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Appels à contributions

"William Hogarth et le cinéma"

Publié le par Marc Escola (Source : Gueden)

Si d’après Sergueï M. Eisenstein « [Denis] Diderot a parlé de cinéma », il en va de même pour son contemporain anglais William Hogarth (1697-1764). Le théoricien et réalisateur russe avait d’ailleurs commenté l’œuvre de ce dernier dans la perspective du cinéma, d’une part quant à sa pratique gravée et picturale (composition scénique, séries d’images narratives rapprochées du montage), d’autre part à sa théorie de l’art (la ligne serpentine organique comme ornement appréhendé dans un continuum, de la mise en scène à la mise en cadre et au montage). Autant dans ses récits séquencés peints ou gravés que dans son travail théorique parcouru par l’obsession du mouvement des corps et du regard, Hogarth apporte une contribution fondamentale à des recherches visuelles, narratives et esthétiques pré-filmiques qui ont suggéré, encore récemment, l’hypothèse d’un « cinéma des Lumières ». Certains en sont même venus à se demander si, né deux siècles plus tard, Hogarth ne serait pas devenu réalisateur.

Ce numéro de la revue Écrans propose d’interroger les liens encore largement sous-estimés entre l’œuvre de Hogarth et le cinéma. Hogarth apparaît ponctuellement dans les études cinématographiques qui se concentrent sur son réemploi visuel – en particulier à Hollywood où il servit d’inspiration pour les décors de certains films de Fritz Lang, Mark Robson, ou de Stanley Kubrick notamment –, sur ses innovations en matière de narration visuelle ou sur l’héritage de ses écrits théoriques. En revanche, le cinéma apparaît rarement dans les études d’histoire de l’art pourtant abondantes sur l’artiste.

 L’œuvre de Hogarth est souvent perçue comme un bouleversement significatif des formes de narration visuelle. Ses Modern Moral Series, séries d’images successives racontant sur un mode satirique les déboires de personnages métaphoriques, ont été rapprochées de techniques cinématographiques comme le story-board et ont contribué à l’ériger en précurseur tant du cinéma que de la bande dessinée. C’est donc d’abord à travers ses peintures et gravures en série, et plus largement en rapport avec la tradition graphique narrative dix-huitiémiste, qu’il faut appréhender le continuum menant au cinéma. Le Harlot’s Progress ou le Rake’s Progress qui ont rendu l’artiste célèbre constituent le pendant visuel du « progrès » (progress) narratif et moral en littérature, incarné en particulier par le Pilgrim’s Progress (1678) de John Bunyan ou Tom Jones (1749) d’Henry Fielding. Cette forme de récit séquencée sera investie par les récits sur plaques transparentes successives des lanternes magiques, les productions sous forme de tableaux du premier cinéma jusqu’aux séries tant filmiques que télévisuelles. C’est ainsi dans une plus longue tradition narrative à la fois visuelle et littéraire en passant par les transferts scéniques, au XVIIIe puis au XIXe siècles, que cette publication propose d’appréhender les liens entre le progrès de type « hogarthien » et le cinéma. En dépit de constats souvent généraux sur la représentation du XVIIIe siècle à l’écran ou de rapprochements théoriques postulés en soi, la rencontre effective entre Hogarth et le cinéma n’a pas fait l’objet de l’attention qu’elle mérite.

The Analysis of Beauty (1753), le traité artistique publié par Hogarth près de dix ans avant sa mort, s’approprie les théories visuelles de son époque pour défendre l’usage dans ses compositions de la ligne ondoyante, bidimensionnelle, qu’il nomme « ligne de beauté » (line of beauty), et de la ligne serpentine, tridimensionnelle, baptisée « ligne de grâce » (line of grace). Il intègre deux gravures ceintes d’images fonctionnant comme des schémas de mouvement ou autant de représentations variées de cette ligne fluide et dynamique qui serait selon lui la forme la plus adaptée pour retranscrire et satisfaire cette « course effrénée » (a wanton kind of chase) inhérente au regard. Connaissant une importante postérité esthétique au cours du XIXe siècle, et particulièrement au moment de l’apparition du cinéma au tournant du siècle, cette notion apparaît mobilisée dans la théorie cinématographique des premières décennies du XXe siècle jusque dans l’analyse filmique contemporaine ou des études sur la technologie numérique. Ce numéro d’Écrans permettra d’approfondir l’histoire, encore succincte, de la ligne serpentine hogarthienne dans la perspective du cinéma y compris élargi. 
 
Les éditeurs de la revue sollicitent des contributions proposant d’étudier les rapports entre William Hogarth et le cinéma, et notamment : 
·       dans les productions visuelles du pré-cinéma (à travers la technologie des lanternes magiques notamment) et aux débuts du cinéma (dans des tableaux vivants filmés par exemple, mais aussi au moment de la linéarisation narrative) ;
·       à partir de la question de la temporalité de l’image, de la sérialisation de tableaux, des planches d’images ;
·       du point de vue des romans graphiques, journaux illustrés, de la narration en images, du pictorialisme narratif ;
·       à l’aune plus généralement des transferts intermédiatiques des « progrès » entre gravures, tableaux, romans graphiques, pièces de théâtre, scène, films, séries télévisées, etc., en particulier dans le cas d’adaptations ; 
·       à partir d’études de cas filmiques issues de la production cinématographique mondiale, y compris des documentaires sur l’art ;
·       au sein des archives des grands studios hollywoodiens ;
·       dans le cinéma expérimental, et en particulier la remise en cause de la linéarité du récit ;
·       en considérant l’héritage de la satire hogarthienne dans le genre du film comique, en prêtant notamment attention à Hogarth en tant que personnage de fiction ;
·       du point de vue de la théorie de l’art hogarthienne emblématisée par sa ligne ondoyante et serpentine, à l’aune de questions de « forme » et en lien avec certaines techniques d’écritures brèves (shorthand systems) ;
·       à l’aune de la réception marxiste, féministe, ou encore post-coloniale de l’œuvre de Hogarth. 
 

Les propositions, en français ou en anglais, d’une longueur de 2 000 signes maximum (espaces compris), accompagnées d’une courte biographie, sont à faire parvenir avant le 5 septembre 2022 aux directeurs du numéro de la revue.

Réponses envoyées aux auteurs début octobre 2022. Remise des textes attendue le 30 mars 2023, pour parution en avril 2024.

Pour plus d’informations sur la revue Écrans : https://classiques-garnier.com/ecrans.html.
 
Éditeurs
 
Marie Gueden (Université Lumière Lyon 2, Passages XX-XXI, ATER, docteure en études cinématographiques de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : marie.gueden@univ-lyon2.fr
 
Pierre Von-Ow (Yale University, New Haven, Département d’Histoire de l’art, doctorant en art britannique des XVIIe-XVIIIe siècles) : pierre.von-ow@yale.edu

Bibliographie indicative
 
Philip E. Baruth et Nancy M. West, « The History of “The Moving Image”: Rethinking Movement in the Eighteenth-Century Print Tradition and the Early Years of Photography and Film », dans Greg Clingham (dir.), Questioning History: The Postmodern Turn to the Eighteenth Century, Bucknell Review, vol. 41, n° 2, Cranbury (NJ)/London/Mississauga (ON), Associated University Presses, 1998, pp. 100-138
Jean-Loup Bourget, « Subverti à son tour. Hogarth à Hollywood », dans Frédéric Elsig, Laurent Darbellay et Imola Kiss (dir.), Les Genres picturaux : genèse, métamorphoses et transpositions, Genève, Mētis Presses, 2010, pp. 235-246
Laurence Chatel de Brancion, Le Cinéma au siècle des Lumières, Saint-Rémy-en-l’Eau, Monelle Hayot, 2007
Sean Cubitt, The Practice of Light: A Genealogy of Visual Technologies from Prints to Pixels, Cambridge, MIT Press, 2014, « Dialectic of the Line », pp. 70-74
Sergueï M. Eisenstein, « “Organicité et imagicité” (1934) », trad. Marie Gueden et Macha Ovtchinnikova, 1895, revue d’histoire du cinéma, n° 88, Été/Automne 2019, « Point de vue », pp. 9-45
Marc Escola, Le Cinéma des Lumières. Diderot, Deleuze, Eisenstein, Sesto S. Giovanni, Mimésis, « L’esprit des signes », 2022
Delphine Gleizes et Denis Reynaud (dir.), Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté (XVIIe-XIXe siècles), Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Littérature & idéologies », 2017
Marie Gueden, « Hogarth a parlé de cinéma : Eisenstein théoricien de la ligne serpentine d’Hogarth dans “Organicité et imagicité” (1934) », 1895, revue d’histoire du cinéma, n° 88, Été/Automne 2019, « Archives », pp. 117-143 
Sabine Mainberger, Experiment Linie. Künste und ihre Wissenschaften um 1900, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2010
Laurent Mannoni, Le Grand art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan/Université, « réf. », 1994
Jessie Martin, « The Draughtsman’s Contract. La Ligne serpentine : le moment Hogarth et l’anglicité de l’art anglais », dans Diego Cavallotti, Simone Dotto, Leonardo Quaresima (dir.), A History of Cinema Without Names 3, Udine, Mimesis International, 2018, pp. 191-201
Robert Mayer (dir.), Eighteenth-Century Fiction on Screen, Cambridge, Cambridge University Press, 2002
Gillian McIver, Art History for Filmmakers: The Art of Visual Storytelling, Londres/New York, Bloomsbury, 2016
Martin Meisel, Realizations: Narrative, Pictorial, and Theatrical Arts in Nineteenth Century England, Princeton, Princeton University Press, « Princeton Legacy Library », 1984
Philip Momberger, « Cinematic Techniques in William Hogarth’s A Harlot’s Progress », Journal of Popular Culture, vol. 33, n° 2, 1999, pp. 49-65
Caroline Patey, Georges Letissier, Cynthia Roman (dir.), Enduring Presence. William Hogarth’s British and European Afterlives, Londres, Peter Lang, « Cultural Interactions: Studies in the Relationship between the Arts », 2021, 2 vol. 
Martial Poirson et Laurence Schifano (dir.), L’Écran des Lumières : regards cinématographiques sur le XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation Oxford, 2009 ; Filmer le XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères, « L’esprit des lettres », 2009
Vivian De Sola Pinto, « William Hogarth », dans Boris Ford (dir.), A Guide to English Literature, vol. 4, From Dryden to Johnson, Londres, Cassell, 1969, pp. 270-284
Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée. De William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009 
Nicholas Vardac, Stage to Screen. Theatrical Method from Garrick to Griffith, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1949
Abigail Zitin, Practical Form. Abstraction, Technique, and Beauty in Eighteenth-Century Aesthetics, New Haven, Yale University Press, « The Lewis Walpole Series in Eighteenth-Century Culture and History », 2021