Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Novembre 2025 (volume 26, numéro 10)
titre article
Anne-Sophie Tisserand

Dream in progress : tentative d’épuisement de lieux imparfaits

Dream in progress: an attempt at exhausting imperfect places
Judith Cohen, Samy Lagrange et Aurore Turbiau (dir.), Esthétiques du désordre. Vers une autre pensée de l’utopie, Paris : Le Cavalier bleu, coll. « Convergences », 2022, 352 p., EAN 9791031805450.

1Pourquoi l’utopie serait-elle un lieu imaginé pour fonder une société idéale, unifiée et consensuelle ? À cette image de l’île fermée sur elle-même et exclue du monde, ne pourrait-on pas substituer pour figurer l’utopie celle d’un élan, d’une trajectoire, d’une transformation, d’un entre-deux troublé et instable ? C’est la matérialisation de ce changement de paradigme que le recueil Esthétiques du désordre. Vers une autre pensée de l’utopie 1 nous propose à travers dix-sept articles qui évoquent, de manière non exhaustive, un horizon de désirs, des expériences de déconstruction et de décentrement où se jouent de nouvelles représentations de l’utopie. Structuré en cinq parties qui organisent le propos autour d’une onomastique en archipel, « Destitutions », « Résistances », « Terreurs », « Apocalypses », et « Retailles », ce livre propose un pas de côté et offre au désordre la possibilité d’une esthétisation, à travers des lieux réels ou non, des récits, des créations artistiques (littéraires, visuelles ou sonores), ou encore dans la matière et le corps. Pas une esthétique mais des esthétiques. Malgré des connotations destructrices, dont les parties intitulées « Résistances » et « Retailles » viennent adoucir la violence par la possibilité d’un ordre provisoire mais tremblant, les textes nous invitent au dépassement et au chaos comme recherche poétique et visée politique nécessaires à nos « futurités »2. Ainsi, loin de la représentation canonique du genre littéraire éponyme, l’utopie acquiert des frontières floues et s’inscrit dans une dynamique de création. Sa singularité éclate, visible — ou parfois sonore — dans sa monstruosité mais aussi sa fragilité, son caractère tangent, transitoire et éphémère. La question se pose alors de la pérennité de ces démarches et expérimentations, de ces rêves en mouvement, du franchissement de la ligne d’horizon. Faut-il être au plus mal pour envisager un monde meilleur ? L’utopie semble inhérente au désordre et les exemples de stratégies d’installation ne manquent pas dans un ouvrage qui (ré)habilite les minorités, les marges et les lieux imparfaits.

Être tout contre : des manifestations artistiques disruptives

2En effet, la lecture du recueil peut donner l’impression d’une tentative d’épuisement d’hétérotopies possibles, d’études de cas et de variations sur les types de désordre, expérimentés pour les incidences et réactions que ces dispositifs, œuvres artistiques ou manifestations dans l’espace public peuvent provoquer. En cela, l’aesthesis est privilégiée par les artistes, l’effet produit par la réception de l’œuvre étant le moteur de la création. C’est donc l’insatisfaction ou le dérangement, a fortiori la visibilité et la présence d’un intrus, d’un parasite, d’une anomalie qui lance la dynamique du changement, qu’on repousse l’Autre loin de soi ou qu’on l’intègre contre soi : l’acte révolutionnaire peut découler du battement d’ailes d’un papillon, si tenté que ce dernier puisse incarner le désordre dans la création artistique. Comme ces oreillers de Placing Pillows, œuvre de Francis Alÿs de 1990 (p. 299), qui viennent combler les fenêtres brisées, symbole d’une misère que l’on n’aurait sans doute pas remarquée sans la performance artistique, l’art confronte le public à la réalité (ici sociale) et souffle un vent d’indignation et de rejet, insuffle un besoin de changement que seuls le grotesque, l’absurde ou l’abject peuvent mouvoir. L’utopie est alors envisagée comme une force critique et le désordre peut la faire advenir car il remet de la diversité et de la difformité dans des lieux que l’on se contentait d’habiter. Y vivre suppose de rendre ces lieux vivants et, par là, comme la vie elle-même, instables et mouvants. L’on pourrait, certes, évoquer l’utopie d’un habitat adapté, évolutif, ergonomique, connecté, protégé pour imaginer le lieu idéal sur lequel projeter nos désirs de confort matériel ou d’harmonie intérieure. Nous pourrions conformer l’oikos au concept de ménage ou de famille, reléguant le dehors à l’étrange, à l’hostile, pour conserver notre bulle d’entre-soi égocentrée et rassurante qui figure dans la douceur des connotations des mots « maison », « foyer », ou « cocon ». Mais non, la proximité sémantique des termes « écosexualité » et « écoféminisme »3 s’empare d’un imaginaire utopiste, provoquant incompréhension et intranquillité. L’article de Quentin Petit Dit Duhal, « L’utopie de l’instabilité sexuelle dans l’art de la fin du xxe siècle : entre réitération et dénormalisation », qui concerne la sculpture d’Hermaphrodite endormi/e, ou encore celui d’A. Picheta évoquant les eco camps 4 ou les mariages en couleurs rendent bien compte du trouble provoqué par la question du genre, qu’il s’agisse des représentations de l’ambiguïté sexuelle, de l’intersexuation ou du drag comme travestissement, geste aussi ludique que politique, faisant vaciller nos repères, formatés par une culture dominante, occidentale, blanche et masculine. Pour reprendre les mots de Quentin Petit Dit Duhal (p. 63), « ces artistes produisent alors des utopies autres, de nouveaux corps fictionnels — ou des corps utopiques selon Foucault5 — en opposition à la vérité recherchée par les discours institutionnels ».

3Ces manifestations créent des hétérotopies temporaires mais peuvent aussi influencer durablement le monde, comme la « révolution surréaliste » analysée par Anne Foucault (p. 153-167) : parce que le monde est divers, les actions et créations le sont aussi, elles épuisent avec entrain de multiples champs possibles. Lors de l’exposition surréaliste de 1965, le Désordinateur symbolise ce qu’est un contre-exemple en répondant par des images iconoclastes aux touches d’un clavier géant (p. 164). Dans l’article « SKIN utopie. Écritures de l’émeute chez Monique Wittig et Nicole Brossard » de Rachel Boyer (p. 189-202), l’accent est mis sur le matériau de la langue également. À la manière de la poétique surréaliste, le langage déconstruit le monde et y ouvre des brèches : « c’est dans la turbulence […] que le mot utopie pourra se déployer dans un espace ouvert » selon Nicole Brossard6. La pratique des deux autrices est combative et guerrière. L’esthétique de l’émeute et du soulèvement fragmente le texte par les blancs, la typographie et le rythme, dans un cri ou un bégaiement qui dit la présence lesbienne, le délire salvateur, leur besoin commun d’exister.

4Ces artistes « bâtisseur·es de rêves » marquent leur opposition à une vie normée et ordonnée, elles et ils sont à contre-courant, contre l’uniformité et l’ordre, mais aussi, à la manière de Sacha Guitry, « tout contre7 » par le jeu critique qu’elles et ils instaurent. La « pensée du tremblement » d’Édouard Glissant, commentée par Mohamed Lamine Rhimi dans son article (p. 135-150), va de pair avec une poétique de la Relation, elle justifie le désordre comme ontologie : « […] parce que ce qui caractérise notre monde, ce n’est pas l’unicité, c’est le divers8 ». La rhétorique antillaise y trouve une place, en tant que contre-poétique de l’écriture occidentale dominante, dans une pluralité des cultures et des langues assumée, pour façonner nos contraires, les hybrider, dans un chaos-monde libre et baroque. Avec la théorisation d’Édouard Glissant s’exprime « une utopie subversive » (p. 136), au service du partage et de la solidarité, dans un élan enthousiaste et collectif que le Tout-monde totalise.

Faire corps : l’utopie de genre, chaos de l’intime

5C’est dans le partage d’une vision commune, de son expression et de son installation que l’utopie prend forme, par la place que prend un discours perçu comme minoritaire, celui d’une frange imperceptible, voire invisibilisée, de la population, qui prend corps et se renforce ensuite dans le collectif. D’abord privées d’espace public, les revendications s’appuient sur l’intime, un bouillonnement interstitiel que l’on ne retient plus, sauf en se réappropriant différentes formes esthétiques. S’y extériorisent le désir et le trop-plein de rêves, s’échappant par tous les pores, comme Nicole Brossard l’évoque avec l’expression « SKIN utopie lent vertige » en assimilant l’utopie à une peau, troublée par le sentiment d’une mutation possible (p. 202). À l’image de cette réaction épidermique, Picheta forme le mot « queeratopie », pour évoquer l’atopie ressentie comme une contamination au contact d’initiatives queers, perçues comme dérangeantes, voire absurdes ou intrusives. L’institut IQECO, Institute of Queer Ecology, en est l’illustration : comme le souligne Picheta, cet organisme « n’est pas composé de scientifiques, mais d’artistes et de chercheur.euses ayant pour objectif de “mettre en avant les voix des personnes marginalisées” » (p. 39). Or ses membres reprennent les codes scientifiques pour rendre visibles les pratiques queers et les légitimer. C’est Le Corps utopique 9 de Foucault, porteur d’un idéal de grandeur, qui est critiqué par Monique Wittig et Nicole Brossard, selon les mots de Rachel Boyer : « [elles] ont rendu le désordre et l’inachèvement constitutifs du geste utopiste. Et c’est par l’écriture des corps, conçus comme des variations continuelles, qu’elles viendront toucher à l’ordre social par les entrailles. » (p. 190) Ces expérimentations artistiques ou sociales sont incarnées, encorporées 10 et révolutionnent la pensée hétéronormée, fidèle à une morale conservatrice et patriarcale, à un certain maintien de l’ordre, même fragilisé.

6Dans son article « Dire le désordre. L’utopie des Saint-Simoniennes », Azélie Fayolle note la parution de La Femme libre. Apostolat des femmes (1832-1834), un ouvrage « suffisamment subversif pour déchaîner les colères comme les moqueries » (p. 285). Elle rend compte aussi d’une parole guerrière, celle des femmes saint-simoniennes qui proclament leur liberté, dans la réhabilitation de la matière (et de la chair), comme dans le langage. Avec les trivalia, détails choquants illustrant leur soumission morale et sexuelle, le propos s’empare sans pudeur de la réalité concrète et du débat sur la théorie des deux natures11, employant des effets stylistiques propres à la révolte (typographie, oralité, ton prophétique et excessif). Signant uniquement de leur prénom, elles effacent la domination masculine qu’entérine la transmission d’un patronyme par le père ou le mari. Elles choisissent alors une « langue du désordre » pour exister et engager un féminisme dont la seule revendication dérange. Souhaitant la fin de leur exploitation par les hommes, elles refusent l’esclavagisme du mariage et le déshonneur de la prostitution. Ainsi, sans réaliser l’avènement d’une Femme-Messie, la communauté des Saint-Simoniennes pose des jalons pour le siècle à venir.

7Le discours féministe investit aussi les récits de fiction dans ce même désir d’émancipation. Les articles d’Aurore Turbiau et de Quitterie de Beauregard sur Françoise d’Eaubonne, Octavia Butler et Angela Carter évoquent une forme de sororité et le besoin de raconter un monde post-patriarcal, dans une vision politique commune de la liberté et de l’égalité. Le récit utopiste est cependant plus proche de la dystopie tant la révolution appelée génère davantage de destructions que de créations, dans des mondes science-fictionnels qui facilitent le geste « terroriste » littéraire. Aussi Françoise d’Eaubonne rapproche le réel et la fiction : « […] les radicales-féministes d’aujourd’hui peuvent être considérées comme une sorte de mutantes. Avancer davantage dans une telle hypothèse relèverait du petit jeu de science-fiction12 », dit-elle. L’œuvre littéraire peut servir la lutte écoféministe au nom d’un « terrorisme » (p. 171) émancipateur qui « reconnaît l’usage idéologique » des mots et la « rénovation des genres littéraires » (p. 185) où règne un désordre nécessaire, critique et salvateur. Quitterie de Beauregard analyse dans son article deux récits féministes postapocalyptiques, liés à l’identité de genre, que l’espèce humaine soit hybridée à des aliens (Octavia Butler, Lilith’s Brood 13) ou que l’on proclame la Déesse Mère en place de Dieu le Père pour sauver le monde (Angela Carter, The Passion of New Eve 14). Démythification du patriarcat et nihilisme servent une réflexion politique et ontologique sur l’humain, au prisme du genre et de la pensée décoloniale. Chez Octavia Butler, le personnage de Lilith est une femme noire qui incarne la résistance, l’altérité et le métissage, mais, dans les deux romans ici comparés, avant de faire naître une autre humanité radicale15, le personnage doit d’abord s’accepter et se reconstruire. Les marges sont associées à la renaissance, et l’abject, d’après le concept de Julia Kristeva16, repris à la page 217, produit la mutation imaginaire d’un post-humain issu de modifications génétiques, ou d’une femme contre-nature17 dont l’ambiguïté sexuelle vient troubler un récit féministe univoque, que l’on déconstruit aussi. Dans la cité utopique de Katiopa, dont il est question dans le roman Rouge impératrice 18 que commente Florian Alix dans son article « Katiopa unifié, Katiopa complexifié. Dynamiques de l’élan utopiste chez Léonora Miano », il n’y a pas de fin du monde déjà avancée ou derrière nous, mais à nouveau un renversement, opéré par l’uchronie. L’Afrique y apparaît puissante, la globalisation s’y est recentrée, dans un cadre temporel différent pour mieux nous faire ressentir l’écart. Mais, dans un décentrement du point de vue, à partir d’une Afrique hégémonique et non plus de l’Occident émergent de nouveaux contre-espaces où survit une population occidentale rejetée, invisibilisée, à même de libérer une pensée utopiste différente, comme si un horizon d’action et un rebond libérateur ne pouvaient être envisagés que par une frange opprimée.

L’impulsion utopiste

8Ainsi la porosité des récits entre fiction et réel engage l’humain dans l’utopie, où poétique et politique sont intrinsèquement liées. Le désordre est un garde-fou, il est un processus et l’utopie doit rester un horizon. Depuis les années 1970, l’androcentrisme est critiqué, mais l’utopie féministe ne sera concrétisée qu’à l’aide d’autres outils, « pour bricoler une épistémologie écoféministe19 » (p. 67), selon les mots de Marie Penicaut. La contributrice cite des influences féministes et autres expériences communautaires alternatives où la part belle est faite aux affects plutôt qu’aux concepts, à l’intuition, à l’expérimentation, au care, par opposition aux méthodes scientifiques et conclusions rationnelles qui se sont imposées comme universelles et univoques, fondées sur l’altérisation aussi bien des femmes que de la nature. Selon Patronicio Schweickart, que la contributrice sollicite dans son article, « la méthode scientifique elle-même — pas seulement ses applications — est impliquée dans la domination des femmes dans la société patriarcale20 » (p. 73). Bricoler une nouvelle méthodologie suppose la mise à l’écart de celle existante.

9Bouger les lignes n’est-il pas finalement le but de ces utopies du désordre ? Et s’il suffisait de recommencer le récit du changement pour sensibiliser, transformer et ancrer petit à petit le désir et sa réalisation ? Mickaël Pierson poursuit la réflexion par sa contribution, « Francis Alÿs : des utopies concrètes et éphémères ». En effet, avec Re-enactments 21, Francis Alÿs rejoue des actions dramatisées, jusqu’à l’absurde22, affichant une « rupture de l’ordre, de la discipline23 » (p. 302) dans un geste politique qui déroute. L’art dérange, c’est un moyen de faire réagir l’autre, comme la photographie intitulée No Present de Fouad Elkoury (1997) ou le film de Jocelyne Saab, Beyrouth, ma ville (1982), ainsi que les images du chaos relayées par des occupations sauvages lors du scandale d’Eggupation 24, les manifestants frappant en rythme25 sur les murs du Grand Théâtre. Ces propositions artistiques disent le désordre et le besoin de résister (à la corruption, au pouvoir donné à l’argent) et de dépasser les vingt-cinq années de faux espoirs sur fond de guerre au Liban. Le recueil révèle donc les procédés nécessaires à l’art pour explorer le monde et le transformer : Faustroll d’Alfred Jarry26, Bacurau 27, Échos du futur 28, dont la production se partage dans la scansion et la variation de désordres quotidiens et fondateurs, sont des œuvres qui symbolisent le grain de sable, le caillou du rouage, changeant notre regard sur le monde. Comme les résistances festives des musiques électroniques ou les free parties en temps de pandémie, liberté et dissidence se répondent dans une joyeuse « chaosmose » subversive (Félix Guattari29).

10En conclusion, les hétérotopies temporaires ou pérennes mises en place peuvent constituer des respirations dans un monde fini et anxiogène, et nous invitent à créer et s’inventer dans un dépassement constant du connu : « L’utopie est là où se bricole le monde.30 » Que ce soit par des utopies concrétisées comme les fermes queer of color ou les TAZ de Hakim Bey, ou encore un artivisme hypervisible ou plus discret, le désordre ouvre le champ des imaginaires et contamine par sa joie et sa liberté les espaces-temps interstitiels vacants. Ce recueil est fondamentalement optimiste, l’émulation artistique ou activiste ainsi que les exemples cités, replacés dans une perspective diachronique, révèlent non pas un état de fait mais une prise de conscience de nos nouveaux désirs ainsi que de l’existence d’une révolution, à pas lents mais en marche. Ces esthétiques du désordre nous chahutent et dérangent nos « futurités » au nom du bonheur et du « principe espérance31 ».