Questions de société

"Universités en distanciel : quand le langage masque la réalité" (tribune)

Publié le par Marc Escola (Source : O. Leplatre)

Universités « en distanciel » : quand le langage masque la réalité

Tribune publiée dans Le Monde le 16 novembre 2020

 

Le 29 octobre, au lendemain de l’allocution du président Macron, le Premier Ministre dans sa conférence de presse affirme que pour les universités et établissements d’enseignement supérieur, « la règle sera le distanciel ». Les pages d’accueil des sites de nombreuses universités affichent : « l’intégralité des enseignements de l’université bascule en distanciel ». « Passage » ou (le plus souvent) « bascule » en distanciel sont les expressions le plus couramment utilisées et reprises sur les sites universitaires en ligne, dans les déclarations politiques et les médias. Derrière le langage faussement rassurant de la technocratie, la réalité est beaucoup moins simple et beaucoup plus violente.

Néologismes de formation récente, « distanciel » et « présentiel » se sont généralisés depuis la crise de la COVID 19 mais ils sont apparus avant. La CTI – Commission des Titres d’Ingénieurs au sein du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) – produit dès janvier 2020, juste avant le déclenchement de l’épidémie en France et donc sans lien avec elle, une « Note sur l’enseignement distanciel en France ». Si ses préconisations visent explicitement l’enseignement dispensé dans les écoles d’ingénieurs, les outils numériques dont elle fait la promotion (MOOC, ENT, Webinaire entre autres) concernent plus largement les pratiques d’enseignement dans le secondaire et surtout dans le supérieur.

Que suppose, précisément, la « bascule en distanciel » de l’enseignement universitaire ? Les mots ont leur importance. « Présentiel » et « distanciel » sont construits sur une base lexicale (/présence/, /distance/) suivie d’un suffixe (/iel/). L’opposition logique /absence/ versus /présence/ est neutralisée par le suffixe commun : l’opposition devient une alternative. « Présentiel » et « distanciel », dès lors, sont présentés comme deux modalités complémentaires ou concurrentielles du cours, ou plus précisément de la connexion au cours : un étudiant (ou « apprenant », dans la novlangue pédagogique) peut se « connecter » au cours et à l’enseignant en « présentiel » (c’est-à-dire dans un espace physique commun, salle de classe ou amphithéâtre réunissant enseignant et étudiants) ou en « distanciel » (par la médiation technique de l’écran et d’internet connectant entre eux des espaces dissociés) : la différence entre les deux options d’enseignement serait de régime et non de nature. En somme, rien de plus simple en apparence que la « bascule en distanciel » : simple comme l’appui sur un interrupteur, un changement d’aiguillage ou de connectique.

Voilà pour le langage. Qu’en est-il de la réalité ? La fracture numérique (l’inégalité d’accès aux ressources numériques) concerne enseignants et étudiants – mais avec des conséquences bien plus douloureuses pour les seconds. Du côté de l’enseignement, les inégalités sont criantes selon les universités. Salles non ou sous-équipées en captation audio et vidéo, matériels en mauvais état ou obsolète, formation des enseignants au numérique…« basculée » elle-même en « distanciel » et donc dans les faits accessible seulement à des enseignants déjà familiarisés avec les outils numériques ! La situation est plus grave encore du côté étudiant. Contrairement à une idée trop répandue, tous les étudiants ne bénéficient pas des moyens technologiques suffisants pour suivre les cours en ligne : connexions de faibles qualités, forfaits limités, matériel fragile, sans compter les conditions de vie familiale et sociale qui rendent problématique voire impossible le suivi des cours. Derrière la froide objectivité de la technologie, le « distanciel » est en réalité un redoutable instrument de sélection.

Les impacts psycho-sociaux sur les étudiants sont également désastreux. Alors que le savoir est une construction collective, qu’il prend sens dans l’ici et maintenant d’une relation pédagogique qui passe par l’investissement physique, intellectuel mais aussi émotionnel de tous, comment maintenir dans la solitude la motivation et la confiance nécessaires au bon déroulement des études ? Les étudiants de première année de Licence sont les plus fragiles et les plus exposés. Leur année de terminale perturbée par la crise et le confinement les a privés de l’expérience et de la discipline de travail que procurent habituellement la préparation et l’épreuve du baccalauréat. Alors qu’un tiers des étudiants au bas mot abandonne chaque année ses études en L1 en temps normal, le taux d’échec en situation de confinement s’annonce cette année proprement catastrophique. L’impréparation du MESR, depuis le confinement du printemps, a été totale, alors qu’un équipement massif des étudiants en matériel informatique aurait dû et pu être organisé, impulsé par l’Etat.

Pour autant, la solution à la crise actuelle de l’enseignement universitaire ne saurait passer par le tout-technologique, comme la communication gouvernementale tend à le faire croire. La COVID-19 favorise une tendance techno-pédagogique profonde à la généralisation du numérique aux effets redoutables. Les « cours en ligne » ne sont au mieux qu’un complément du cours en « présentiel » - ou cours réel. Ils requièrent une autonomie (pédagogique, psychique, mais aussi technologique, financière, sociale) hors de portée de la grande majorité des étudiants de première année. Lorsqu’il se généralise au lieu de se limiter à un dispositif technique d’appoint du cours, le distanciel est destructeur du lien social, affectif et psychique entre étudiants, et du lien entre étudiants et enseignants. A quel degré d’aveuglement technologique sommes-nous parvenus pour croire ou prétendre que la connexion puisse se substituer au lien ?

Que les pouvoirs publics le reconnaissent enfin : à l’instar de l’hôpital pour ce qui relève du soin, étudiants et enseignants subissent une « situation d’enseignement dégradé ». Comment évaluera-t-on la baisse de qualité des formations dispensées pendant ces deux années noires ? En mesure-t-on à moyen terme les conséquences chez les enseignants, les juristes ou les scientifiques de demain ? Les inégalités de traitement avec les Grandes écoles et les Classes préparatoires, inégalités sociales déjà considérables en début de cursus, se creusent encore et laisseront des traces durables. Sans dénier l’ampleur de la menace sanitaire, il s’agit de penser dès maintenant un plan ambitieux de soutien aux universités à destination des étudiants les plus fragiles, durant le confinement. Mais il s’agit aussi de préparer la sortie du confinement par des mesures fortes pour compenser le déficit de formation : recrutement de personnels enseignants formés et titulaires, généralisation de dispositifs de soutiens pédagogiques et technologiques, multiplication des groupes de TD pour renforcer la cohésion des promotions. Notre société se doit, pour son avenir et pour ses jeunes, de rattraper le temps perdu. Le défi est de taille. Mais y a-t-il seulement une volonté politique de le relever ? Le silence et l’absence du Ministère sur ces questions sont assourdissants : aurait-il lui aussi basculé « en distanciel » ?

Pascale Chiron, Université de Toulouse Jean-Jaurès

François Claquin, Université de Nantes

Olivier Leplatre, Université de Lyon 3

Bénédicte Louvat, Sorbonne université

Philippe Maupeu, Université de Toulouse Jean-Jaurès