Essai
Nouvelle parution
R. Mahieu, L'Esprit de l'escalier ou les degrés du savoir

R. Mahieu, L'Esprit de l'escalier ou les degrés du savoir

Publié le par Marion Moreau

Raymond Mahieu, L'Esprit de l'escalier ou les degrés du savoir

Amsterdam : Rodopi, coll. "Faux Titre", 2010

164 p. 

Prix : 33EUR 

EAN : 9789042029835

Présentation de l'éditeur :

De tous les espaces de la demeure que la fiction dite réaliste représente, l'escalier est sans doute le moins investi par l'écriture : sa présence dans le texte, qui donne parfois lieu à une description élaborée, se limite le plus souvent à une mention très discrète. Or, il se trouve que les degrés, conduisant d'un étage à un autre, peuvent mener conjointement d'un état à un autre, et, davantage, à la perception d'une mutation. Encouragée en cela par la solitude qui règne fréquemment dans ce lieu, ou, différemment, par les particularités, physiques ou psychologiques, des rencontres qui à l'occasion s'y produisent, la conscience est susceptible d'accéder ici à un mode original de cognition, qu'elle n'aurait pu élaborer ailleurs : acquisition peut-être imprévue d'un savoir nouveau, dans laquelle l'orientation du mouvement – vers le haut, vers le bas – intervient de façon prépondérante.

Relu dans cette perspective, le roman français du XIXe siècle, dont un important échantillonnage constitue le corpus de cet essai, en acquiert comme un surcroît d'intelligibilité. Les aventures de l'esprit dans l'escalier ne bouleversent pas notre appréhension de cette littérature du sujet triomphant, mais elles l'affinent sans doute. Elles permettent, aussi, de retrouver, dans les évolutions de cette thématique, le mouvement d'une histoire de la fiction romanesque, voire de l'Histoire elle-même.

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Jean-Louis Cornille (Université du Cap)  a fait parvenir à Fabula cette note de lecture à propos de ce livre :

Au cours des trente dernières années, les diverses procédures de spatialisation romanesque ont été abondamment analysées et commentées, en particulier dans le roman réaliste du dix-neuvième siècle. L'ensemble du patrimoine architectural français transmis par voie littéraire a été dûment catalogué ; la plupart des salons aristocratiques, des demeures bourgeoises, jusqu'aux intérieurs des fermes et des cités ouvrières ont été mises sens dessus dessous par d'éminents critiques soucieux d'en inspecter les moindres recoins. Dans leur effort de tout répertorier, il paraîtrait cependant qu'un lieu a échappé à leur vigilance. Il est vrai que ce lieu est moins un endroit qu'un envers, ou du moins que c'est un lieu de transition, de pur passage, un entre-deux dans lequel souvent d'ailleurs une inversion s'opère. Il s'agit de l'escalier. Et de son esprit. Car l'escalier, qui peut essouffler lorsqu'on en escalade les marches, est aussi affaire d'esprit lorsqu'on en descend les marches : en ce lieu s'opère un savoir – souvent avec un peu de retard, comme l'indique l'expression consacrée (un « Voilà ce que j'aurais dû dire », murmuré en lui-même par le héros dépité).
Avec la récente parution de L'esprit de l'escalier ou les degrés du savoir, ce dernier recoin livre enfin tous ses secrets. Une lacune est ainsi comblée, à votre corps défendant, peut-être. Car sans doute n'y avez-vous vous-même jamais prêté attention. Un esprit plus espiègle pourrait vous dire qu'en lisant cet ouvrage aux degrés savamment mesurés, vous apprendrez tout ce que vous n'avez jamais voulu savoir sur les escaliers sans oser le dire pour autant. L'auteur, Raymond Mahieu, n'en fait aucun secret, il le professe d'emblée : il ne parlera pas de ces escaliers impossibles (à la Piranèse, à la Duchamp) qui ne mènent nulle part ou se contorsionnent indéfiniment ; ni de ceux, en perspective plongeante, dont le cinéma ou la photographie ont, plus récemment, fait leur délice. Non, ce qui l'intéresse ce sont ces escaliers discrets dont le roman du dix-neuvième siècle a fait si souvent un usage circonstancié : ceux qui ne font pas le moindre bruit, qui craquent à peine quand on les emprunte, mais qui néanmoins jouent, du seul fait d'être nommé, un rôle prépondérant.
Suivons le guide (non pas le concierge). En bon stratège, l'auteur vous fera d'abord visiter les lieux de loin, pour bien vous convaincre de la relative inexistence d'escaliers dans le vaste corpus romanesque du dix-neuvième siècle qu'il a consulté et qui comprend aussi bien les grandes oeuvres que des ouvrages de bas-étage. Malgré leur souci de faire vrai, de n'omettre aucun détail, les romanciers réalistes, tels ces architectes que Flaubert fustige, auraient-ils donc à leur tour oublié « toujours l'escalier des maisons » ? Raymond Mahieu ne le concède que pour aussitôt se rebiffer : c'est bien parce qu'il y en a qu'on ne les voit guère. Un peu d'attention soutenue suffira pour les faire surgir : et lorsqu'ils apparaissent, c'est toujours pour exprimer ce qu'aucun autre lieu n'aurait pu nous révéler. Nous revisitons ainsi diverses cages d'escalier, de Balzac à Barbey d'Aurevilly, en passant par Mérimée, Stendhal, Hugo, Verne, Zola aussi ; du beau monde, car étrangement ce sont les textes les plus canoniques qui aménagent les scènes d'escalier les plus remarquables (cependant, il en est peu chez Flaubert, qui, comme on pouvait s'y attendre, en pervertit le fonctionnement).
Lieu de passage, de transition, de transformation aussi : au bout du compte, que l'on monte ou qu'on descende, c'est toujours du savoir qui s'élabore dans l'escalier. Le haut et le bas, certes, sont d'importantes distinctions dans l'organisation de l'espace, et leurs répercussions sociales sont évidentes ; mais l'auteur prend bien soin de ne pas s'engluer dans une symbolique de la verticalité ; les règles auxquelles obéissent les représentations de l'escalier sont avant tout romanesques. Non moins, la distinction entre espaces public et le privé semble inéluctable, mais à nouveau, l'escalier a l'avantage de les mettre en contact, avec tous les empiètements possibles. Les distinctions s'estompent d'autant plus facilement que nous sommes ici dans un espace où règne une pénombre d'où finit cependant toujours par émerger une certaine connaissance.
L'esprit d'escalier convient tout à fait à l'écrivain : plus d'un s'est mis à écrire précisément parce qu'il n'avait pas la réplique immédiate, et que celle-ci ne lui était venue qu'avec un certain retard, en un différé propre à la réflexion littéraire. De l'escalier, on n'a donc que trop tardé à parler : et c'est donc par esprit d'escalier encore qu'il se trouve enfin quelqu'un pour nous le décrire sous tous ses aspects. Ce savoir sur l'escalier est amené graduellement : l'auteur ne saute aucun degré. Ce n'est en effet pas la moindre vertu de cet ouvrage que d'avoir été conçu avec toute la prudence que requiert une approche méthodique et approfondie, caractéristique des années soixante-dix, mais qui, ces jours-ci, fait si souvent défaut dans les ouvrages critiques, conçus un peu à l'emporte-pièce, en sautant les marches, en brûlant les étapes, bref en dévalant quatre à quatre les degrés successifs du savoir.


Jean-Louis Cornille