Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Novembre 2025 (volume 26, numéro 10)
titre article
Yazan Alloujami

Sortie au club Utopie

In and out of Nightclub Utopia
José Esteban Muñoz, Cruiser l’utopie. L’après et ailleurs de l’advenir queer [Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity, 2009], trad. Alice Wambergue, Montreuil : Brook, 2021, 321 p., EAN 9782956870029.

1Un professeur sort de son appartement new yorkais autour de l’an 2000. « C’est une belle journée… “La criminalité est en baisse” », dit un autocollant sur un mur. Cela lui rappelle le maire Giuliani et ses promesses de « nettoyer la ville ». Il avance sur quelques blocs vers l’ouest. « Hétéronormativité. Tombez dans le piège. » Ils y sont déjà, pense-t-il, tous ces homos pour qui le futur consiste désormais à faire des enfants et à accumuler du capital. « Les violences policières sont en hausse… Qu’est-ce que tu fais dehors ? » Trop tard. Il est déjà vers Broadway et il sent tomber sur lui toute la noire mélancolie d’être arrivé trop tard : belle journée pour venir après la Third World Gay Revolution, après Warhol, dans une période d’« érosion de l’imagination politique gay et lesbienne » (p. 51). Il y a ça d’un côté, puis il y a l’autocollant : « Peut-on se permettre d’être normaux ? » Et à ce moment-là, José Esteban Muñoz choisit peut-être l’autocollant en se disant : voici l’utopie. Puis il écrit un livre.

2Son titre fait référence au cruising, la pratique de rapports sexuels anonymes et improvisés entre hommes dans des lieux publics, même si l’usage du mot par Muñoz est métaphorique (p. 46), car il est moins question de rapports sexuels que de rapports entre art, queerness et avenir. « La queerness n’est pas encore là, commence le livre solennellement. La queerness est une idéalité. Autrement dit, nous ne sommes pas encore queer. Il se peut que nous n’atteignions jamais la queerness […] » (p. 19). Afin de développer cette proposition, chaque chapitre propose une analyse comparative de diverses productions esthétiques contemporaines, textuelles, visuelles, chorégraphiques, regroupées par thème ou par auteur. Le but est de détecter dans ces œuvres les traces d’un « pas encore conscient » utopique queer. L’effet de la traduction française est légèrement moins solennel : c’est l’inconvénient de venir douze ans plus tard, quand les choses ont changé. Mais avant d’embarquer sur cette terre d’utopie, où un Coca rivalise avec Michel-Ange et un vieux philosophe allemand nous sauve d’une attaque d’oiseaux anthropophages, il faut traverser certaines turbulences méthodologiques.

Interpréter par sauts

3Cruiser l’utopie émerge du champ disciplinaire anglo-américain des cultural studies qui se concrétise après 1968 autour d’un mélange d’admiration et de désenchantement vis-à-vis des métathéories (marxisme et structuralisme notamment) et d’une volonté de rupture avec les vieilles disciplines humanistes (histoire de l’art, philologie). Parallèle aux mouvements sociaux de la nouvelle gauche, ce champ d’études émergent propose de penser les phénomènes culturels à partir de leur capacité à représenter les rapports de pouvoir et les identités de groupe ou à y résister1. La démarche de José Esteban Muñoz est en cela typique dans sa façon de naviguer au sein de la culture d’une communauté queer sans pour autant en faire l’histoire ou la sociologie — ce qui impliquerait un travail d’archives ou de terrain et une « discipline » visant à reconstituer des faits et des tendances2. Cruiser l’utopie préfère les études de cas et les comparaisons, avec un penchant pour le quotidien et le banal : autocollants, spectacles de variétés et peintres obscurs sont tour à tour mariés à tel ou tel fragment théorique pioché à l’intérieur des grands systèmes d’autrefois — une fellation anonyme et l’École de Francfort, par exemple.

4La fellation en question a lieu dans des toilettes publiques à SoHo en 1982 entre John Giorno, poète superstar de l’underground new yorkais, et Keith Haring, futur peintre superstar. La scène telle que Giorno la décrit dans un texte de 1994 déploie les tropes habituels de la virilité gay : un pénis plus conséquent que l’autre, une bonne gorge profonde et « une grosse salve de sperme, droite et majestueuse » (cité p. 81). Jusqu’au moment où Muñoz décide de l’interpréter à l’aide d’un débat survenu entre Theodor W. Adorno et Ernst Bloch en 1964. Puisque les deux philosophes s’accordent sur le fait que l’utopie est la négation de ce qui est, l’idéalisation par Giorno d’un souvenir de cruising pré-sida en pleine crise du sida pourrait bien être utopique, ouvrant des « mondes de possibilité politique, quelque chose qui “pourrait être » (p. 80). Deux transformations ont donc lieu : la conversation entre Adorno et Bloch, d’un côté, est arrachée à son matérialisme historique et à sa « dialectique négative » ; le texte de Giorno, de l’autre, se révèle contenir une précieuse leçon politique. Le même procédé est réitéré plus tard avec d’autres fugues à deux voix (Schuyler-Heidegger, Warhol-Marcuse). José Esteban Muñoz, qui veut célébrer des voix queers faites d’antihéros et de freaks (p. 149), y recourt souvent en anoblissant ces dernières à l’aide de savantes théories continentales.

5Mais s’il suffit de nier ce qui est pour être utopique, l’idéalisation par Giorno du sexe anonyme en temps de crise serait-elle différente de l’idéalisation de l’ère Habsbourg par Stefan Zweig après la Première Guerre mondiale ou celle du Country House anglais par Evelyn Waugh après la Seconde ? On suppose une spécificité propre au texte de Giorno, soit dans sa forme, soit dans sa politique ; or la première n’est pas analysée en tant que telle par Muñoz et la deuxième s’avère être une impasse puisque Giorno percevait le cruising comme une activité précisément apolitique.

6Cette spécificité utopique, semble-t-il, se situe ailleurs, dans un niveau médian entre l’exemple concret et la conclusion abstraite que Muñoz court-circuite. En analysant les photographies de Tony Just qui montrent des détails de lieux vides de cruising, Muñoz saute en une phrase d’un constat formel (l’éclat de la porcelaine) vers une longue digression sur les « structures de sentiment hantées » (p. 86). Et si ce cocktail de Raymond Williams et de Jacques Derrida est déjà un peu lourd, il faut attendre l’interprétation des tableaux de Just avec leurs graffitis flottant sur des arrière-fonds abstraits. Sans analyser ni la technique ni les slogans ni contextualiser ces tableaux dans une pratique répandue de paroles détourées (on pense aux tableaux de Edward Ruscha ou, en l’occurrence, de Giorno), Muñoz conclut :

Que nous montrent ces tags ? Même s’il n’est pas exclu que ces œuvres fonctionnent d’une façon tout à fait différente de celle des vrais graffitis en matière d’affect, ces drôles de pastels reproduisent bien quelque chose de semblable à ceux qui peuplent les paysages urbains. Pour parler comme Bloch, on peut considérer que ces marques urbaines sont des traces. Le surplus dont elles sont chargées semble nous dire que quelque chose manque ou, pour reprendre les aphorismes qui ouvrent le texte Traces de Bloch, que ce qui est ici est « trop peu ». Dans Traces, le titre « Trop peu » est suivi de trois phrases relativement concises : « Solitude avec soi-même. Avec les autres, solitude en soi-même. Il faut échapper aux deux. » On peut lire cet aphorisme comme un bref manuel d’instructions. Ce congé qu’il faut prendre de soi-même avec ou sans les autres met en relief un autre mode possible de ressentir la collectivité. Ce désir brûlant de collectivité, ce mouvement qui va en s’éloignant de « la solitude » est une ligne qui traverse la majeure partie du travail de Just. (p. 90)

7Peut-être. Mais à ce stade on est trop essoufflé pour juger.

8Voir dans ces sauts interprétatifs une maladresse serait sous-estimer ce qu’ils disent sur l’(an)historicité des arguments de Muñoz. Que les œuvres de Giorno, de Just, et d’autres qui évoquent le cruising pré-sida manifestent une défiance commune vis-à-vis de la gestion officielle de la crise aux États-Unis, cela ne fait aucun doute. Qu’il faille les charger de fournir des modèles politiques atemporels est moins certain. Pour un livre qui s’ouvre par des considérations universalisantes sur l’utopie et le queer, le corpus est fâcheusement local : non seulement les auteurs (rarement les autrices) sont exclusivement américains, mais l’essentiel du livre se déroule à New York entre les deux bouts de Manhattan. Bloch et Adorno sont progressivement remplacés par « je » et « nous », les sections dédiées au bar disco Magic Touch et aux funérailles de la victime d’homophobie Matthew Shepard sont des témoignages à l’état cru, et on découvre que les artistes abordés, Luke Dowd, Levin Aviance, Kevin McCarty, sont des amis de Muñoz. Il possède certaines de leurs œuvres, ils font la fête ensemble, d’ailleurs les soirées au Roxy étaient super, et moi j’habite à Greenwich Village (ce n’est plus ce que c’était…). Mais, encore une fois, Muñoz ne veut pas faire une histoire culturelle. Les dates des œuvres sont souvent omises et les évènements exposés dans le désordre, ce qui facilite les conclusions transhistoriques qui sont parfois incohérentes : « le présent est une maison d’arrêt » (p. 19) et le futur est « le domaine de la queerness » (p. 97), mais ce même futur « est dans le présent » (p. 205), or ce présent est critiqué par le passé et ce même passé est une imagination du futur, etc.

9Ce qui assure la médiation entre les cas individuels et ce genre de conclusion n’est donc pas un travail empirique (déduction par accumulation de remarques formelles) et encore moins un travail dialectique au sens de l’École de Francfort (déploiement des contradictions immanentes aux objets esthétiques et à leur rapport au social), mais bien un sentiment subjectif d’appartenance à une communauté queer new yorkaise qui confère au corpus sa légitimité. José Esteban Muñoz est exemplaire de la posture de l’« intellectuel comme fan 3 ». Dans son chapitre sur Ray Johnson, fondateur du mail art, il déclare écarter « tout ce qui ressemble de près ou de loin à une méthodologie d’histoire de l’art », préférant « montrer [s]on appartenance par association à cette œuvre. Ce recours à l’association n’est pas gratuit ; il a plutôt pour vocation de faire résonner de manière performative les styles associatifs de Johnson et de [Jill] Johnston » (p. 208). Peu importe que Muñoz n’ait jamais rencontré Johnson, comme on l’apprend, car il connait quelqu’un qui a rencontré quelqu’un qui collectionnait ses œuvres — puis il y a cet ami qui voulait faire cours sur lui, et puis « même si le récit qu[’il] donne est vrai, c’est aussi, bien sûr, une fiction. C’est une imagerie queer qui voit au travers des amitiés, des commérages, d’une balade au milieu des archives par un dimanche après-midi, et bien plus encore. L’archive est une fiction. » (p. 213) Ce qui s’efface, ce sont les œuvres postales de Johnson. Aucune n’est décrite.

10On pourrait y voir avec Élisabeth Lebovici, dans sa préface, une résistance queer « à l’efficacité logique de la démonstration anglo-hétéronormée » (p. 8). Mais on peut aussi, faute de outer le livre comme étant une autobiographie, le situer dans ce que Fredric Jameson appelle l’« historicisme existentiel », celui qui situe l’historicité de ses objets dans leur contact avec la subjectivité de l’analyste et son appréciation esthétique4. En cela, la prose du livre est étonnamment plus proche de celle de Michelet ou de Mario Praz que des écrits des pionniers des études queers (Eve Kosofsky Sedgwick, Leo Bersani), la subjectivité en jeu n’étant plus celle de l’humaniste bourgeois ouest-européen mais celle du gay new yorkais. Le corpus de Muñoz, contrairement à son arsenal théorique, tourne dans l’entre-soi de cette communauté dont les normes transcendent leur propre historicité pour devenir synonymes du queer et de l’utopique, et dont le dehors se résume souvent par « le temps straight » (p. 57) ou « la culture hétérosexuelle » (p. 98). À aucun moment il ne considère que ce qu’il appelle « remettre en scène le passé sur un mode queer [queer restaging of the past] » (p. 291) puisse relever d’un tournant historiographique plus large dans lequel des artistes « hétéros » aussi contestent la linéarité du temps5, ou que l’antifuturisme commun dans la pensée gay puisse relever d’un présentisme ou d’une postmodernité plus générale6. L’utopisme de ce livre, c’est de croire que les problèmes des queers sont des problèmes queers et que leurs solutions, réelles ou imaginaires, puissent émerger de l’intérieur de la communauté et non pas d’une totalité des rapports sociaux. Nous voici au cœur du propos.

Où est parti le futur ?

11Cruiser l’utopie vient contribuer à un débat théorique concernant la viabilité de la queerness en tant que projet politique. Face à la déradicalisation des mouvements LGBT+ à partir des années 1990, un courant dit « antirelationnel » soutient que toute politisation de la queerness qui la définit positivement tend le piège de son assimilation au catalogue des joyeuses identités néolibérales. La queerness ne saurait donc être définie qu’en négatif, comme négation de l’ordre symbolique, du social (chez Leo Bersani), et même du futur, qui, selon Lee Edelman, serait synonyme de reproduction, donc d’hétéronormativité, autour de la figure sacralisée de « l’enfant ». La queerness serait donc avant tout une jouissance individuelle et apolitique, conceptualisée à partir de Lacan, dont les modèles iraient des voyous de Genet aux oiseaux de Hitchcock7.

12Contre cet anarcho-nihilisme, Cruiser l’utopie maintient que la queerness est une affaire sociale. Dans son analyse de la pièce de théâtre The Toilet (1964) de LeRoi Jones (Amiri Baraka), José Esteban Muñoz démontre que les Afro-Américains n’ont pas le luxe de séparer la queerness de l’enfance dans la mesure où leur propre reproduction sociale semble exclue de l’équation futur = reproduction. Celle-ci se révèle limitée aux classes moyennes blanches et à leur reproduction, et donc moins universelle que ce que Edelman voudrait croire. Ce type de réflexion qui introduit la question de la racialisation peut paraître anecdotique dans le contexte de ce livre. Or, lue en continuité avec les deux autres livres de Muñoz8, cette remarque constitue en réalité un de ses grands apports. Muñoz, lui-même d’origine cubaine, prolonge au sein des études queer un débat qui avait déjà commencé dans les études féministes queers américaines avec Gloria Anzaldúa et Patricia Hill Collins, parmi d’autres.

13Plus généralement, le déplacement du queer du sexuel au relationnel constitue un leitmotiv important du livre, malgré l’allusion sexuelle dans son titre. En relevant les rapports intergénérationnels entre des performeurs contemporains et Jack Smith, icône de la performance queer des années 1960, ou encore la filiation littéraire entre les poésies de Elizabeth Bishop et de Marianne Moore, Muñoz montre qu’un des atouts des queers consiste précisément dans la construction de généalogies non reproductives dont le vecteur serait l’esthétique en tant que telle.

14Reste la question du futur, ou de comment ces instances privées pourraient aboutir à quelque chose ressemblant de près ou de loin à une imagination politique puisque, comme le postule le livre, l’esthétique queer tend à « cartographier les relations sociales futures » (p. 20). Avant de voir la réponse de Muñoz à cette question, il est nécessaire de repositionner la question au-delà de l’étroit débat avec Edelman en remontant à une époque où l’utopie était encore constitutive de l’agenda queer. En 1980, Monique Wittig déclare que puisque la binarité homme-femme présuppose des relations de reproduction biologiques et sociales, et puisque la lesbienne est extérieure à ces relations, celle-ci n’est donc ni homme ni femme. Elle préfigure utopiquement l’abolition de la catégorie même du sexe et de l’exploitation de genre9. Cette négation, contrairement à celle tout annihilante de Edelman, avait encore un sens dialectique. Elle se voulait moteur de l’histoire, donc de l’avenir.

15En 1990, Judith Butler accuse le futurisme hégéliano-marxiste de Monique Wittig d’être « politiquement irréalisable » et propose de remplacer sa logique de « dépassement » par celle de « déplacement » sur laquelle elle fonde sa théorie de la performativité, remplaçant ainsi en partie le temps par l’espace10. Au lieu d’aspirer à abolir les catégories de sexe et de genre, il faut les parodier ici et maintenant, les resignifier pour révéler qu’ils ont toujours été déjà performatifs. Si l’idée réplique celle de Roland Barthes (« la meilleure arme contre le mythe, c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel 11 »), c’est que Butler est à l’époque poststructuraliste, et que l’opposition qui se joue entre elle et Wittig sur la scène queer peut se lire comme l’indice d’une offensive plus large du poststructuralisme contre le matérialisme historique, voire du postmoderne sur le moderne. Butler le savait elle-même en taxant Wittig de « modernisme lesbien12 », car, être moderne, c’est croire qu’un futur radicalement meilleur peut advenir en rompant avec le passé. Or, à propos de ce concept de progrès, les historiographes s’accordent sur le fait qu’on a cessé d’y croire quelque part entre 1980 et 199013.

16Cruiser l’utopie tente de surmonter cette impasse tout en étant aussi son symptôme dans la mesure où ce livre veut retrouver l’utopisme sans chercher, pour autant, dans la boite de Pandore de la modernité. Là où une branche des sciences humaines tente, au même moment, de repenser la disparition du futur en lien avec les innovations techniques et sociales sous le capitalisme (la modernisation) et les renouvellements esthétiques (le modernisme et le postmodernisme)14, le terme « futurité » chez Muñoz vient comme un pansement conceptuel cacher ces questions tout en espérant y remédier, d’où peut-être sa popularité actuelle dans certains milieux artistiques et théoriques (les autres pansements concurrents étant « soin » et, plus récemment, « affect »). José Esteban Muñoz veut restaurer une « futurité » sans « progrès ».

17La tâche n’est pas facile, mais l’auteur a déjà repéré sa solution, et tous ceux qui ont un jour osé poser le regard sur Le Principe espérance de Ernst Bloch — et peut-être même l’ouvrir ! — soupirent déjà à l’idée de ses trois tomes lourds, posés sur les étagères d’une bibliothèque universitaire depuis on ne sait plus quand, mille et quelques pages de philosophie allemande couvrant des sujets aussi apparemment disjoints que les symphonies de Mahler, le Ku Klux Klan et les pigeons rôtis. Un buffet ouvert d’études de cas, du moment que le marxisme qui les tient ensemble est évacué, ce que fait Muñoz. Pour Bloch, tout ce qu’il y a d’utopique dans l’histoire est un « pré-apparaître » d’une société postcapitaliste, et l’entreprise de son livre consiste à distinguer ce qui dans ces utopies relève de l’illusion de « tout ce qu’il y a de non illusoire, de réellement possible […] [et qui] converge vers Marx et se trouve à l’œuvre dans la transformation socialiste du monde15 ». L’utopisme de Bloch est donc impensable en dehors du marxisme et, plus généralement, du régime moderne d’historicité avec ses catégories de nouveau, de progrès et de négation dialectique, bien qu’elles soient — comme elles se doivent d’être — infiniment plus complexes que les acceptions linéaires qu’on veut souvent leur assigner.

18À vrai dire, Muñoz flirte de temps en temps avec Marx, mais il ne cherche pas d’engagement. Il le fait plutôt pour attirer l’attention de son vrai crush, l’ennemi de Marx : l’idéalisme allemand. « La queerness est une idéalité », dit-il, et il suffit de relire l’incipit en remplaçant « queerness » par « rédemption » ou « esprit » pour constater la façon dont la queerness est posée a priori comme un absolu vers lequel l’humanité tend : « nous la sentons comme la chaude lumière d’un horizon empreint de puissance » (p. 19). Les caméos en conclusion de sainte Thérèse, de Heidegger et de la transcendance n’arrangent pas les choses. Mais Muñoz n’étant ni philosophe ni systématique, ce serait plus juste de rechercher son idéalisme moins dans ce qu’il dit que dans ce qu’il fait, dans son herméneutique utopique. Pour lui, l’utopie a quelque chose à voir avec ce qui refuse la plénitude : les fonds sans figures, les figures sans fond, le gênant et l’anti-spectaculaire (l’inverse est parfois vrai : le trop, l’exagéré — John Giorno, Fred Herko). José Esteban Muñoz repère typiquement cette incomplétude puis lui substitue des descriptions de ce qu’on voit, de ce qu’on devrait voir quand l’incomplet est complété, dans un mélange d’anecdotes et de formules quasi magiques : « dans ce chapitre […] j’effectue [I enact] un changement performatif utopique » (p. 178). L’utopisme de l’objet se déploie donc par contemplation.

19Pas la peine de dépoussiérer son Marx pour rejouer les vieilles critiques de la contemplation, car le même Bloch, sur lequel Muñoz construit son église, distingue entre une anticipation utopique « abstraite », sentimentale et idéaliste, et celle « concrète », « médiée par le processus ». Dans cette dernière, l’incomplétude n’est pas comblée par l’imagination mais par une praxis politique, une unité de théorie et de pratique qui est la clé de voûte manquante de Cruiser l’utopie 16. C’est pour cela que Louis Marin voyait l’utopie comme un double piège : elle est une solution imaginaire à une contradiction historique qu’elle n’explicite pas. La pratique qui la produit, selon son élégante formulation, « n’accède pas dans le produit même, à la conscience de ses opérations de production17 ». Une herméneutique utopique ne devrait donc pas — surtout pas ! — traduire cette représentation en un programme politique, mais faire émerger par l’analyse la contradiction historique réelle à laquelle elle imagine une solution. Une fois cette contradiction révélée, seule l’action politique peut la résoudre ou la transformer, et le résultat ne sera jamais identique à la figure utopique du départ mais toujours autre chose, imprévisible.

20José Esteban Muñoz s’approche d’une telle herméneutique dans son troisième chapitre, « Le futur est dans le présent ». Cette phrase, reprise à C. L. R. James, trouve son origine chez Marx. Dans Le Capital, certains aspects du capitalisme manifestent des symptômes de leur propre négation, laissant entrevoir la possibilité d’un autre système, socialiste18. Muñoz applique cette idée à un passage de l’autobiographie de Samuel R. Delany décrivant une grandiose orgie d’hommes qu’il a vue dans les années 1960 dans un sauna. Delany écrit :

Ce que cette expérience voulait dire c’est qu’il y avait une population — pas des homosexuels individuels parmi lesquels certains se rencontraient de temps en temps, ou que ces rencontres pouvaient être humaines et épanouissantes à leur manière — non pas composée de centaines, ni de milliers, mais de millions d’hommes gays, et que cette histoire-là avait déjà activement œuvré à créer pour nous des galeries d’institutions, bonnes et mauvaises, pour accueillir notre sexualité. (cité p. 102)

21José Esteban Muñoz lit ce passage en lien avec l’économie politique d’un New York en voie de financiarisation, où les espaces gays transclasses n’existent pratiquement plus. Mais là où il saisit mal la dialecticité de James, c’est en concluant qu’il y a « un potentiel démiurgique contenu dans les performances des sujets-citoyen*nes minoritaires qui contestent la sphère publique majoritaire » (p. 109). En d’autres mots, Muñoz voit les queers comme des poches de subversion sur les marges du système, contestant son fonctionnement. Or l’idée de Marx était plus radicale : ce n’est pas forcément en contestant mais en suivant la logique du système jusqu’au bout que celui-ci finira par s’auto-nier sous le poids de ses propres contradictions. L’orgie, ayant lieu après les heures de travail dans un quartier historique de prolétaires, avec des hommes métamorphosés en une ligne d’assemblage d’organes sexuels, ne subvertit absolument pas la logique du capitalisme. Elle en est le produit. Une sexualité que seules les métropoles les plus capitalistes au monde connaissent. C’est précisément pour cela qu’elle est utopique. Ce que Delany entrevoit à travers une masse d’homosexuels venus assouvir leurs plaisirs individuels, c’est la possibilité d’un pouvoir transclasse dont l’orgie, apolitique et réifiée, devient la « figure utopique », comme le dirait Marin.

22L’idée est l’une des plus provocantes de Marx, et on doit au grand retour récent du marxisme des tentatives osées de la repenser. Les marxistes queers Rosemary Hennessy et Kevin Floyd ont démontré que les identités sexuelles et les mouvements queers du xxe siècle ont émergé dialectiquement de la réification et grâce à la psychopathologisation, au consumérisme et au postfordisme19. Fredric Jameson, dans un argument inoubliable, a proposé Walmart, le monstre de la grande distribution américaine, comme figure utopique par excellence. À travers certains de ses aspects (son monopole, son élimination des barrières géographiques), Walmart menace la normalité capitaliste, non pas symboliquement, mais matériellement, en rendant ses règles de jeu obsolètes. Cela ne signifie pas que Walmart est « le futur dans le présent » ou qu’il puisse (comme Lénine le pensait des banques) devenir post-capitaliste en un déclic. L’utopisme est ici une méthode : « isoler des aspects spécifiques dans notre présent empirique afin de les lire comme des composants d’un système différent20 ». Cette lecture anticipe un avenir logique qui n’est pas synonyme d’avenir chronologique, réel, mais qui, une fois approprié politiquement, théoriquement et esthétiquement (Jameson insiste !), pourrait nous former à des nouvelles formes de praxis, mieux que les utopies spéculatives communautaires ou du type small is beautiful, qu’il considère comme régressives.

23C’est dans cette optique qu’il faut évaluer l’exemple initial mobilisé par Muñoz : la bouteille de Coca Cola. Andy Warhol, dit-il, y voyait quelque chose d’utopique et, pour le poète Frank O’Hara, la consommer vaut des chefs-d’œuvre (p. 6). L’opposition études culturelles-histoire de l’art est de nouveau utile pour comprendre ce choix, et ce n’est pas un hasard si la tension entre, d’un côté, Muñoz et Jack Halberstam (études culturelles) et, de l’autre, Lee Edelman (littérature), a fait irruption lors d’un panel en 2006 autour de la question du corpus que les études queers devaient adopter, les deux premiers jouant la carte du low contre le high art, ce que Robert L. Caseiro a bien décrit comme un « contre-snobisme vernaculaire du snobisme qu’on oppose21 ». Mais Muñoz a une autre justification : le Coca, dit-il, relève de l’« ornemental », qui, chez Bloch, est porteur d’utopie — l’origine kantienne de cette idée, faudrait-il ajouter, vient du fait que l’ornement constitue l’art le plus désintéressé, ce qui n’est pas le cas d’une marchandise, qui, par définition, est valeur d’échange, donc intérêt. Quoi qu’il en soit, la conclusion de Muñoz qu’un Coca est utopique est à la fois tentante et suspecte. Vue à travers ses remarques sur la non-radicalité de ces utopies, leur anti-nouveauté et leur « humilité épistémologique et ontologique » (p. 33), elle paraît trop proche de ce que Boris Groys appelle la « privatisation22 » des utopies du xxe siècle ou encore des « micro-utopies » promues par Nicolas Bourriaud, dans lesquelles des performances du type faire un repas ou une séance de gym dans une galerie d’art seraient plus pertinentes que les vieilles utopies des avant-gardes historiques : elles nous apprendraient à « mieux habiter le monde23 » au lieu de vouloir le changer.

24Un argument plus sophistiqué, pour revenir à la bouteille, pourrait se servir des historiens et historiennes de l’art, qui diraient que Warhol ne dépeint pas la bouteille, comme le pense Muñoz, mais son image, un simulacre qui marque l’inaccessibilité de la bouteille en tant que référent, effectuant une sorte de réification du déjà réifié (nous y revoici). Ou alors d’y voir avec Jameson, ou même Walter Benjamin, une marchandise tombée hors du cycle d’échange qui devient une allégorie des utopies qu’une économie politique rend possibles tout en les empêchant24  le court-métrage de William E. Jones, The Fall of Communism as Seen in Gay Pornography (1998) est un excellent exercice artistique dans ce sens. Il est donc juste de détecter avec Muñoz « une ouverture et une indétermination là où la plupart des gens ne voient qu’une marchandise verrouillée et inerte » (p. 31), mais à condition de préciser que cette ouverture ne devient « futurité » que lorsque ses contradictions historiques sont formulées ou transformées par une praxis politique. Un des défis du marxisme queer émergent sera de développer ce lien entre réification et praxis afin de sauver, au profit de l’émancipation, toute une culture queer dont le stigmate a toujours été sa surenchère de consumérisme et son fétichisme.

Des utopies totales

25Il est à la fois injuste et nécessaire de lire un livre comme Cruiser l’utopie à partir de notre présent, qui n’est pas le sien. Dans une époque où l’armée israélienne lève le drapeau arc-en-ciel sur les débris de Gaza pour ensuite violer en masse des hommes palestiniens détenus à Sde Teiman25, et où le groupe Bolloré finance les campagnes médiatiques transphobes avec une fortune faite, entre autres, par l’écocide en Afrique, le queer ne peut plus conceptualiser son lien aux autres luttes en termes de « convergence » ou de « solidarité », c’est-à-dire de façon additive. S’il est de la nature des mouvements militants de faire et défaire leurs alliances stratégiquement selon la situation, la théorie, elle, a pour rôle de formuler leur unité sur un niveau plus élevé d’abstraction. Cruiser l’utopie a le mérite d’avoir pressenti ce besoin et d’avoir identifié ce niveau comme étant celui de l’utopie. Son paradoxe, c’est de l’avoir travaillé à partir d’une position intellectuelle (qu’on l’appelle études culturelles, postmodernité, antimarxisme, anhistoricisme) qui avait été conçue pour empêcher la formulation d’une telle totalité. José Esteban Muñoz contourne ce paradoxe par une contemplation idéaliste qui, comme le dit Bloch, imagine l’avenir « en fonction de son propre intérêt hypostasié et déterminé par la couche sociale à laquelle il appartient, [et] […] fait de lui l’enseigne d’une espèce de club de nuit26 ».

26Aujourd’hui, un nouveau marxisme queer, féministe, écologique, antiraciste et anti-impérialiste est en train d’élaborer un tel projet de coordination théorique qui conserve les différences réelles de positionnement, développées de façon pionnière par les diverses cultural studies, tout en les élevant vers une pensée de la totalité qui continue à les reproduire matériellement et idéologiquement, à savoir le capitalisme27. Une telle théorie, comme le rappelle Søren Mau, n’a pas à être immédiatement traductible en action politique et encore moins en « futurs », mais à offrir des outils conceptuels pour analyser telle ou telle situation concrète à partir de laquelle agir28. Esthétiquement et politiquement, cet utopisme nous vient aujourd’hui moins de New York que de ceux qui détiennent la position la moins hégémonique dans la culture queer. Les Palestiniens ont l’avantage épistémologique de n’avoir jamais connu le luxe de séparer l’hétéronormé du capitaliste et du colonial : dans les vidéos de Jumana Manna ou les fictions de Karim Kattan, c’est uniquement quand la totalité de l’ordre mondial est secouée que les joints invisibles entre ses divers membres se laissent entrevoir, et avec eux l’utopie. Les militantes féministes queers palestiniennes le savent aussi :

Notre féminisme et nos pratiques contre la discrimination de sexe et de genre devraient accompagner la pratique de transformation démocratique et socialiste […] l’ambition de notre féminisme et de notre discours queer est de former un discours total à travers lequel il devient possible d’imaginer la Palestine après la libération29.

27Il est trois heures du matin, c’était bien le club Utopie. Mais le lendemain arrive. Il va falloir se lever, sortir, et faire scintiller les avenirs au grand jour.