. 42). Cette observation, reléguée à une note de bas de page, ne la conduit pourtant jamais à réfléchir au-delà du paradigme éthico-onto-épistémologique de la relationnalité, qui demeure l’horizon principal de sa pensée.

Faut-il se laisser troubler par Donna Haraway ?

23Derrière la prose difficile de Donna Haraway, qui résiste en traduction, se cache une pensée aussi riche que troublante. Qui entre dans Vivre avec le trouble n’en sort pas indemne. Comme le décrit très bellement Delphine Gardey24, Haraway exerce sur nous une sorte de « ravissement », de « rapt », qui n’a rien d’innocent. Face aux risques de l’« effet Haraway25 », on peut choisir une lecture résistante, qui ne se laisse qu’en partie « posséder » par les textes harawayiens : c’est le cas de Nathalie Grandjean. D’autres, que la perspective de voir leurs positions aussi radicales que confortables être troublées inquiète, refusent simplement de les lire. Quand on pense aux difficultés suscitées par la pensée de Haraway sur le plan de l’éthique animale, notamment, cette réaction est compréhensible. Plus qu’un dommage collatéral ou un biais conceptuel, le trouble multispécifique harawayien entacherait selon cette lecture l’intégralité de la pensée de la philosophe-biologiste.

24Dès lors, la question se pose : faut-il lire Vivre avec le trouble et, si oui, comment faut-il le lire ? Avec les posthumanistes féministes, comme Kuura Irni26, je suggère que vivre avec le trouble de Donna Haraway nous pousse précisément vers plus de radicalité, pas moins. C’est le cas notamment avec le déploiement d’une approche posthumaniste et féministe du véganisme, au croisement de la pensée relationnelle et des propositions développées par les critical animal studies et l’écoféminisme vegan27. S’il est donc possible de lire Haraway contre elle-même, encore faut-il la lire et prendre le risque de la fascination !

25Au-delà de la question animale, les lecteurices intéressæs par les questions d’écologie, de technoscience ou de biologie trouveront dans Vivre avec le trouble une contribution incontournable à leur analyse dans une perspective queer, posthumaniste et néomatérialiste féministe. Si l’ouvrage ne constitue aucunement un point d’aboutissement ou une synthèse de la pensée de Donna Haraway sur ces questions — laquelle ne fonctionne en rien comme un système philosophique —, il nous fournit néanmoins des outils théoriques et pratiques qui n’ont rien perdu de leur actualité presque dix ans après la parution originale de l’ouvrage.